Il y a de cela quelques semaines, on s’en souvient probablement, j’en avais d’ailleurs parlé ici-même, la présidente de l’IVD avait saisi l’opportunité de la guerre de Bizerte pour dénoncer les crimes coloniaux et exiger réparation. La visite qu’elle a effectuée ce 24 février à Tataouine, en compagnie d’autres responsables de l’Instance, procède semble-t-il de cette même volonté : mener l’enquête, collecter des informations, recueillir des témoignages concernant les exactions commises par la France dans cette région, en 1955, sous l’autonomie interne donc, et en 1956, l’indépendance étant déjà acquise. L’armée française, toujours présente dans les zones frontalières, pourchassait alors ceux qu’elle désignait comme « néo-fellagha », des combattants nationalistes peu ou prou liés à la mouvance yousséfiste, coupables aux yeux de la France de contester le leadership bourguibien et surtout d’être en relation avec le FLN algérien et l’Egypte nassérienne.

Ces héros oubliés, honnis également par Bourguiba qui avait en outre pour eux le plus grand mépris, ont été comme on le sait extirpés de l’histoire nationale malgré leurs sacrifices et leur martyr. Comme l’a rappelé Sihem Ben Sedrine, qui œuvre à leur réhabilitation, aucun effort ne fut fait par les autorités indépendantes pour retrouver leurs restes dispersés dans les montagnes, leur donner une sépulture décente et encore moins pour rendre hommage à leurs luttes. Comme d’autres régions considérées comme rebelles ou indignes de la « tunisianité », la région de Tataouine, a-t-elle souligné encore, est demeurée depuis l’indépendance un territoire de seconde zone, ostracisée et abandonnée par le pouvoir.

Les souffrances coloniales endurées par les habitants de Tataouine seront exposées le 24 mars prochain en séance d’audition publique. Les prérogatives de l’IVD ne permettent certes pas de faire le bilan des crimes de la colonisation depuis l’instauration du protectorat. La frontière entre le moment historique de l’occupation coloniale et celui de l’indépendance, appelée improprement post-colonial, n’est cependant pas étanche, loin de là. La condamnation des interventions militaires et policières françaises en Tunisie aux lendemains du 20 mars 1956 – quand bien même elles ont été l’objet d’accords plus ou moins secrets avec les nouvelles autorités tunisiennes – et l’exigence de réparations, devraient constituer une sorte de préliminaire à ce que l’ensemble de la politique coloniale française soit mise au banc des accusés.

L’audition publique du 24 mars mérite donc une mobilisation exceptionnelle de toutes les forces politiques qui considèrent qu’il est temps d’en finir une fois pour toute avec le négationnisme historique de la tradition bourguibienne – et française – et de tous ceux qui sont convaincus que la question des réparations n’est ni anachronique ni réductible à un simple « pardon » qui ressemblerait fort aux excuses timides d’un mari brutal à une épouse dépossédée et copieusement battue. Le combat pour les réparations est bien plus que cela ; il constitue, pour nous comme pour d’autres, l’un des leviers d’une lutte décoloniale toujours inachevée.

Cette mobilisation aux côtés de l’IVD est particulièrement importante dans la conjoncture immédiate. La question des crimes coloniaux s’est imposée en effet comme l’un des thèmes de la campagne présidentielle française, lié de fait avec celui du racisme et plus spécifiquement de l’islamophobie. Il n’y a nulle contingence dans les propos tenus le 15 février dernier par l’un des principaux candidats à l’Elysée, l’ancien ministre de l’économie de François Hollande, Emmanuel Macron, qui a ainsi déclaré sur une chaîne de télévision algérienne : « La colonisation fait partie de l’histoire française. C’est un crime, c’est un crime contre l’humanité, c’est une vraie barbarie et ça fait partie de ce passé que nous devons regarder en face en présentant aussi nos excuses à l’égard de celles et ceux envers lesquels nous avons commis ces gestes ». C’est, il faut le noter, la première fois qu’un responsable politique présidentiable ose faire une telle déclaration, en pleine campagne électorale, de surcroît. On se doute qu’elle a provoqué un tollé y compris au sein des forces de gauche, attachées au dogme républicain. Or, Macron n’est pas un aventurier, il ne dit pas n’importe quoi, loin de lui toute tentation gratuitement provocatrice. Nul doute qu’il a pensé en politique de tel propos.

On sait bien que ce genre de politiciens sans scrupule font feu de tout bois lorsqu’il s’agit de gagner des électeurs  (et, soit dit en passant, l’un des acquis de notre révolution – je le dis sans ironie – est bien que ce type de jeunes arrivistes ne soit plus obligé d’en passer par le parti unique pour arriver). On se rappelle d’ailleurs que quelques mois plus tôt, en novembre 2016, ce même Macron avait pourtant affirmé dans l’hebdomadaire Le Point qu’en Algérie, «  il y a eu la torture, mais aussi l’émergence d’un Etat, de richesses, de classes moyennes, c’est la réalité de la colonisation. Il y a eu des éléments de civilisation et des éléments de barbarie  ».  On peut aussi évoquer son soutien non masqué à la colonisation de la Palestine, tout aussi barbare que les autres entreprises coloniales. Il n’en demeure pas moins que si, devant les caméras algériennes, il a pris le risque de briser l’un des tabous de la République, si, toujours en pleine campagne électorale, contestant le sectarisme laïciste à l’encontre des musulmans, il est allé à contre-courant de l’opinion sans doute majoritaire en France, c’est bien qu’il est conscient que dans les rapports de forces actuels, les populations issues de l’Empire français pèsent d’un poids politique grandissant malgré le rejet et les discriminations croissantes dont elles sont l’objet. Il est vraisemblable aussi que ce libéral adopte ce type de positionnements pour jouer de la crise d’un champ politique français mis à mal par le caractère désormais vaporeux du clivage gauche-droite qui le structure depuis longtemps.

Bien sûr, il ne faut pas accorder plus d’importance qu’elles n’en ont à des stratégies de campagne et encore moins d’attendre d’un Macron président, pur produit de l’ENA et de la banque, c’est-à-dire aussi du colonialisme français, qu’il mène une politique autre sur les plans qui nous intéressent que celle de ses prédécesseurs. Il n’en est pas moins vrai que ses récentes déclarations, de par leur opportunisme même, attestent que les lignes bougent et que les conditions présentes en France ouvrent des opportunités pour faire avancer nos propres revendications concernant la politique impériale de la France, au moins le temps d’une campagne électorale et au-delà, il nous faut l’espérer, quel que soit le candidat élu. Encore faut-il que notre propre société et nos politiques les prennent en charge, c’est-à-dire admettent que l’exigence d’une reconnaissance des crimes coloniaux et de réparations est intimement liée à des enjeux qui peuvent sembler strictement internes à la Tunisie.