On y est ! Le gouvernement tunisien a mis en application ses mesures d’austérité. Dans une interview sur l’accord conclu entre le gouvernement et le FMI, la ministre des Finances, Lamia Zribi, avait confirmé qu’au cours des négociations, il y a eu « un volet entier consacré à la politique monétaire », dont l’un des deux objectifs « concernait la valeur du dinar ». Elle a d’ailleurs parlé d’une tendance à la « dépréciation du dinar ». Mais quand le journaliste a évoqué le scenario d’un taux de change à 1 euro pour 3 dinars, la ministre n’a pas démenti cette hypothèse.

Imputée à Lamia Zribi par des médias en quête de buzz, cette perspective de la chute du dinar à un taux de 1 euro pour 3 dinars a plongé le système financier dans une vague de panique conjuguée à une frénésie spéculative : en l’espace de quelques jours, le dinar a perdu plus de 8% de sa valeur pour atteindre son taux le plus bas dans l’histoire, 1 euro pour 2,69 dinars. Les dirigeants de la Banque centrale se sont réunis en urgence et se sont fendus d’un communiqué pour tenter de calmer les esprits.

Mais qu’on ne s’y trompe pas, il s’agit bel et bien d’une politique de dévaluation. Le communiqué su FMI est assez explicite : « un durcissement de la politique monétaire permettrait de contrer les tensions inflationnistes, et une plus grande flexibilité du taux de change ». Cette décision est intervenue dans le cadre de la « revue du programme économique de la Tunisie », un accord entre les autorités tunisiennes et le FMI pour le déblocage de la deuxième tranche, de 308 millions de dollars, d’un crédit de 2,09 Milliards de dollars consenti en mai 2016.

A côté du gel des salaires et des recrutements dans le service public, de la réduction de la subvention de l’énergie et des produits de base, de la privatisation des entreprises étatiques déficitaires et de la réforme du système de protection sociale, c’est l’une des conditions draconiennes exigées par le FMI en contrepartie d’un fond de « soutien » à l’économie tunisienne, le mécanisme élargi de crédit (MEDC).

Les échecs des politiques de stabilisation du FMI

Si les dirigeants du FMI ont évoqué la dévaluation du dinar, c’est parce qu’ils considèrent que la monnaie tunisienne ne correspond pas à sa valeur réelle sur le marché du change. Celle-ci devrait refléter l’état des échanges extérieurs du pays. Dans le cas de la Tunisie, le solde de la balance commerciale affiche un déficit extérieur de 3.879 millions de dinars. Il s’est fortement dégradé, il a augmenté de 57% en l’espace d’un an (2.466 millions de dinars au premier trimestre 2016). Désormais, les exportations tunisiennes ne couvrent plus que 66% des importations, contre 74% au cours l’année précédente. Or, plus le déficit commercial de la Tunisie se creuse, plus le dinar devrait perdre de sa valeur.

D’après le programme de « stabilisation » du FMI, la dévaluation monétaire serait un mécanisme servant à rétablir l’équilibre de la balance commerciale.

En théorie, cette politique est censée freiner les importations et stimuler les exportations : la chute de la valeur du dinar devrait entrainer une hausse du prix de biens importés, ce qui se traduirait par une variation de la demande vers des produits de substitution locaux. En parallèle, cette chute de la valeur du dinar devrait entrainer une baisse du prix des biens exportés, ce qui se traduirait par une meilleure compétitivité des produits locaux sur le marché international. Ces deux effets combinés sont censés améliorer l’équilibre de la balance commerciale et stimuler l’activité économique.

En pratique, les politiques d’austérité du FMI ont été un échec par le passé et ont même prouvé des effets pervers sur certaines économies en difficulté : au lieu de stabiliser la crise, les mesures imposées par le FMI l’ont au contraire aggravée. C’était le cas dans les années 90 pour le Mexique, la Russie, le Brésil, l’Argentine et le Madagascar. Au lieu de stimuler l’activité économique, la politique de dévaluation monétaire a au contraire provoqué récession. Celle-ci étant causée par une importante hausse des prix et une baisse de la production.

Un ralentissement prévisible de l’activité économique

A court-terme, la dévaluation du dinar pourrait entrainer une hausse des prix à l’importation. Ceci aurait un impact direct sur les couts de production des entreprises tunisiennes : non-seulement la Tunisie est un pays importateur de pétrole et de gaz, mais son tissu industriel est très dépendant des importations en matières premières et en produits intermédiaires (composants industriels et autres). D’autant plus que la plupart des produits de substituions ne sont pas disponibles sur le marché local.

