Faire claquer le cinéma au vent, en plein cadre ? Oui, le geste est d’autant plus déconcertant qu’il est lourd de tous les possibles de l’expérimentation. Ce geste d’une extrême fragilité, on le doit à Ismail Bahri, un discret vidéaste et plasticien tunisien dont la force de proposition n’a d’égale que le minimalisme des moyens. Il ne faudrait d’ailleurs pas attendre sa prochaine exposition monographique à Paris, à la Galerie Jeu de Paume en juin 2017, pour mesurer le tranchant de sa démarche et la voir se déplier sous toutes ses coutures. S’il embrasse un large spectre, le travail plastique d’Ismaïl Bahri va en effet du dessin jusqu’aux installations, en passant par l’art vidéo. Sélectionnées aussi bien au Toronto International Film Festival qu’au New York Film Festival et au Festival International de Cinéma de Marseille, entre autres, ses œuvres filmiques ont l’intelligence de demander aux gestes les plus simples les vertiges les moins évidents. Dans Foyer, un court-métrage d’une demi-heure réalisé en 2016, le vidéaste se trouve filmer un peuple sans images alors qu’il voulait tout simplement peupler les images d’un film. Minimalisme au carré.

Faire confiance au vent

Ce n’est pas pourtant la dernière trouvaille d’un cinéaste en mal d’images. Ce serait plutôt la scène primitive d’un cinéma qui ne l’est pas moins. Sans le formuler explicitement, Ismail Bahri ose le paradoxe. Issu d’une série de recherches filmiques sur la lumière, le protocole de Foyer laisse palpiter une feuille à l’enseigne du vent, pour observer la manière dont elle se teinte de l’ambiance environnante. Il s’agit d’un geste expérimental aussi sobre que fécond, qui consiste à greffer sur la lentille de la caméra un cache de papier blanc, oscillant légèrement comme un volet qui se soulève par intermittence au gré des rafales de vent. En 2013, le même protocole a donné lieu à une vidéo insonore filmant la foule qui accompagnait au cimetière le cortège funèbre de Mohamed Brahmi. Obstruant la quasi-totalité de l’écran par une feuille de papier blanc, le dispositif décharge en quelque sorte l’image pour ne laisser entrevoir du champ que ses bordures. L’obstruction du visible, dans la démarche d’Ismail Bahri, est ici de méthode.

Film à blanc (2013), de Ismail Bahri

Il arrive pourtant qu’il n’y ait plus de film là où il n’y a plus rien à voir. C’est du moins ce qu’édictait Guy Debord en 1952, avant la projection de Hurlements en faveur de Sade. En lieu et place des images du film, il n’y avait que du noir entrecoupé par des blancs. Sur l’écran s’invitait la « mort » du cinéma. Ismail Bahri, lui, ne se précipite pas vers l’enterrement. La démarche de Foyer, filmant dans une rue passante de Tunis, fait de la caméra le médium de micro-événements d’autant plus sensibles qu’on ne les voit pas. Avec le bout de papier dérobant à nos regards les situations et les passants filmés, la vision partielle de Film à blanc laisse place à la vision bloquée dans Foyer. L’écran, vierge de toute représentation, produit l’effet d’un projecteur de cinéma tournant à vide. La mise en situation de la caméra faisant flotter chaque instant dans le suspense, c’est là que le centre de gravité du film se déplace vers le hors-champ, cet espace en défaut où s’originent toutes les équivoques. On ne regarde plus alors ce qui se présente, mais on attend ce qui va venir.

