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Il en est de certains films comme des diamants. Longtemps camouflés, ils gardent pourtant intacte leur secrète lueur. No Man’s Love qui date de 2000, nous le recevons aujourd’hui comme une paire de claques. C’est suffisamment rare dans l’histoire du cinéma tunisien pour être signalé. Dans l’œuvre de Nidhal Chatta, ce premier long-métrage qui vient après son court L’Horizon englouti, précède de dix ans Le dernier mirage et de quinze ans son documentaire Zéro. Comme pour Les Sentiers de la gloire de Kubrick, mais pour de toutes autres raisons, le film de Nidhal Chatta, n’a pas perdu de sa fraîcheur de première œuvre au bout de seize ans de purgatoire. Maintenant qu’est permise à ce film une carrière sur nos écrans, il n’est demandé au spectateur qu’une mince dose de dévotion intelligente pour que le miracle se reproduise.

N’y allons pas par quatre chemins : avec No Man’s Love, c’est du cinéma, du vrai, qui a de nouveau droit à notre estime. Il faut s’y livrer, sans chercher à tout élucider scène par scène. Car la force de ce film vient de ce que Nidhal Chatta ne se hâte pas de débrouiller l’intrigue. L’histoire qui s’y dessine est celle de Hakim, un chasseur d’épaves hanté par les souvenirs traumatisants de sa petite sœur suicidée, et qu’il n’a pu sauver. Contrairement à son frère aîné Issa, sage gardien du phare où ils vivent ensemble sur une côte déserte, Hakim n’accepte pas le mode de vie carré qu’on cherche à lui imposer. Entre les deux, le courant passe mal. Incarnés respectivement par Lotfi Abdelli, alors novice, et Fathi Heddaoui, les deux frères ne clignent pas de l’œil : l’un avec la rage secouante d’un rebelle, l’autre par l’absolue soumission à l’ordre établi. Ce plancher une fois solidement étayé, Nidhal Chatta nous embarque, bille en tête, dans un road-movie à la profondeur d’une quête initiatique.

C’est peut-être parce qu’il élève le regard à la hauteur des tourments intérieurs de son antihéros que No Man’s Love participe, paradoxalement, d’un théâtre plus profond. La scène est celle de la quête de soi. Le jeune plongeur trouve dans l’offre que lui fait Férid, un malfrat dangereux, l’occasion de tourner une page de sa vie. Mais de la nécessité de faire son deuil à la nouvelle rencontre avec soi, il n’y a qu’un pas que lui fera bientôt franchir sa rencontre avec Aïcha, une très belle photographe. C’est là que Hakim semble ressusciter, avant que le tragique ne le rattrape. Car, gravement malade, Aïcha devra se rendre, sans conviction, à un marabout au désert pour se soigner. Sur fond d’introspection, mais sans pousser la larmiche à la paupière, Nidhal Chatta tresse ces deux lignes avec un beau sens de l’ambiguïté.

Nul doute que ramené à ses grandes lignes, No Man’s Love laisse quelques blancs dans le filet de l’intrigue. Mais ce qui importe ici, c’est que tout se joue en intériorité. Ce n’est pas pour autant une fiction aux lèvres closes. Nappé d’un monologue intérieur, le film confie à la voix off de Hakim l’effort de tout cracher. Commode diégétiquement pour tirer le portrait de ce jeune révolté, le monologue sert de catalyseur aux dialogues entre les personnages. C’est d’un même souffle qu’il expose le jeu et les règles du jeu. Plutôt soliloqué ou murmuré que dit, il aide à aménager le rebond de l’histoire selon les crispations secrètes de Hakim, à organiser le tumulte apparent de No Man’s Love. Et puis, éclairant le tout intimement, il y a dans ce monologue une magnifique dignité. Osée, sa violence têtue n’en reste pas moins d’une haute et sincère poésie dont nos scénaristes feraient bien de s’inspirer.

