En avril 1983, dans les colonnes du Maghreb, alors hebdomadaire indépendant, Ahmed Ben Salah regrette qu’ « aujourd’hui, ne visitent la Tunisie que quelques personnes intéressées par la spéculation ou simplement par un projet d’hôtel. Et on peut lire dans la presse étrangère des déclarations scandaleuses d’industriels étrangers louant la Tunisie « pays de sécurité », où les ouvrières travaillent bien et où un simple coup de téléphone au gouverneur leur fait envoyer la garde nationale pour expulser les mauvaises têtes. Est-ce cela le développement économique ? »

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Trente-trois ans plus tard, le tourisme de masse s’est essoufflé et la sécurité du pays n’est plus un postulat de marketing. Les syndicats peuvent désormais tenir tête à l’Etat et à ses appareils de violence. Les ouvrières sont tout autant studieuses, mais beaucoup plus instruites et diplômées. Dans les centres d’appels, elles parlent à perfection toutes les langues européennes et fabriquent des boîtiers de moteurs de voitures dans des unités aseptisées. Sinon, la Tunisie est toujours une destination de main d’œuvre à bas prix. Après avoir bénéficié de 20 années d’exonérations fiscales, les industriels étrangers peuvent toujours quitter le pays. Encore valable, voire même lancinante, la question de l’ancien ministre qui a essayé, en vain,  d’instaurer le socialisme dans les années 60 : Est-ce cela le développement économique ?

Disparité régionale et faible valeur ajoutée

« Améliorons notre logistique ! Améliorons nos processus administratifs ! Soyons accueillants ! Libéralisons notre économie ! » a martelé Yassine Brahim lors de la présentation du plan de développement 2016-2020, à l’Institut arabe des chefs d’entreprises, le 14 juin 2016. Le ministre du Développement, de l’investissement et de la coopération internationale, son parti mais aussi les autres formations politiques au pouvoir, prônent les investissements directs étrangers, potion magique pour panser l’économie nationale.

Dans un rapport de juin 2016, le Fonds monétaire international, explique que « la stabilisation de la situation macroéconomique, notamment l’assainissement des finances publiques, l’amélioration de la composition du budget et la réduction des déséquilibres extérieurs grâce à une hausse des exportations et des investissements directs étrangers, est considérée comme une condition préalable à la croissance ». Les conseils des institutions financières internationales, conditionnant les crédits contractés, n’ont pourtant pas aidé les concepteurs des politiques publiques à attirer des IDE à haute valeur ajoutée, encore moins à les retenir.

Selon le rapport annuel des IDE qu’élabore l’Agence de Promotion de l’Investissement extérieur FIPA-Tunisia, la Tunisie a attiré des investissements directs étrangers d’une valeur 1964,7 millions de dinars en 2015, contre 1806,4 millions de dinars en 2014. Toutefois, une analyse sectorielle de ces investissements montre que ces projets sont concentrés essentiellement dans le secteur de l’industrie manufacturière (359 projets dont 80 dans l’industrie du textile et de l’habillement. La répartition géographique de ce flux montre la persistance d’une grande disparité régionale. Le Grand-Tunis accapare près de 54% du total des IDE, le Nord-Est (Bizerte, Nabeul et Zaghouan) en détient près de 21%. Le gouvernorat de Sidi Bouzid n’a vu la création que de deux projets qui ont créé 5 emplois seulement. Kasserine, Tozeur et Kébili sont carrément absents.

IDE et politiques publiques

Dans une recherche publiée par le Centre Sud , une OCDE des pays en voie de développement, Yılmaz Akyüz, économiste en chef, explique que « contrairement à ce que dit l’idéologie dominante, l’IDE n’est pas la clé d’une croissance rapide et soutenue des pays en développement ni de leur industrialisation ». Il relativise l’approche libérale des IDE. « Une politique du laisser-faire ne serait pas bénéfique. Elle pourrait même faire plus de mal que de bien » insiste-t-il.

Si, à court terme, l’impact de l’IDE sur la balance des paiements pourrait être positif, la contribution à long terme est plutôt négative. En effet, les biens produits et exportés des entreprises étrangères mobilisent d’importantes importations. Pire, exportés, les profits de ces entreprises tirent davantage l’ensemble des transactions économiques internationales du pays vers le négatif.

La pensée libérale prétend aussi que les IDE sont un vecteur de transfert de technologie. « Les sociétés étrangères n’investissent pas dans les pays en développement pour les faire grimper l’échelle technologique, mais pour exploiter leurs avantages concurrentiels comme les ressources naturelles et la main d’œuvre et les services d’infrastructure bon marché. Les transnationales rechignent à transmettre leur savoir-faire technologique et de gestion aux pays hôtes, car ce savoir-faire leur donne un avantage concurrentiel », argumente Yılmaz Akyüz.

En Tunisie, l’échec des politiques publiques de l’emploi et du développement, mais aussi les bilans négatifs des dispositifs juridiques relatifs à l’investissement, notamment la loi 72 des sociétés totalement exportatrices et le code d’incitation aux investissements de 1993, sont là pour illustrer la thèse de l’économiste du Centre Sud.

Les pouvoirs publics et les décideurs ne semblent pourtant pas avoir tiré les leçons de l’histoire. Le nouveau projet du code de l’investissement et ses mesures fiscales annexes tournées vers le passé maintiennent la même vision archaïque et plate des IDE : les investisseurs étrangers bénéficient d’incitations généreuses, sans exigence, ni obligation de résultat.

Par ailleurs, l’Accord de libre échange complet et approfondi, en cours de négociation discrète avec l’Union européenne, est promu par le gouvernement comme une évolution nécessaire et inéluctable pour attirer les IDE européens. Or, si cet accord arrive à voir le jour, la marge de manœuvre et le droit de réguler de l’Etat tunisien seront réduits et les pouvoirs publics ne pourront plus concevoir des politiques favorables au développement. D’emblée, négocier de la formation et l’emploi de main d’œuvre tunisienne, de l’achat  de produits locaux, des liens avec les entreprises locales ou encore des objectifs d’exportation semble peu accessible aux négociateurs tunisiens, toujours inconnus du grand public. Dans son chapitre relatif au commerce de l’énergie, l’ALECA stipule fermement que :

  • Dans le secteur des énergies renouvelables, les parties s’abstiennent d’adopter des mesures :
  • Prévoyant des obligations de contenu local ou autre restriction affectant les produits, fournisseurs de service, investisseurs ou investissements de l’autre partie ;
  • Obligeant à former des partenariats avec des entreprises locales, sauf si ces partenariats sont nécessaires pour des raisons techniques.

Bien que ce dictat semble s’appliquer également aux deux parties signataires, il est clair qu’il vise à maintenir la Tunisie en bas du processus industriel, toujours sous la tutelle de l’Europe.

On dit souvent on ne change pas une équipe qui gagne. Depuis le tournant libéral des années 70, les équipes ont changé, mais la doxa libérale est maintenue comme seul horizon possible de l’économie tunisienne.