Pas d’effet sans feu

Ne nous sommes pas pour autant libres de faire dire au dispositif de Foyer plus qu’il n’en dit lui-même. En attendant, l’œil écoute. Ce sont les passants qui s’approprient la caméra en tant que telle. Intrigués par sa présence, ils s’approchent pour regarder dans l’œilleton de l’appareil. La curiosité d’un photographe, la suspicion des policiers voulant vérifier ce qui est en train d’être filmé, ou encore l’euphorie d’un groupe de jeunes garçons venus se baigner : tout cela fournit l’occasion de propos singuliers. L’absence d’images s’étale, que ces voix viennent percer. Non que chacun puisse voir tout ce qu’il a envie d’y mettre. Mais tous les propos tournent autour de la caméra, comme un feu ramenant autour de lui corps et regards. La manière dont les passants mettent des mots sur l’expérience, la commentent en un sens et la prolongent en y projetant un peu de ce qui les fait réfléchir, a pour effet de rendre la caméra comme une sorte de « foyer ». Si bien qu’il n’y a pas d’effet sans feu. Car ce qui compte dans Foyer, c’est moins le visible que ses virtualités.

Que fait dès lors l’absence d’images ? Elle attire la parole comme un aimant. Mais en même temps, elle l’émousse et l’attise. Sans forcément bénir l’impureté bazinienne du cinéma, la bande-son de Foyer socle ici significativement sa bande-image. C’est la logique même du cinéma et l’intelligence de sa machine qui se trouvent par là convoquées. L’œil mécanique de la caméra enregistre ; il impressionne sans voir. Seulement voilà, si la caméra creuse le film d’une intériorité qui est le travail de la parole, c’est sans montage que celle-ci est restituée. La parole circule ici comme un courant d’air, selon les mêmes contingences qui font que le film s’imprègne de ce qui l’entoure. Entre l’écran et les propos qui viennent s’y retranscrire, tout se passe comme si les vibrations du vent portaient les voix des passants en remuant le bout de papier. Lieu d’expérimentation, le dispositif minimaliste de Foyer restitue par la parole le hors-champ social de l’expérience. Bien qu’elle ne s’y avoue pas tout à fait, une politique du geste filmique se fait ici sentir.

Le peuple invisible des images

Le regard reste certes aux aguets. Mais là où la vision est empêchée, là où il n’y a plus rien à voir, faut-il crier à l’iconoclasme ? Loin de déchanter, l’absence de la moindre image nous rend plutôt attentifs à tout ce qui se trame dans le hors-champ, autour des marges de l’écran. Tout effet est bon à qui sait s’y prendre. Et c’est peut-être là que se joue quelque chose de Foyer qui ne relève ni tout à fait du documentaire, ni tout à fait de la fiction. Confronté à la relativité du pouvoir de voir, le documentaire ne peut pas tout filmer. La fiction, au contraire, fait « comme si » tout était filmable. En laissant la parole s’installer sur l’écran, le geste d’Ismail Bahri touche au réel filmique, comme à ce qui n’est pas maîtrisable. La dimension expérimentale de Foyer prend ici tout son sens. C’est dire que le film se peuplant de ces voix fonctionne, chemin faisant, comme un documentaire sur sa propre fabrique. Comme quoi, de peupler un film à filmer un peuple, il n’y a qu’un pas. Ce pas, le vidéaste le franchit dès que le vent de l’image se lève.

D’un geste à l’autre, la conséquence est sans doute bonne. Et ce qu’il y a de singulier dans le travail d’Ismail Bahri, c’est la rencontre de la projection physique du film et celle, mentale, du spectateur. Entre ces deux types de projection, Foyer met l’oreille au volant de l’image. Il est certes impossible, au cinéma, de tout voir. Hors-champ oblige, il manque toujours une ou deux images. Mais là, on n’a pas besoin de se frotter les yeux pour comprendre qu’on peut sortir du spectacle autrement que par le spectaculaire. Même s’il ne formule pas la question en ces termes-là, le film d’Ismail Bahri nous permet de le penser. Au lieu de dépeupler l’image en noyant un essaim de regards dans un écran noir, à la manière de Guy Debord, le vidéaste cultive les virtualités de ce qu’il nomme un « cinéma à blanc ». Car en faisant confiance au vent, le geste expérimental a toutes les chances de se faire le foyer même des « sans-abri » de l’image. Et c’est peut-être là que réside alors la politique oblique de Foyer.