Intellectuels
Dessin de Sadri khiari

Dans la bouche de ceux ou celles qui veulent à moindre frais se situer du bon côté, cela changerait peut-être des génies titulaires de la démocratie : l’intelligence pèse en politique. Le refrain est pourtant connu : tout se passe comme si les uns préféraient s’installer au balcon, tandis que les autres n’hésitaient pas à faire la claque. Qui n’a connu pourtant ce frisson de balançoire où, sur les ondes comme sur les écrans, des académiciens rivalisent de ridicule avec des intellectuels médiatiques, dansant d’un pied sur l’autre, pressés qu’ils sont de confondre les exigences pratiques du savoir avec les discrètes envies du pouvoir ?

Si la bêtise des uns nous laisse parfois crédules, l’idiotie des autres a de très fortes chances de nous rendre gouailleurs par moments. Dans les deux cas, l’intellectuel médiatique ne passe pas inaperçu. Il bombe le torse dès qu’il ouvre la bouche. Qu’il soit spécialiste en droit constitutionnel, ou expert en stratégies militaires ou encore politologue et analyste, nous avons affaire à un passe-partout en temps de crise. Il explique tout, il spécule sur tout, il décortique tout. Il sait tout, il comprend tout. Sa devise est de penser mou sans rechigner. Mais entre cette devise et les risques qu’elle abrite, les différences ne sont peut-être pas aussi énormes qu’on le croit. Et s’il s’agissait, à travers cette figure de l’intellectuel médiatique, de nourrir une visibilité adaptable à toutes les morphologies consensuelles ? Ne serait-ce pas là ce que veut précisément le pouvoir ?

Le spécialiste des généralités

Notre intellectuel médiatique se croit du prestige. Mais il arrive toujours trop tard. Loin des questions d’épiderme, que reste-t-il du concert de la bonne opinion publique, lorsque l’intellectuel médiatique s’érige en spécialiste des généralités ? Très évidemment, l’ombre d’une pensée. Fruit hybride des amours de l’institution et du pouvoir, le spécialiste universitaire, en l’occurrence, s’auto-intronise empêcheur de penser en rond. Sur les plateaux télévisés, son objectivité fait de lui un virtuose des vérités premières. Mais partout où il va, trop visiblement né pour les honneurs, il traîne son cours magistral, parfois frelaté, sous le manteau. Le risque n’est pas seulement celui de l’incompétence ou de la manipulation mais surtout du formatage. En temps de polémiques insanes, le discours généralisant du spécialiste ne fait que servir les plats tièdes du consensus.

Seulement, autour du spécialiste, tout n’est pas aussi général. Paradoxale, sa doctrine est celle d’à la fois le procureur et l’arbitre. S’il peut justifier n’importe quoi par son intransigeance taillée dans la masse, il n’a en revanche rien d’applicable à proposer. Avec sa faculté critique, le spécialiste tient à préserver jalousement le droit à la différence. Sa rigueur lui garantit une présomption de sérieux. Sauf qu’à la retombée de ses hauteurs, le savoir trop criard du spécialiste ne donne point le change. Lorsque le juriste commente un derby, ou l’arabisante intervient sur la question de l’immigration, ils acceptent sans sourciller de devenir des curiosités télévisuelles. Déçus, malgré leurs sincères efforts, de ne pouvoir mordre la belle pomme de la visibilité médiatique, ils cessent de prétendre à mieux.

Le masque livide de l’expert

Notre intellectuel médiatique se sait encore du talent. Entre deux émissions, le voici qui surgit de nouveau, et dans quel tintamarre. Sous le masque livide de l’expert, il continue de fréquenter le théâtre politique à fleuret moucheté plutôt qu’au sabre. Faussement neutre, l’expert fait partie des nouveaux convertis qui s’évertuent à toucher une corde sensible au moment où les coups pleuvent. Signe que les dieux sont avec lui, il ne doute jamais. Sa devise est la certitude. Et si son audience semble de plus en plus indifférente à tout critère de compétence, c’est parce qu’avec lui nous sommes dans la science déguisée. Il s’agit bien d’un jeu de rôles. En tant qu’expert qui ne renonce pas à son incognito lorsqu’il il étale son savoir, l’intellectuel médiatique se veut le mieux culotté.

Seulement, autour de l’expert, tout n’est pas aussi confus. Ses symptômes ne trompent d’ailleurs pas. On reconnait d’ailleurs un expert en terrorisme à sa capacité de pressentir immédiatement, hors des convulsions, la mécanique de l’endettement international et les risques de l’avortement pour les mères célibataires. A défaut de dénicher des documents incriminant l’armée beylicale tunisienne, un historien devenu expert en terrorisme spécule sur le démantèlement des cellues djihadistes en Afghanistan. Catégorique à propos de stratégie sécuritaires, il arrive également qu’un sociologue repenti s’improvise du jour au lendemain expert en bonne gouvernance pour peser de toute son autorité académique en matière de droits de l’homme. Encore faut-il, comme disait l’autre, qu’une maquilleuse le chouchoute et qu’il dispose d’un micro plutôt que d’une chaire à l’Académie des Sciences et des Arts, pour qu’il ne se trémousse point.

L’analyste, autre nom de baptême

Notre intellectuel médiatique espère pourtant un charisme. Mais lorsque sa conscience s’effiloche, il troque son nom de baptême pour un autre, plus sage et plus modeste : il devient alors « analyste » le temps d’un midi-show. Le titre d’ « analyste » marque le retour, sur terre et dans la mêlée, du sens de l’objectivité. Comme le soutien-gorge qui ne se dégrafe jamais seul sous le coup d’un amour fou, l’intellectuel médiatique se veut solidement objectif. Très objectif décidément : de cœur, d’âme et d’esprit. Mais pour se muer en « analyste », il ne suffit pas à l’intellectuel d’attiser son discours par des brindilles d’arguments. Il faut surtout qu’il jongle avec les données sèches de la statistique. Les gros concepts de la politologie et ses pimpantes dénégations rhétoriques feront le reste.

Seulement, autour de l’analyste, tout n’est pas aussi compliqué. Grâce à lui, on pourrait avoir une miette des voluptés de l’objectivité. Contrairement au spécialiste, l’analyste n’a pas de goût pour les controverses doctrinales. Sa science ne s’oppose d’ailleurs pas à celle l’expert. Son habilité, toute cartésienne, ne consiste-t-elle pas à dompter les sophismes de l’un pour les jumeler aux spéculations de l’autre ? Mais s’il se hasarde à prendre position sur ce qu’il connaît mal, faut-il lui en tenir rigueur ? Après tout, n’est-il pas analyste à temps partiel ? Sa doctrine ne s’arrime-t-elle pas d’ailleurs à une chasse aux équilibres – comme le port, très élégant, d’un soutien-gorge ?