La condamnation à un mois de prison de quatre mangeurs et d’un fumeur est injuste, méchante, abusive et inutile. Pas plus qu’un autre, je ne maitrise la langue des lois et encore moins l’argot de la jurisprudence. Quelques bribes, tout au plus, comme tout un chacun. Les chefs d’inculpation retenus contre ces personnes sont l’« atteinte aux bonnes mœurs » et « l’outrage public à la pudeur ». Je serais curieux de savoir d’où nous viennent ces notions et ce qu’elles recouvrent exactement dans notre législation.

Je trouve étrange en effet qu’un même article du code pénal sanctionne le fait de montrer ses fesses par la fenêtre et celui de manger ostensiblement en public durant le mois de ramadan. Du reste, est-ce de manger ou de fumer qui est puni ou de le faire dans un lieu public ? Quoi qu’il en soit, il semble fort douteux que le droit et le code pénal aient quoi que ce soit à voir avec cette décision de justice. Comme tout un chacun aussi, je sais que le droit est une matière extrêmement malléable, du chewing gum que mâchouillent les juges au gré de leurs humeurs si ce n’est des ordres qu’ils ont reçus. Seraient-elles formellement légales, ces condamnations demeurent toutefois injustes et ne sauraient elles-mêmes qu’être condamnées.

Que, dans la conjoncture actuelle, il y ait plus de policiers et de juges qui font du zèle dogmatique en tant que gardiens d’une foi que nos coutumes et nos traditions défendent heureusement bien mieux qu’eux, n’est en rien surprenant. Mais, à ceci près que désormais elles sont rendues publiques et – parfois – dénoncées, les injustices légales commises au nom de la religion ou des « bonnes mœurs », comme les récentes condamnations dont il est question ici, ne sont pas une chose nouvelle. Bien plutôt que l’application d’un plan démoniaque de nahdhaouisation ou de salafisation de la société, il faut surtout y voir l’expression de l’arbitraire policier et judiciaire, hérité de la dictature de Ben Ali.

Quand bien même, en effet, les juges concernés auraient agi comme médiateurs d’une volonté politique concertée, ils n’ont pu prendre les décisions qu’ils ont prises que dans la mesure où le système forgé par des décennies de despotisme policier et judiciaire leur en donne encore toute latitude. C’est cela, à mon avis, et non la question des libertés de conscience et de croyances, l’enjeu politique véritable et actuel de cette affaire.

Les mots d’ordre de la manifestation de la semaine dernière me paraissent, de ce point de vue, tout à fait problématiques. Dénoncer l’injustice qu’il y a à enfermer de braves garçons pour avoir mangé ou fumé en public est parfaitement justifié, exiger que de telles condamnations n’aient plus lieu l’est tout autant. Que l’on s’inquiète des réglementations de plus en plus tatillonnes que prend le ministère de l’Intérieur, en particulier pendant le mois de ramadan, au prétexte d’assurer le respect du jeûne et des jeûneurs, est une chose parfaitement louable. Du moins tant qu’il s’agit de protester contre la liberté policière qui est au fondement de notre Etat de droit policier. Mais, à lire les slogans et les arguments énoncés par les manifestants tels qu’en rend compte la presse, il semble qu’un autre esprit ait hélas dominé la manifestation. Les revendications les plus censées ont été associées à des slogans et des commentaires qui les ont intégrées dans une autre perspective qui, certes, tient plus de l’ambiance idéologique que d’une pensée élaborée. Cette perspective mêle une conception laïciste, pour le moins discutable, à une conception individualiste de la liberté individuelle qui considère, dans sa forme « radicale », que toute norme sociale qui fait violence à certains individus, à leurs désirs ou à leurs volontés, est un mal en soi.

Qu’on proteste contre l’arbitraire policier et judiciaire est une chose, qu’on le fasse au nom de la liberté de manger en public pendant le ramadan, de s’afficher une cigarette au bec, de jeûner ou de ne pas jeûner de façon ostensible, embrouille la question politique posée au lieu de la clarifier. Cela masque et obscurcit les enjeux réels que soulèvent ce type de condamnations tout autant que le recours qui peut être fait pour les justifier à l’article de la constitution qui octroie à l’Etat, cette machine bureaucratique et policière, le rôle de protecteur de la religion qu’il ne mérite assurément pas.

Nombre des slogans mis en avant par les manifestants semblent en outre moins s’opposer à l’omnipotence policière qu’à cette habitude, fortement enracinée historiquement et culturellement chez nous, que pendant le mois de ramadan l’espace public soit dédié aux jeûneurs. Tout un chacun, aussi bien en public que dans l’espace domestique, joue ainsi la comédie du jeûne s’il ne jeûne pas réellement. Et l’on feint d’y croire. Et c’est très bien ainsi. Remettre en cause cette règle tacite pour voir fleurir partout des restaurants et des cafés ouverts au ramadan me paraît être un combat douteux qui avilit plus qu’il ne renforce les libertés de conscience et de croyances. Il y a des choses que l’on ne fait pas en public comme il y a des choses qu’on ne fait pas devant son père.