Écran noir. Inconsolable, une voix agrippe le spectateur. Ce pourrait être un poème en prose, ou un monologue. L’oreille intriguée, reste l’œil. Dans Le Silencieux, fiction de 15 minutes d’Oussama Azzi qui a déjà quelques courts-métrages au compteur, le cinéma se sent davantage chez lui. Il y connaît aussi bien ses élans que le haut vol d’un pigeon cadré en plongée.

Il n’y a pourtant pas plus d’héros que de personnes à sauver. Juste un ancien soldat, las d’une guerre qu’on n’a pas vu démarrer. Le film sortant du noir, un mouvement de caméra embarquée s’amorce ; le travelling latéral s’amplifie, on n’a pas eu le signal du départ que déjà on est emporté. Oussama Azzi joue bien de l’immersion. Sur le terrain, on n’affronte pas l’ennemi à visage découvert, on l’entend dans les crachements des mitrailleuses, les explosions d’obus, sans jamais discerner l’arme qui frappe de loin. L’action se resserre au maximum. La dramaturgie intérieure du soldat, campé par Hatem Karoui, fait  ressentir ce que c’est que d’être traumatisé. Le soldat n’a pas seulement fait la guerre ; touché au pied, il l’a aussi subie. Hanté par des souvenirs mal déglutis, il retourne à sa maison isolée pour désenfouir ses lettres. En accompagnant la mémoire sur la piste de ce trauma, Le Silencieux joue à plein la carte de la psychologie.

On pouvait sans doute craindre la fausse bonne idée. Mais il y faut mille prudences. Le premier soin de la caméra est d’installer le théâtre des opérations. Le décor est ici, économie du tournage aidant, entièrement naturel. Et la reconstitution, qui aurait les couleurs du passé, ne vise pas à dater les choses, à les inscrire dans un contexte historique ; elle joue plutôt en résonance avec trois temporalités propres et le découpage qu’elles impliquent. Entre le passé de la guerre et le présent du ressouvenir, vient s’intercaler le temps mental de l’introspection qui s’étoffe de chair poétique au fur et à mesure que la voix off du monologue revient, presque à intervalles réguliers. La diction, comme détimbrée par la lassitude, s’accomode parfois de quelques haltes.

Fiction à la première personne, Le Silencieux est un film sans contrechamp. La part d’obscurité qu’Oussama Azzi réussit à restituer autour de son protagoniste, le mure dans un silence immuable. Le deuxième soin de la caméra est d’accompagner ce silence lorsque la hantise de la perte devient insupportable. C’est que la guerre a porté au soldat un autre coup, plus terrible : à peine marié, le voilà veuf. En contrepoint au monologue qui ne cesse de ressasser, de se retourner sur lui-même, la caméra suggère ici plutôt qu’elle n’assène : elle nous montre la robe de la mariée, étalée sur le lit. Ni héros ni martyr, anonyme et inconnu, le soldat ne témoigne que pour lui. C’est de l’humanité la plus désolée, invisible ou manquante, qu’il se fait écho, nous glissant en chemin mille choses sur la solitude, l’amour, la guerre et le mal.

Ces vérités-là, Le Silencieux a choisi de les dire par une mise en scène polarisée. En intérieur, la caméra est centripète : elle attend avec une application feutrée, et ne quitte le soldat que pour faire entrer le décor dans son jeu. Mais là où elle se fait centrifuge, c’est lorsqu’elle s’efforce d’aérer ses cadres. Entre ces deux mouvements, intervient le montage parallèle pour greffer l’une sur l’autre deux suites de plans, presque aussi courts que les flash-back. Le tout est organisé en fonction du repli traumatique du soldat, dont les images mentales viennent ouvrir un espace décollé du réel, trempé dans le noir et blanc et entièrement rangé au service du monologue. Il n’en fallait pas moins pour que la mise en scène épouse, sur le rythme de ce va-et-vient, le battement d’un cœur encore en vie.

On peut s’interroger sur le bilan des opérations. Le film nous murmure qu’il n’y a pas plus de guerre ignoble que de guerre vertueuse. Il y a la guerre, la guerre tout court et son indéfendable ignominie. On ne saurait pourtant limiter le film à son propos. Les bonnes intentions sont comme les bons sentiments ; et il arrive qu’elles ne fassent pas plus de bons films que ceux-ci une bonne littérature. Le Silencieux n’évite pas ces écueils ; mais bien que l’oreille tente d’appuyer un peu trop le regard, la caméra d’Oussama Azzi prend de l’altitude, et le film avec, à l’image du haut vol du pigeon, libéré par le soldat qu’elle cadre en plongée. À quoi bon, dès lors, chercher la petite bête quand le bel élan du film balaie de telles maladresses ? Il est rare que le cinéma amateur nous offre pareil poème. Ne boudons donc pas notre plaisir. Il est rafraîchissant. Et c’est tant mieux.