Le système tunisien de protection sociale a vu le jour durant les années 60. C’est un système par répartition, il  est basé sur le principe de la solidarité intergénérationnelle : c’est les actifs qui financent la pension des retraités. L’âge légal de départ à la retraite est de 60 ans, avec une exception de 55 ans pour les métiers pénibles. La durée minimum de cotisation est de dix ans.

Les deux principales caisses qui assurent la gestion des régimes sociaux sont sous la tutelle de l’Etat. Il s’agit de la Caisse Nationale de Sécurité Sociale (CNSS) et de la Caisse Nationale de Retraite et de Prévoyance Sociale (CNRPS). La première gère la couverture de plus de 2 millions de travailleurs du secteur privé, tandis que la deuxième assure plus de 700.000 travailleurs du secteur public.

Un déficit structurel à la charge du contribuable

Excédentaire jusqu’à la fin des années 90, le système de protection sociale connaît aujourd’hui un grave déséquilibre financier. Celui-ci est apparu à partir de 2005 pour la CNRPS, et à partir de 2006 pour la CNSS.

L’analyse des résultats financiers des deux plus importantes caisses sociales du pays affiche une tendance négative : non seulement le déficit se confirme au fil des années, mais il croît de manière exponentielle.

En l’espace d’une décennie, le déficit de la CNSS a été multiplié par sept (passant 68 millions de dinars en 2006 à 470 millions de dinars en 2016), et celui de la CNRPS a été multiplié par quatorze (passant de 38 millions de dinars en 2006 à 529 millions de dinars en 2016).

D’autant plus que les réserves constituées durant les périodes fastes, ont été entièrement épuisées. Alors que selon les critères internationaux, celles-ci doivent couvrir 36 mois d’activité.

Alors que la CNSS et la CNRPS bénéficient d’une garantie de solvabilité de l’Etat, leur viabilité économique est compromise même à très court-terme, ce qui pèse lourdement sur les finances publiques : 300 millions de dinars en 2016, et 500 millions de dinars en 2017 ont été alloués pour combler leur déficit. Ces injections constituent désormais l’unique moyen d’assurer la continuité des services aux assurés.

Les problèmes de liquidités ont entraîné une forte dégradation du rendement des caisses sociales, notamment au niveau du délai de paiement des pensions. Cette situation s’est à son tour répercutée sur l’activité de Caisse Nationale d’Assurance Maladie (CNAM). Celle-ci ne perçoit plus qu’une fraction des cotisations qui lui sont dues par la CNSS et la CNRPS, ce qui handicape considérablement son mécanisme de remboursement (hôpitaux, cliniques, pharmacies…). Les citoyens en ont fait les frais avec la récente rupture de la formule du tiers-payant, liant les pharmaciens à la CNAM. Depuis le 10 octobre 2016, les assurés sont obligés de payer l’intégralité de leur ordonnance médicale auprès des pharmacies.

Sans réformes, le déficit des caisses sociales continuera à se creuser, il atteindra « 4,6 milliards de dinars d’ici 2020 » avait estimé Ahmed Ammar Youmbaï, ministre des Affaires sociales du gouvernement Essid.

L’immobilisme face aux mutations démographiques

Pourtant ce déficit était prévisible. Les statistiques et les études démographiques étaient disponibles, et l’évolution de la structure démographique du pays était perceptible d’une décennie à l’autre.

  • Une chute de la fécondité : avec le planning familial, l’urbanisation et l’évolution professionnelle des femmes, l’Indice Synthétique de Fécondité a été divisé par trois en moins de deux générations. Il est passé d’une moyenne de 6.44 enfants en 1970 à une moyenne de 2.4 enfants en 2015.
  • Un allongement de l’espérance de vie : avec l’amélioration des conditions de vie et de la qualité des soins, les tunisiens vivent en moyenne 24 ans plus longtemps que leurs grands-parents. L’espérance de vie est passée de 51 ans en 1970 à 75 ans en 2015.
  • Un vieillissement de la population : la part des personnes âgées dans la population a augmenté de façon régulière au cours des 45 dernières années. La catégorie des plus de 60 ans a doublé, elle est passée de 2% en 1970 à 11.7% en 2015.
  • Une augmentation du nombre de retraités : Alors qu’ils étaient 700 en 2000, les retraités de la CNSS ont atteint le nombre de 637.663 en 2014. Ceux de la CNRPS sont passés de 91.822 à 204.706 au cours de la même période. Selon Kamel Maddouri, directeur général de la sécurité sociale au ministère des Affaires sociales, « le nombre des pensionnés a augmenté de 5% contre 2.5% depuis les dernières décennies». En conséquence, les pensions de retraite ont connu une croissance exponentielle.