Il est certes rare qu’un film tunisien nous ait mis, dans l’oreille et dans les méninges, un pareil texte. Mais quand on aura dit tout le bien fou de ce monologue, on n’aura pas encore tout dit de l’angoissante façon qu’a l’espace, dans No Man’s Love, d’être d’une cruauté calme et attentive. Que voit-on ? Nous sommes balancés entre la masse d’une mer menaçante et l’étendue d’un désert de craie. Il est vrai que, de Simon du désert de Luis Buñuel à La Cicatrice intérieure de Philippe Garrel, le cinéma balance entre ces deux points de vue pour filmer la fragilité de l’homme. Avec Nidhal Chatta, tout se passe comme s’il taillait son film dans la profondeur de toutes les mers du monde, sur l’étendue de tous les déserts du monde. Éloquentes, les scènes sous-marines savent l’être sans jacasser. Signe d’un deuil impossible, le poids traumatique du réel empreint, dans No Man’s Love, les plans tournés sous l’eau lorsque Hakim croise le visage de sa sœur décédée. Mais au besoin, la caméra sait aussi s’écarter du réel pour signifier davantage.

S’autoriser de la fiction, revient alors à fendre l’horizon en deux. Et l’horizon, c’est un certain bleu chauffé à blanc. C’est à ce bleu-là que Nidhal Chatta passe son film, réverbéré dans le désert. Car il y a, dans No Man’s Love, ce qu’il faut d’intelligence pour secouer les cocotteries de la mise en scène. Mais il y a surtout, sifflant comme une mèche de fouet, une liberté qui éclaire le tissu du film de sa lumière contrastée. Car la liberté, on ne la respire pas seulement dans le refus de la démonstration. Entre la belle allusion au décor de Bagdad Café de Percy Adlon, avec le bus installé quelque part dans nulle part, et le clin d’œil aux cyclistes d’Orphée de Jean Cocteau, avec Issa traversant le désert sur sa moto rouillée, l’humour aussi vient alléger le réel de son poids. C’est le bicarbonate du désespoir.

On dira que Nidhal Chatta, du moins dans No Man’s Land, a le cinéma plus dans la tête que dans le cœur ou dans le sang. En un resserrement progressif sur les corps, sa caméra se recommande dans No Man’s Love par sa discrétion. Entre cailloux et sable, mort passée et mort à venir, elle ne cesse de rendre l’espace tributaire du temps : ce qui est une belle définition de la quête initiatique, qui rattrape les personnages jusque dans les fièvres et les pulsions qui rôdent. Libre, la caméra sait surtout décoller un visage en proie à des pensées secrètes, balayer des tableaux vivants mais mobiles avec une solennité hiératique. En témoigne ce magnifique plan qui, sur fond de monologue intérieur, laisse l’une des plus belles scènes d’amour du cinéma tunisien s’organiser à l’intérieur du cadre, le temps d’un travelling accueillant en plongée tout le vide du désert. La beauté de No Man’s Love, Nidhal Chatta l’a peut-être ainsi assise sur nos genoux.

Il arrive, dans les meilleurs moments de No Man’s Land, qu’on pense au Grand bleu de Luc Besson. Mais peu importe au fond ; les similitudes avec ces films ne sont du reste qu’épidermiques. Peu importe aussi que ce road-movie, qui fuit si bien en avant, ait une fin qui n’en est pas véritablement une. Car si le film nous prive de la joie d’élucider, il confie sa morale à l’intelligence du spectateur. Le temps d’une projection, le regard se réfléchit. Seules demeurent les questions, toujours les mêmes. Mieux vaut laisser à ces questions le soin d’entretenir la fraîcheur de No Man’s Love. Il s’y dit, sur l’amour, le pouvoir, la mort et la liberté résistante, des vérités qu’il faut crayonner d’une pierre blanche. Cette rumination intime, le temps d’une traversée du désert, c’est peut-être cela le plaisir de cinéma que nous offre Nidhal Chatta, seize ans après la première projection de son film. Car le plaisir de renaître debout sous l’eau de la fiction, seuls l’obtiennent des films qui savent enfoncer les portes condamnées.