Installé à Carthage, Marzouki s’y est pris comme un benêt. « Maladroit avec la gauche, gauche avec la droite » comme disait le bon Fernandel, il a bien souvent semblé obsédé par le désir de scier la branche sur laquelle il était assis. Il a manœuvré – et mal – au lieu de puiser sa force dans la révolution. Maintes autres critiques – plus substantielles – pourraient encore lui être adressées concernant la politique qui a été la sienne. Mais de quel courant ou de quel dirigeant pourrait-on ne pas en dire autant ?
Là n’est pas, en effet, ce qui lui est vraiment reproché. Ce qui est reproché à Moncef Marzouki, c’est le principe même d’une alliance avec Ennahdha, un reproche d’autant plus impudique, gonflé si j’ose dire, que ceux-là mêmes qui le vouent aux gémonies n’ont pas hésité à s’allier avec les héritiers du régime benaliste et autres restaurationnistes pour renverser la Troïka. Pour une partie d’entre eux au moins, c’est toujours le cas, quand bien même ils adoptent une posture publique d’opposants et agitent – dans la limite tolérée par l’UGTT – l’alibi de la « question sociale ».
En tout état de cause, si cette gauche conteste aujourd’hui l’alliance gouvernementale dans toutes ses composantes, son principal ennemi ne sont ni les forces restaurationnistes, politiques, sécuritaires ou économiques, ni le libéralisme (quoi qu’elle prétende) mais toujours et encore Ennahdha ainsi que la nébuleuse qui a soutenu la Troïka, les courants qui ont appuyé la candidature de Marzouki à la présidentielle et ceux qui persistent à le soutenir.
Or, nous ne sommes plus du tout dans la configuration qui était celle de la Troïka et de la Constituante. Ennahdha est bien ancrée, et durablement semble-t-il, dans l’Etat tandis que la galaxie que j’appelle par commodité « marzoukiste » s’y oppose vigoureusement, cultivant, à juste titre, l’héritage de la révolution contre l’ancien régime. De manière confuse et politiquement brouillonne, incohérente parfois, sans projet ni alternative, idéologiquement difficile à cerner, certes. S’y croisent des personnalités aux principes aussi rigides qu’extravagants et des dirigeants opportunistes et ambitieux auxquels j’hésiterais à prêter un dinar. Mais il n’en demeure pas moins qu’aujourd’hui, je dis bien aujourd’hui, dans les conditions qui sont les nôtres, cette galaxie représente ce qu’en d’autres temps on définissait politiquement comme étant la « démocratie petite-bourgeoise », inscrite dans la dynamique de la révolution et non de la réaction. Et, même si mon propos peut choquer certains militants de gauche ou sembler complètement fantasque à d’autres, je ne suis pas loin de penser que, dans l’équation politique actuelle, cette mouvance est plus « radicale » que les courants de gauche qui occupent les médias.
J’ajouterais même cette hypothèse : l’acharnement de cette gauche contre la Troïka, alors même qu’elle appartient à un passé révolu et que sa principale composante est engagée dans une nouvelle stratégie, viserait peut-être moins Ennahdha que Moncef Marzouki qui est en mesure – s’il sait y faire – d’étendre son influence sur des secteurs populaires que la gauche pourrait considérer comme son espace « naturel » d’expansion. Aux élections municipales à venir, cette gauche, dépourvue d’une véritable implantation populaire, jouera son véritable enracinement institutionnel, plus décisif sans doute que sa présence actuelle au parlement. Et on peut imaginer que rien ne lui serait plus agréable que d’apparaître comme la seule force d’opposition. Ce n’est là qu’une hypothèse mais ce type de calculs est tout à fait dans la tradition des formations historiques de la gauche tunisienne. Une autre solution existerait pourtant : construire des ponts avec le courant Marzouki et les forces similaires pour tenter de développer en commun une dynamique démocratique qui renoue avec les aspirations exprimées par la révolution.