Ces mutations se sont traduites par une dégradation du rapport démographique (le nombre de travailleurs actifs pour un retraité), principal indicateur sur lequel repose l’équilibre du système par répartition. Selon la même source, celui-ci « s’est considérablement réduit, passant de 7 actifs [pour un retraité] en 1976 à 2.39 actifs aujourd’hui ». Or pour maintenir leur capacité de financement des pensions de retraite, la CNSS et la CNRPS nécessitent un minimum de quatre actifs pour un retraité. Désormais, les cotisations du secteur public au titre des retraites ne couvrent plus que 86% des pensions de la CNRPS, et ce taux va se dégrader au fil des années.

La situation des caisses sociales s’est davantage détériorée avec la vague de départ à la retraite des travailleurs qui ont été embauchés avec l’industrialisation du début des années 70. Après 35 ou 40 ans de cotisation, c’est à partir de 2010 que la cohorte de retraités de cette génération a commencé à grossir les rangs des pensionnés.

Les avantages du régime de retraite

Le régime de retraite tunisien est plus avantageux que celui de la plupart des pays de l’OCDE :

  • Le calcul des pensions : il se fait sur la base du dernier salaire ou du salaire le plus élevé perçu par le cotisant. Alors qu’en général, cela se fait soit sur la base du salaire moyen de l’ensemble de la carrière, soit sur le salaire moyen des dix dernières années d’activité.
  • Le Taux de remplacement : après 30 ans de service, un retraité a le droit de toucher une pension qui peut atteindre un maximum de 80% de son salaire de référence. Alors que la moyenne des pays de l’OCDE s’établit à 54% du salaire moyen.
  • Le système de péréquation : les pensions de retraite sont indexées sur le salaire des actifs. Lorsqu’un corps de métier bénéficie d’une augmentation, celle-ci se répercute automatiquement sur la pension de ses retraités. Cela concerne aussi bien les salaires que les nouvelles indemnités (primes de risque, etc…). Alors qu’en France, l’augmentation des pensions de retraite est indexée sur l’inflation.
  • Le système de bonification : certains corps de métier (sécurité intérieure, protection civile et métiers pénibles) bénéficient d’une majoration qui s’ajoute au calcul de leur pension de retraite, notamment les années d’ancienneté.

Dans certains cas ou ces avantages sont cumulés, la pension de retraite peut être plus importante que le salaire de base.

Caisses ou banques sociales ?

A défaut de fructifier les bénéfices accumulés jusqu’aux années 90, la CNSS et la CNRPS ont pratiquement été utilisées comme des banques : au profit de l’Etat qui s’en est constamment servi pour combler ses budgets, mais également en ouvrant les prêts sociaux aux cotisants. Sur la période 2000-2014, ces prêts (acquisition de voiture, logement, personnel ou universitaire) ont atteint un total de 506 millions de dinars pour la CNSS et 761 millions de dinars pour la CNRPS.

Sous l’ancien régime, l’Etat a également choisi d’investir des sommes colossales dans un parc immobilier à usage social. Ces logements sociaux n’ont pas été attribués uniquement sur la base de critères sociaux. Des hauts fonctionnaires de l’Etat, pistonnés, en ont largement bénéficié. Il s’agit d’appartements S+3 et S+4 situés dans des zones résidentielles, avec un loyer deux à trois fois moindre que le prix du marché.

Au vu de l’évolution des revenus de ces logements sociaux de la CNRPS, il se dégage une tendance anormalement stable : les loyers perçus au titre des années 2000 et 2010 sont du même montant, 4.3 millions de dinars. Sachant que le marché de l’immobilier prend de la valeur d’une année à l’autre, spécialement en Tunisie, ces revenus auraient dû au minimum doubler en l’espace de dix ans. Non seulement ce parc immobilier est très peu rentable, mais il risque de constituer une charge pour l’Etat dans un avenir proche : les loyers perçus pourraient ne plus suffire pour combler des frais d’entretien de plus en plus lourds à gérer.

Les défaillances en termes de recouvrement

La fraude à la sécurité sociale a pris de l’ampleur. Ce phénomène vient à son tour alimenter le déficit de la CNSS. Il s’agit d’une sous-déclaration de la masse salariale, la fraude concerne aussi bien le montant des salaires (15.6% en moyenne) que le nombre de salariés (23.8% en moyenne).

