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American-psychoBret-Easton-Ellis

Si l’on devait se poser une seule question après la lecture du chef-d’œuvre de Bret Easton Ellis, ce serait incontestablement celle-ci : comment un livre sur l’ennui mais surtout un livre aussi limpide qu’American psycho peut-il autant intriguer ?

C’est peut-être parce que son protagoniste bascule, d’un chapitre à l’autre, de l’accalmie ou de « l’ennui » vers quelque chose d’inattendu, quoique suggéré par l’intitulé du livre, la « psycho ». Ou peut-être parce qu’à la manière d’un Sade des temps modernes, les vices – loin du sens manichéen du terme, puisque vice et vertu se confondent chez Ellis – de Patrick Bateman, poussés à leur paroxysme, deviennent brusquement nos propres fantasmes inavoués, notre nature la plus profonde, la plus secrète, celle dont l’accès est interdit. Bateman, en racontant ses fantasmes, devenus actions ou actes, en viole la règle. Ainsi, ce désir à jamais refoulé prend forme : il est exécuté. Nos fantasmes prennent vie et, ce faisant, interagissent avec nous, nous choquent par cette crudité (ici, c’est essentiellement le pouvoir du langage qui est sollicité). Mais c’est surtout cet « acteur », ce Patrick, homme banal et « sans histoire » qui, en réalisant ses (ou devrais-je écrire « nos ») fantasmes, nous extirpe de notre zone de confort. Patrick bascule, lui aussi, du statut d’homme Idéal, conformément aux codes de toute une génération new-yorkaise des 90’s adulant Trump (jeunesse, beauté, argent), au statut d’american psycho, unique parce que capable de mener cette double vie, parce qu’ayant le cran de la mener, presque malgré lui.

Il existe une idée de Patrick Bateman, une espèce d’abstraction, mais il n’existe pas de moi réel, juste une entité, une chose illusoire et, bien que je puisse dissimuler mon regard glacé, mon regard fixe, bien que vous puissiez me serrer la main et sentir une chair qui étreint la votre, et peut-être même considérer que nous avons des styles de vie comparables, je ne suis tout simplement pas là. Signifier quelque chose : voilà ce qui est difficile pour moi, à quelque niveau que ce soit. Je suis un moi-même préfabriqué, je suis une aberration.

On pourrait évidemment dire que Patrick Bateman est une énième victime de son temps, de sa génération. On pourrait le décrire comme spleenétique, même si dans la première partie de ce journal, malgré son absorption massive de Xanax, de cocaïne, et d’autres substances peu recommandables, le personnage semble ne pas souffrir. Dans la deuxième partie, (qui se passe après la mort de Paul Owen, une mort orchestrée par ses soins), il déclare son malaise, son mal-être quasi existentiel. Il ne faut pas perdre de vue que cette seconde partie est, elle aussi, rythmée par l’ennui et ce besoin irrépressible qu’a Bateman de tuer, ou devrais-je dire de torturer, pour détailler le processus d’agonie de chacune de ses victimes. Cette déchéance va tellement loin, qu’on retrouve Patrick en train de manger la chair de l’une de ses victimes d’un air tellement détaché qu’il en devient effrayant. On comprend alors que le cannibalisme est l’emblème d’une dépravation arrivée à un point de non-retour ce qui est étayé par la clausule – pointe finale d’un rythme saccadé voire parfois étouffant – du livre : « SANS ISSUE ». La souffrance de Patrick va aussi de pair avec cette déchéance. En effet, la seule fois où il témoigne d’un semblant d’humanité c’est quand il « pleure trop fort » après avoir préparé une pâte avec la chair de la fille qu’il venait d’éventrer. « Déjà, les asticots se tortillent sur la saucisse humaine, et la bave qui s’écoule de ma bouche goutte sur eux ; je ne sais pas si je prépare cela correctement, parce que je pleure trop fort, et que je n’ai jamais fait la cuisine auparavant ». Evidemment, Ellis ne s’attardera pas sur ce moment quasi pathétique, Bateman ayant toujours une chose à faire puisque tel un prédateur, il « guette sa proie ».

American psycho est à l’image de Patrick. Le livre se plie, pour ainsi dire, aux quatre volontés de son maître, en tablant sur le self control. Or, il faut garder à l’esprit, les moments de dérapage mais surtout la « nervosité » qui secoue Patrick lors de son entretien avec le détective. L’ennui légendaire du vice-président de P&P est lui aussi souligné par l’itérativité de ses actions. Mais il y a surtout cette crudité du langage, combinée à l’emploi du présent, qui rend les scènes de torture aussi insupportables – mais toujours teintées d’humour noir – que fascinantes.

L’essentiel de la poitrine demeure indiscernable du cou, lequel a l’aspect de la viande hachée. Quant à son estomac, on dirait de la lasagne à l’aubergine et au fromage de Il Marlibro, ou une quelconque nourriture pour chiens du même genre, les couleurs dominantes étant le rouge, le blanc et le marron.

Choquer, toujours plus, aller aussi loin dans la torture et en amont, dans la description des sévices subis par les victimes, majoritairement féminines, de Bateman après avoir joui d’elles. Voilà comment Ellis confronte le lecteur à sa propre image, comme si à chaque chapitre il donnait la possibilité à Patrick de murmurer à son fervent lecteur, dans l’un de ses innombrables costumes Ralph Lauren « Tu pourrais être moi ». Ellis a dépassé le stade de l’identification potentielle en la rendant une condition sine qua non à la compréhension possible, mais jamais définitive, de son œuvre. Ce côté obscur, animal voire exécrable de Patrick Bateman est enfoui dans chacun de ses lecteurs. Contrairement à Sade, Ellis ne voulait pas peindre un groupe, faire des aristocrates des corrompus professionnels et des « scélérats hors pair » via le processus de victimisation des « misérables ». Quoique cette éventualité soit possible, voire prégnante dans le livre puisque on est face à la loi du plus fort, celle de Bateman, Ellis a surtout voulu montrer sa détresse à travers la vacuité de sa vie et en brouillant toutes les frontières qui auraient pu exister entre lui et son lecteur. Quand il parle, on a ce sentiment étrange et dérangeant que Bateman est devant nous.

Paradoxalement, et c’est en partie ce qui fait la force de ce livre, ce sont les personnes qui ont tout vu, tout vécu bref qui ont tout, ces yuppies si enviés, tant convoités qui sont pitoyables, qui souffrent. Paul Owen, Courtney et tous les autres n’ont pas de vie car elle est calquée sur un modèle, le modèle des artifices, du paraître. On a ainsi l’impression que Bateman s’est rebellé en menant sa double vie de « serial killer » ou « d’american psycho ». Mais décidément, cette révolte n’a pas été suffisante pour le sauver de son train-train morne et tout aussi effrayant par sa monotonie de yuppie, fan inconditionnel des Talking Heads. Alors, ironie du sort ou éternel recommencement pour ce « psycho killer » ?