Haythem Zakaria : le dessin à coups de points !

Dessin au métronome, Protoclole #1. Extrait. Crédit photo : Haythem Zakaria
Dessin au métronome, Protoclole #1. Extrait. Crédit photo : Haythem Zakaria

Les œuvres de Haythem Zakaria, d’une très haute exigence, laissent rarement indifférent. Que serait, en effet, une pratique du dessin qui reprenne le visible de très bas, tout en renonçant au repli de la figuration au profit d’un geste de ponctuation ? S’il était une partition musicale, le geste de Haythem Zakaria s’accommoderait peut-être du vibrato. Et s’il était un poème, il ferait probablement résonner sa loi de composition entre prose et quatrain. Qu’à cela ne tienne : avec Ruthmos, sa première exposition personnelle, le dessin se dote de la même rigueur rythmique. La pratique du dessin déloge ici la sculpture en même temps qu’elle permet de revisiter l’installation vidéo. Ordonné  à une règle d’expérimentation que Haythem Zakaria préfère nommer « protocole », le dessin au métronome met à jour les graves et les aigus d’une démarche artistique en tout point remarquable, sensiblement imprégnée de la mystique islamique. C’est sur les enjeux plastiques de cette démarche et ses résonances ésotériques, que nous aimerions ici jeter un peu de lumière.

En effet, la pratique du dessin dans Ruthmos ne saurait développer son suc si d’autres travaux et recherches de Haythem Zakaria ne lui avaient déjà préparé le terrain. Singulière installation basée sur la rotation de dix chapelets alignés horizontalement, la Mécanique de l’expiation met en scène une opposition à peine voilée entre l’ascèse du rythme et la mécanique du croire.

Avec l’installation Dhikr, composée de quatre-vingt dix-neuf compteurs, c’est la valeur numérique des noms de Dieu qui se met concrètement en jeu. La même rigueur, mais poussée aux limites de l’abstraction, fait d’une œuvre comme Al Fatiha une combinatoire des lettres de la sourate éponyme. Sur fond de codification alphabétique, la répétition qui organise sa Poétique de l’éther offre également une remarquable variation sur cette pratique protocolaire : à la lettre de chaque mot des versets coraniques inscrits sur la surface des huit dessins composant cette série, Haythem Zakaria fait correspondre obliquement l’une des vingt-huit lignes verticales. Évidemment, il y a de quoi gloser sur les enjeux réflexifs et métaphysiques que soulève cette démarche. Bien qu’il mette en œuvre le même système d’équivalence qui régit ces travaux, le dispositif de Ruthmos est pourtant d’une tout autre facture.

( cédit photo : Haythem Zakaria )
Crédit photo : Haythem Zakaria

Qu’est-ce qu’un dessin au métronome ? C’est un dessin qui rend perceptible à l’œil le frappé ponctuel de chacune des vibrations du balancier. Outil de mesure des rythmes musicaux, tout comme le monocorde l’est des vibrations, l’usage du métronome dans Ruthmos permet de conjuguer deux gestes. D’une part, la répétition du frappé introduit dans le dessin une sorte de métrique battant les fractions de seconde. Sans retirer à chaque mesure sa sève, la main de Haythem Zakaria suit au plus près la pulsation rythmique du métronome.

D’autre part, la ponctuation laisse proliférer l’écart infinitésimal entre les frappés, comme un  point aveugle, jusqu’à ce que le tissu remonte et les points ou les graphies du houwa, la troisième personne au singulier en arabe, s’agglutinent sous des nappes granuleuses. Ce n’est qu’une fois ces points et graphies reliés, que le rythme prend corps. Ces deux gestes scellent ensemble le protocole qui ourdit les dessins de Ruthmos.

Crédit photo : Haythem Zakaria et A. Gorgi Gallery

Où passe, dès lors, la virtuosité qui d’habitude dispose le dessin à la figuration ? Elle se scande ici sur du papier coton, à l’aide d’un tampon encreur ou d’une pointe tubulaire, comme si la surface donnait lieu à de minuscules formes en prolifération cellulaire. De cette pratique protocolaire du dessin, il faut peut-être dire ce que le musicologue Peter Szendy dit de toute image, à savoir qu’elle fonctionne comme « pulsation ponctuée ». Secouée de coups ponctuels qui poussent la main de Haythem Zakaria à une tension extrême, la surface du dessin reçoit ses stigmates comme une membrane sensible. Fibreuse, la surface graphique a valeur de tympan. Avant qu’elle ne se tende aux dimensions d’un monogramme, elle est peau tendue, nuage de poussière, conglomérat de pointillés. Et avant que le temps successif ne prépare la cadence, il est ici rythme flottant. Entre clap redoublant du pointillage et effet de ponctuation escompté, le dessin ouvre un espace-temps de sortie. C’est la représentation qui en est bannie.

Crédit photo : Haythem Zakaria et A. Gorgi Gallery

La pensée, la vraie, s’éprouve à coups de marteau. En matière d’art, le dessin ne déroge peut-être pas à la règle. À cette différence près qu’il gagne à s’exercer à coups de points. Le tampon encreur chez Haythem Zakaria sert à cela. Martelant le visible, il est aussi affûté que la pointe de la mine. Mais il ne faut pas attendre un tour de taille-crayon de plus, comme chez les dessinateurs en mal de grand art, pour que le geste soit d’une parfaite rigueur. Dans Ruthmos, il y a très peu de concession aux graphismes filaires. Insécables et indivisibles, les points font entrer l’œil dans la mécanique du métronome par une porte minuscule. Mais leur profusion n’est pas ici seule à faire éprouver l’idée d’une différence proprement rythmique : Haythem Zakaria y assène les coups comme autant de contrepoints ou de stigmates graphiques germant à la surface de l’œuvre. La force de la pratique protocolaire du dessin dans Ruthmos tient à cela : à cet art du contrepoint, le regard est appelé à s’exercer dès que l’évidence se brise sous la pointe du feutre pigmentaire.

Crédit photo : Haythem Zakaria et A. Gorgi Gallery

Faut-il alors résister à la tentation de s’approcher des dessins de Haythem Zakaria sans que le regard ne se perde ? Ce qu’il y a de plus audacieux dans Ruthmos, c’est qu’il invite le spectateur à remettre ses compteurs à zéro. Ascèse de l’art. C’est peut-être en cela que la démarche expérimentale de l’artiste rejoint la pensée soufie : l’absolu mystique est rythmique, il est traductible en lignes et points. Litotes graphiques, d’un minimalisme exacerbé, les procédés de Ruthmos disent moins pour dire mieux : le geste contrapuntique du pointillage dépouille l’œil de tout récit. Silence de l’œuvre oblige, tout se passe comme si l’œil s’écoutait en se prêtant au jeu du tic-tac du métronome. Car nous sommes en pleine mécanique musicale : il y a bien un thème de base, mais chaque variation est d’un effet différent quand toute l’opération tient à un point cadencé. Ici, le point s’annonce plus contagieux que la ligne : sa frappe est plus virale que la trace. L’usage du métronome dans Ruthmos est une véritable boussole : avec la plus grande quiétude, il permet à Haythem Zakaria de réinventer le dessin comme un élargissement du champ rythmique. Et si le regard s’y perd, c’est certainement pour s’y délivrer dans l’infini.

Culture

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1Comment

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  1. 1
    Fatma Kilani

    Quelle belle plume! Quelle sensibilité! Tres heureuse que le magnifique travail de Haythem Zakaria puisse trouver dans cette magnifique prose l’hommage que nous lui devons.

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