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Monsieur le ministre de l’Education nationale, Néji Jalloul, je vous écris ces mots en réaction à votre dernière annonce qui consiste à faire de l’anglais notre deuxième langue officielle en lieu et place de la langue de Voltaire qui sera, elle, déclassée au 3ème rang. L’idée en elle-même peut vraisemblablement séduire dans la mesure où la langue de Shakespeare domine le monde d’aujourd’hui. Elle est incontestablement la langue des sciences, de la technologie et des affaires. Sauf qu’on ne change pas de langue en un simple claquement de doigt comme si on changeait de chemise.

Car vous oubliez, monsieur le ministre, que le statut particulier dont bénéficie le français en Tunisie n’est pas fortuit. Le français est bel et bien présent dans notre pays depuis la seconde moitié du 19ème siècle, quarante ans même avant l’établissement du protectorat français. Il a été utilisé à l’école militaire du Bardo, sorte d’école polytechnique de l’époque, et plus tard au collège Sadiki pour enseigner les sciences et la technologie. Le but étant de former une élite à même d’éveiller notre société à la modernité. Au surplus, le néo destour dans sa lutte contre le colonialisme avait adopté le français comme langue de communication d’abord pour se démarquer du vieux destour, plutôt conservateur et archaïque, et ensuite pour pouvoir négocier, étape par étape, la libération de la Tunisie jusqu’à l’indépendance. Une autre raison qui justifierait ce choix et qui consiste à savoir que Habib Bourguiba, fondateur du néo destour voyait en la France non seulement cette force colonisatrice et usurpatrice de nos richesses nationales, mais aussi un pays des lumières. Se servir de sa langue, croyait-il, permettrait aux tunisiens d’avoir accès au savoir et aux connaissances. Le journal francophone, l’Action tunisienne, organe du parti néo Destour, fondé le 1er novembre 1932, incarne bel et bien ce choix stratégique.

Au lendemain de l’indépendance, la Tunisie a confirmé officiellement le choix du bilinguisme en faisant côtoyer dans ses programmes scolaires l’arabe classique, première langue officielle et identitaire de surcroit et la langue de l’ancien pays colonisateur. Cette dernière avait même pris plus d’importance puisqu’elle servait de support linguistique à l’enseignement de toutes les disciplines scientifiques et technologiques. Ce qui par conséquent a permis à une grande partie de nos élites de poursuivre et de parfaire leurs connaissances dans les plus prestigieuses universités et écoles françaises. Force est de souligner que le choix du bilinguisme a enfanté toute une génération capable de manier à la perfection les deux langues arabe et française. Ainsi, d’outil servant à l’apprentissage des sciences tous azimuts, la langue française est devenue aussi un outil de réflexion. La Tunisie, à l’instar des deux autres pays du Maghreb l’Algérie et le Maroc compte, elle aussi, de nombreux écrivain(e)s et essayistes qui ont largement contribué à l’édification d’une littérature franco Maghrébine et à enrichir le fonds des recherches académiques.

Outre sa portée éducative et intellectuelle, le français a servi de passerelle ayant facilité les échanges commerciaux et diplomatiques non seulement entre la Tunisie et la France, mais aussi entre la Tunisie et l’Europe francophone, l’Afrique de l’Ouest et le Canada.

Etant conscient de son atout majeur pour notre développement, Bourguiba en visionnaire a été parmi les premiers fondateurs de ce qui est devenu aujourd’hui la francophonie. Son but était celui d’ouvrir la Tunisie aux diverses altérités. Car pour le combattant suprême, comme il se plaisait à s’identifier lui-même, l’affirmation de soi passe d’abord par la connaissance de l’autre. Etant son universalité, le français permettait d’atteindre cet objectif.

Autres raisons qui expliqueraient la présence du français dans notre pays, c’est cette proximité géographique entre la France et la Tunisie. Paris est à deux heures de Tunis. Laquelle proximité a facilité l’émigration des tunisiens vers la France, si bien que notre communauté compte aujourd’hui aux alentours de 600 000 ressortissants tunisiens.

Bien que la langue française ait périclité sous nos cieux ces dernières années, elle continue, malgré tout, à exercer un attrait sur une partie de notre population. Et pour cause, on aime regarder les chaines publiques françaises, on se précipite sur les dernières publications francophones qu’elles soient d’ici ou d’ailleurs, on aime lire les journaux francophones locaux ou importés de France – Le premier journal francophone tunisien La Presse vient de souffler ses quatre-vingt bougies- et on aime écouter les programmes de la station radiophonique d’expression française, la seule qui existe depuis l’indépendance. Somme toute, la langue de voltaire nous a toujours servi de rempart contre le monolinguisme, lequel, s’il n’a pas été écarté, prédisposerait nos enfants à plus de repli identitaire.

Monsieur le ministre, reléguer la langue française en arrière-plan risquerait de porter un coup de massue à notre enseignement, qui déjà souffre de grosses lacunes. Rebattre les cartes linguistiques au profit de la langue anglaise risquerait de faire de nos enfants des polyglottes analphabètes ayant des connaissances des trois langues sans pour autant n’en maîtriser aucune d’entre elles.

Monsieur le ministre, sur le plan purement concret, que faire si votre projet est mis à exécution ? Faut-il mettre au rebut tous les manuels scolaires et livres de référence en rapport avec les différentes disciplines scientifiques et technologiques et les remplacer par d’autres rédigés en anglais? Pour ce qui est des enseignants toutes catégories confondues, aussi bien dans les secteurs d’enseignement secondaire qu’universitaire, faut-il leur dispenser des cours en anglais pour qu’ils puissent enseigner dans la langue de Shakespeare la médecine, l’architecture, la géologie, la biotechnologie, les maths, les sciences naturelles, l’informatique et j’en passe? Tout ceci semble titanesque et irréalisable à la fois, à moins qu’on y consacre des efforts herculéens en plus d’énormes dépenses. Ce qui n’est pas possible par les temps qui courent.

Monsieur le ministre de l’Education nationale, certes, nos ancêtres ne sont pas des gaulois mais le français a toujours été pour nous, comme disait l’écrivain algérien Kateb Yassine, un butin de guerre. Osons le dire tout de go que la Tunisie, à l’instar de l’Algérie et le Maroc, a fait sienne la langue française. Cette dernière est aujourd’hui considérée comme étant une facette en plus de notre identité riche et protéiforme. Faisant en sorte à ce qu’elle ne soit pas un bien vacant, comme l’a déjà affirmé récemment un autre écrivain algérien Kamel Daoud. Monsieur le ministre, au lieu de chercher à rétrograder le français au troisième rang, il serait mieux de préserver sa singularité et son statut particulier en Tunisie et renforcer son apprentissage tout en modernisant l’enseignement de la langue de Shakespeare. Car l’anglais bien qu’important à l’échelle internationale, il est sans passé pour notre pays. Il demeure peu usité et incompréhensible pour la plupart d’entre nous.

Enfin, j’espère que votre annonce, monsieur le ministre, ne comporte aucun appel du pied aux islamistes qui, eux, aiment voir l’héritage de Bourguiba se déconstruire. Car l’apprentissage du français et le maintien de la Tunisie dans le giron de la francophonie constituent la pierre angulaire de cet même héritage.