D’un autre côté, la dévaluation monétaire est généralement accompagnée d’une augmentation du taux d’intérêt. C’est d’ailleurs ce que vient d’annoncer la banque centrale dans son communiqué du 25 avril, son taux directeur va être augmenté à 4,75%. Cette tendance pourrait entrainer une hausse des charges financières et provoquer un recul du recours au crédit d’investissement.

La hausse cumulée de la facture énergétique, des charges financières et de la matière première aurait un impact désastreux sur le cout de production. Cela pourrait réduire l’impact de la baisse des prix à l’export et son effet sur la compétitivité des produits tunisiens sur le marché international.

Cette politique de dévaluation pourrait au final causer une dégradation de l’offre.

La dégradation du pouvoir d’achat en perspective

Certes, l’augmentation du prix des produits importés peut contraindre les catégories sociales moyennes et inférieures à se tourner vers des produits locaux. Mais en conséquence de l’augmentation des couts de production, les entreprises tunisiennes, qu’elles soient publiques ou privées, vont à leur tour être poussées à augmenter leur prix de vente. Cela engendrerait une accélération de l’inflation.

La hausse des prix à la consommation se traduirait directement dans le porte-monnaie des consommateurs tunisiens. Or l’autre condition imposée par le FMI a été le gel des salaires. Autant dire que ce serait une dégradation programmée du pouvoir d’achat des tunisiens, avec une précarisation supplémentaire des couches les plus défavorisées.

La politique de dévaluation monétaire pourrait donc causer un recul de la consommation.

Nous avons procédé à une analyse comparative entre la Tunisie et la France, d’un caddy contenant les courses d’une semaine pour une famille moyenne, dans la même enseigne d’hypermarché.

Pour donner un aperçu de la dégradation du pouvoir d’achat en Tunisie, l’étude montre que le caddy français coûte 71% plus cher que le caddy tunisien (220,079 DT contre 128,768 DT), alors que le SMIC français est neuf fois plus important que le SMIG tunisien (3.010 DT contre 338 DT) ! Certains produits sont même plus chers en Tunisie qu’en France. C’est notamment le cas des bananes, du yaourt nature, du chocolat au lait, de l’huile végétale et du café, subventionnés par l’Union européenne.

Il ressort également de ce comparatif que les prix les moins chers sont disponibles dès les petits formats en France (pack de 6 œufs, 12 portions de fromage à tartiner, 300 grammes de lessive en poudre, etc.), alors qu’en Tunisie, la majorité des premiers prix ne sont disponibles que pour les grands formats (bidons de 5 litres d’huile, boite de thon de 1 kg, 80 portions de fromage à tartiner, etc.). Et ces derniers représentent une dépense considérable pour les couches défavorisées, incompatible avec le budget hebdomadaire.

Si le gouvernement tunisien envisage également de céder par rapport au FMI sur la question de la réduction des subventions de l’énergie et des produits de base, la dégradation du pouvoir d’achat sera encore plus sévère. Car parmi les produits importés par la Tunisie, on trouve le blé, l’orge, le sucre et les huiles végétales.

Limiter la casse avec des mesures d’accompagnement

Au cours des dernières décennies, les politiques de dévaluation monétaires dictées par le FMI ont montré leurs limites. Leur impact sur l’équilibre de la balance commerciale a été assez mitigé, pour une raison assez simple : il s’agit de programmes de « stabilisation » standardisés qui ne prennent pas en compte des crises économiques dont la complexité varie d’un pays à l’autre, d’une part, et de la particularité du tissu économique de ces pays, d’autre part.

Au lieu d’engager un moratoire sur la dette odieuse, ou de rapatrier les fonds détenus à l’étranger par le clan du dictateur déchu, le gouvernement tunisien a décidé de s’engager sur la voie de l’endettement. Il a signé avec le FMI un certain nombre d’engagement contraignants. Cependant, à quoi cela servirait d’imposer des mesures d’austérité sans opérer des reformes structurelles capables d’agir sur les facteurs économiques à l’origine de cette politique austérité. En l’absence de réformes, la Tunisie risque de se retrouver dans cercle vicieux semblable à celui connu par les économies sud-américaines dans les années 90.

Même si théoriquement la récession est limitée dans le temps, il est important de limiter l’impact négatif de la dévaluation à la fois sur l’activité économique et sur la consommation. Pour cela, un certain nombre de mesures d’accompagnement devraient être mises en place : le maintien de la subvention de l’énergie et des produits de première nécessité pour limiter l’inflation, un appui sectoriel pour les activités les plus sensibles au taux de change, une dynamisation de la production à forte valeur ajoutée pour renforcer la compétitivité des produits tunisiens, etc.