Jihed Najlaoui, 15 ans, de Tajerouine, est détenu depuis le 4 février 2016 au centre de rééducation de Medjez el Bab. Il suivait une formation professionnelle au Kef pour devenir technicien en climatisation. Ses frères, Aymen, 17 ans, ouvrier et Ragheb, 21 ans, bachelier, sont en détention à la prison du Kef depuis la même date. Tous les trois sont les plus jeunes des 74 détenus de Tajerouine, accusés de vol d’un supermarché et de désobéissance civile suite à la vague de protestation consécutive à la mort de Ridha Yahyaoui à Kasserine. Les frères Najlaoui comparaissent aujourd’hui devant le Tribunal de première instance du Kef.

Nous sommes à Tajerouine, à 30 kilomètres des frontières algériennes. Sur l’avenue principale, dans une pizzeria, Jamila Najlaoui, 52 ans, mère de Jihed, Aymen et Ragheb, nous accueille. Elle travaille ici depuis l’arrestation de ses trois enfants pour 120 dinars par mois. « Le propriétaire nous a embauché, moi et Faten, la sœur d’un des détenus, pour nous aider à faire face aux charges des avocats et aux dépenses de la prison et des visites », explique Jamila. Ici, les gens manifestent une grande solidarité avec les détenus. Le 22 janvier 2016, des centaines de personnes sont sorties manifester contre le chômage, la pauvreté et l’absence de développement. Le jour même, le seul et unique supermarché du village est saccagé. « Tout le monde a fini par prendre quelques denrées pour ses enfants. Il n’y avait aucune sécurité pour empêcher les gens », témoigne Jamila.

Nous marchons vers la maison de Jamila. Sur la route, les gens nous interpellent pour témoigner et contester. « Au lieu de lancer des projets de développement, ils ont mis nos enfants en prison ! » s’indigne un homme âgé. Jamila nous montre le magasin dépouillé il y a un an. « Le directeur du magasin a retiré sa plainte et, de leur côté, les habitants ont fait une collecte d’argent pour compenser les pertes  ». Après les manifestations de l’hiver dernier, les habitants se sentent punis collectivement.

C’était un piège ! On nous a envoyé des casseurs pour voler le magasin. En même temps, les policiers ont complètement disparus. Les plus fortunés ont pris les caisses, l’électroménager et les télévisions. Ils sont en liberté et n’ont jamais été inquiétés par la justice. Les plus pauvres ont pris les papiers mouchoirs et les boîtes de conserve. Ils sont encore en prison. Nous sommes les maudits de ce pays ! Faten Boughanmi, 33 ans, soeur d’un détenu

Mohamed Boughanmi, 23 ans, frère de Faten, est au chômage « depuis toujours  ». « En prison, il a tellement été torturé qu’il a fini par citer le nom de notre père, décédé il y a 17 ans, dans la liste des présumés coupables que la police veut arracher à tout prix », ironise amèrement Faten. Derrière le supermarché, les maisons, entassées sur la terre boueuse, rappellent l’austérité. Les routes en chantier depuis des années et les quelques poteaux épars d’éclairage public rappellent la misère collective des habitants.

Nous arrivons chez Jamila. Dans le salon, elle montre deux canapés cassés par les policiers. « Une dizaine de policiers ont fait irruption dans la maison, alors que mes enfants regardaient la télé. Ils ont cassé les canapés et les chaises. Ils ont fouillé partout. Ils n’ont rien trouvé, alors ils ont confisqué quelques paquets de pâtes et 5 litres d’huile. Et depuis, je ne vois plus rien ! Ils ont enlevé les prunelles de mes yeux ! » s’offusque Jamila Najlaoui, avant d’ajouter : « Mes enfants souffrent énormément du froid. Lors des visites, leurs lèvres sont mauves à cause du froid et ils disent qu’ils ne mangent pas bien et qu’ils n’ont pas assez de couvertures. Quand je rends visite à Jihed, il me dit que je lui manque et que sa liberté lui manque. Et ça me déchire le cœur ! Un de mes autres fils a refusé de me voir à la dernière visite. Je pense qu’il est malade ou qu’il me cache quelque chose », s’inquiète Jamila.