Le dispositif de contrôle de la sécurité sociale est assez limité. Pour Leïla Naija, directrice du recouvrement et du contrôle à la CNSS, cette mission s’avère « difficile pour la Caisse qui compte à peine 300 contrôleurs pour 120 mille employeurs […] Si on arrive à contrôler 10% des employeurs, c’est déjà bien ». D’autant plus que les autorités n’ont à leur disposition aucun moyen pour contrôler les contrôleurs de la CNSS.

En 2014, les créances de la CNSS avaient atteint 800 millions de dinars, dont des pénalités de retard qui remontent aux années 90. Une bonne partie de ces créances serait carbonisée, elle concerne des personnes décédées et des entreprises en faillite. A titre d’exemple, le RCD dissout doit à la CNSS 63 millions de dinars.

L’importance du secteur informel

L’équilibre financier des caisses sociales a également été affecté par la prolifération de l’économie informelle. Une étude du Centre de recherche et d’études sociales (CRES) a révélé que « en 2015 l’emploi informel représente 32.2% de la population active occupée, soit 1.092.000 travailleurs informels ». Une sous-affiliation qui handicape le volume des cotisations. Pour Mohamed Trabelsi, ministre des Affaires sociales, « le tiers des travailleurs tunisiens n’est pas couvert par la sécurité sociale. Conséquence : le manque-à-gagner pour l’État s’est élevé à près de 500 millions de dinars ». Soit l’équivalent du déficit de la CNSS.

Les caisses sociales à l’horizon 2050

Une étude du Center for research on pensions and welfare policies (CERP) publiée en décembre 2008, révèle une déformation de la pyramide des âges à l’horizon 2050, avec un triplement du taux de dépendance des personnes âgées.

S’agissant des perspectives d’évolution du régime de pensions, le CERP estime que « Ce rapport [démographique], et en raison du vieillissement des populations, diminuera inévitablement et entraînera soit une hausse dans les taux de cotisations, pour équilibrer le système financier de pension jusqu’à des niveaux socialement inacceptables, soit une baisse dans les taux de remplacement, se traduisant par des systèmes moins généreux versant moins de prestations ».

Le centre de recherche finit par conclure que « le vieillissement inévitable de notre population sera désormais un fait auquel il faut se préparer. Lorsque le système est financé par répartition, alors une modification de la structure par âge de la population dans le sens d’un vieillissement accru, constituera une menace même à la survie du régime de pension ».

L’étude menée par le CRES se projette quant à elle sur l’équilibre financier des caisses sociales. Concernant la CNRPS, il estime que « A législation constante, le niveau de déficit [de la CNRPS] atteindra des niveaux démesurés en 2050, soit 25 600 MD ». Quant à la CNSS, l’étude révèle que « en l’absence d’une réforme structurelle des régimes, le déficit sera porté systématiquement à des niveaux dramatiques, soit 35 800 MD en 2050 ». Autrement dit, le déficit cumulé des deux caisses atteindrait 130% du PIB actuel.

Le programme de réforme

En janvier 2013, des négociations tripartites (Gouvernement/UGTT/UTICA) ont permis la signature d’un contrat social sur la réforme du régime de retraite. D’après le Programme national des réformes majeures 2016–2020, les priorités de cette réforme sont le prolongement volontaire de l’âge de départ à la retraite à 62 ans, la révision des paramètres de liquidité des pensions, la révision des modalités de réévaluation des pensions, la diversification des sources de financement et l’amélioration de la gouvernance du système.

Concernant le prolongement de l’âge de départ à la retraite, le député du bloc El Horra, Souhail Alouini estime que « cette question va diviser l’opinion. En ce moment nous avons 620 mille chômeurs, dont 240 mille jeunes diplômés. Quel serait leur sort si on ne recrute pas les jeunes et qu’on garde les personnes âgées en activité. Je trouve que ce sont des solutions temporaires et qu’il est temps de penser à de grandes réformes ».

Le CERP est également de cet avis. Selon son étude, « une réforme paramétrique, tel qu’une hausse dans les taux de cotisation ou un allongement de l’âge de départ à la retraite sont difficile à mettre en œuvre pour résoudre le problème du déséquilibre financier […] Une réforme systémique de nos régimes de pension s’impose ». Il préconise le passage vers un régime de pensions de retraite combiné, fonctionnant à la fois par répartition et par capitalisation, en s’inspirant des modèles allemand et suédois.

Un aspect important du régime de retraite n’a pas été pris en compte dans les priorités du programme de réforme. Il s’agit de son aspect inégalitaire envers les catégories sociales les plus démunies. A suivre.