Nous quittons Jamila pour aller voir d’autres familles de détenus. Sur la route, Kamel Mansouri, 31 ans, commerçant dans le prêt à porter, nous arrête. Après 11 mois d’arrestation, le juge d’instruction a ordonné sa libération. « Le jour où il y a eu la grande manifestation, je passais en voiture par l’avenue principale et je klaxonnais parce que j’étais pressé. En fait, ma femme était à l’hôpital pour accoucher de notre premier fils et je voulais arriver vite. Deux jours plus tard, les policiers m’ont arrêté, sous prétexte que j’ai aidé les voleurs avec mon klaxon », explique Kamel, qui a attendu neuf mois pour être reçu par le juge d’instruction pour la première fois.

Nous arrivons à Cité Al Rahba, le quartier le plus touché par les arrestations. Devant leurs portes, des femmes nous saluent de loin. « Chaque famille a un fils ou un proche en prison depuis janvier. Le nombre est si élevé que nous n’arrivons même plus à comptabiliser le chiffre exact des détenus. Pas plus tard qu’hier, ils ont emmené Khaldoun Ben Ali, 23 ans, ouvrier… toujours sans preuve contre lui », affirme Khouloud Abrougui, cousine de trois détenus.

Chez Fatiha Cherni, une dizaine de femmes se sont réunies et échangent sur le procès du 8 février. Fatiha, 40 ans, vend du pain traditionnel pour élever ses deux enfants. Le 24 janvier 2016, vers une heure du matin, des dizaines de voitures de police encerclent son quartier et font une descente chez elle pour arrêter son fils, Walid , 22 ans, ainsi que d’autres jeunes. « Ils étaient partout. Sur les toits, dans les rues, dans les maisons, et même dans nos chambres. On aurait dit qu’ils s’apprêtaient à affronter des dangereux terroristes. Ils ont emmené mon fils, puis plusieurs autres jeunes du quartier », raconte Fatiha avant de poursuivre : « Je m’adresse au ministre de la Justice ! Soit vous jugez nos enfants, soit vous les libérez ! Il est inadmissible de les laisser en prison sans jugement ! Cette punition collective doit prendre fin ! ». Fatiha se rappelle des promesses électorales mensongères de Nidaa Tounes. « En plus de la pauvreté, le pouvoir persiste à nous humilier ! Nos enfants n’ont rien fait de mal ! Ils sont juste sortis manifester pour refaire la révolution ! Parce que nous, ici, on n’a vu ni dignité ni liberté, ces mots dont on nous parle à la télévision ». La discussion des femmes s’engage sur les sacrifices de chacune, entre les visites en prison chaque semaine, les honoraires des avocats et la douleur de l’absence et de l’attente.

Parmi les invitées de Fatiha, Sondes Chaihi, 20 ans et mère d’un enfant de deux ans. Son mari, Aymen Chaihi, avait 27 ans quand la police l’a arrêté. Nous partons voir sa famille, près du mont Slata, à 6 kilomètres de la ville. Rebeh Souihi, 70 ans, raconte.

Le jour de la manifestation, il était, comme à son habitude, dans la montagne avec ses moutons. Je ne l’ai vu qu’une seule fois durant cette année. Nous sommes tellement pauvres que même les frais de l’avocat, nous n’avons pas de quoi les payer…

Entourée de son mari, de sa belle-fille et de ses deux autres filles, Rebeh n’a pas besoin d’expliquer davantage la situation de sa famille. Ses deux chambres en argile, la chèvre agonisante dans la cour et les chiens amaigris par la malnutrition attestent des dégâts de l’absence de son fils, unique soutien de la famille.