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L’émission Allo Jeddah, produite et programmée par Attessia Tv durant ramadan,  a suscité une vive polémique. Entre la chaîne privée qui défend la vocation humoristique d’un programme de divertissement et ses détracteurs indignés contre une tentative de blanchiment du dictateur déchu, le torchon a brûlé tout au long du mois saint. Attessia Tv, a-t-elle remporté son enjeu annoncé ou a-t-elle sombré dans une banalisation des méfaits d’un dictateur évadé et condamné par la justice de son pays ? Décryptage.

« Ce programme humoristique de divertissement ne porte aucun background politique », annonce blanc sur noir un carton inséré après le générique de début d’Allo Jeddah, diffusée tous les jours vers 20h45, à l’heure de la rupture du jeûne. Il s’agit d’une caméra cachée où le canular consiste à inviter des personnalités très médiatisés, souvent pour leurs positions politiques, à une émission présentée par Makki Helal, un journaliste-présentateur jusqu’ici réputé pour sa rigueur et sa crédibilité. Au bout de quelques minutes d’interview, un invité surprise intervient via Skype. Ce n’est autre que le dictateur déchu, Zine El Abidine Ben Ali imité par l’humoriste Wassim Herissi alias Migalo. Simple divertissement ou instrumentalisation politique surfant sur la vague de nostalgie ? Un visionnage des 30 numéros d’Allo Jeddah fournit des éléments de réponse.

Echec du divertissement

Le concept des émissions du genre caméra cachée consiste à piéger des personnages et de les filmer à leur insu en les mettant dans des situations invraisemblables. L’effet de surprise est sensé provoquer des réactions insolites, voire drôles. Or, dans le cas d’Allo Jeddah, sur un total de 35 invités, 7 ont rapidement démasqué le canular. Sur les 28 autres invités, seulement 5 ont eu des réactions différentes de leurs positions antérieurement affichées. Le canular a donc souvent fait pschitt. Le très attendu moment de divertissement est donc raté. L’émission se retrouve dominée par le contenu politique.

Nonobstant de rares exceptions survenues à la fin de quelques numéros, la performance de Wassim Herissi reste attachée à l’interprétation du rôle de Ben Ali, bien loin de la caricature et autres procédés satiriques. En tentant de rattraper ce déficit humoristique, la caméra essaye de le combler en multipliant les plans serrés sur les visages des invités, cherchant ainsi l’exhibition de leurs émotions (exemples Mondher Guefrach et Samia Abbou). Un exercice qui a injecté une dose de sensationnalisme à l’émission, sans pour autant pallier à son inaptitude à divertir.

Triomphe du politique

Durant leurs récents passages médiatiques, le directeur d’Attessia Tv Moez Ben Gharbia (Voir Romdhane Show sur Mosaique Fm) et le présentateur de l’émission Makki Helal (Voir RDV9 sur Attessia) ont insisté à nier le caractère politique de l’émission et à affirmer sa vocation exclusivement humoristique. Pourtant, sur un total de 35 invités, seulement 5 ne sont pas des acteurs politiques. Avec une aussi importante participation des politiciens, réfuter la considérable charge politique de l’émission représente un déni de réalité. D’ailleurs, parmi les 35 invités, 14 ont occupé des responsabilités de premier plan depuis la Révolution (députés, ministres, hauts responsables des partis et des organisations) dont un seul qui a eu une position pro-Ben Ali, Ibrahim Gassas. Il a fallu inviter des épiphénomènes médiatiques sans légitimité politique comme Mondher Guefrach et Leila Mekki pour avoir plus de Benalistes. Toutefois, quand Tunisie Telegraph nous apprend que le propagandiste Borhène Bsaies a été impliqué dans la préparation de l’émission, la démarche de l’émission parait plus claire. Pire : Slim Chiboub a bénéficié d’un traitement de faveur de la chaîne qui n’a pas diffusé sa réaction après le reveal contrairement à tous les autres invités piégés.

Le dispositif au service de la nostalgie benaliste

Au moins une moyenne de 7 minutes de temps d’antenne est accordée à la voix du faux Ben Ali dans chaque numéro d’Allo Jeddah, contre une moyenne de 3 minutes pour les invités piégés. L’argumentaire adopté par l’interprète de Ben Ali devient redondant au point de virer au matraquage quotidien. Il puise dans un prétendu souverainisme et se dote d’une rhétorique conspirationniste pour expliquer le départ du dictateur déchu. Au passage, il s’attaque à Sihem Ben Sedrine et à l’intégrité de l’Instance Vérité et Dignité (IVD) et diabolise les opposants qui dialoguaient avec les chancelleries occidentales. Lors d’une étape plus avancée, au moment où l’imitateur s’assure que les invités à piéger ont complètement avalé l’hameçon, place au sensationnalisme. La position du faux Ben Ali est renforcée par les voix mixées de sorte à privilégier celle de Wassim Herissi au détriment de celles des invités. En cas de dispute, Migalo provoque du noise quand ses contradicteurs s’enflamment, une manière de les chahuter. Pour sa part, le présentateur cherche à épicer les confrontations en recourant fréquemment à des questions révisionnistes. Un tel dispositif ne peut qu’appuyer la nostalgie pour un Ben Ali dépeint comme un patriote, victime des conspirations occidentales, attaché aux valeurs familiales et, par-dessus tout, sympathique.

Dommages collatéraux et laxisme juridique

Tourné dans le studio dédié au Journal d’Attessia, Allo Jeddah en fait le décor d’un canular. Un choix compromettant la crédibilité de la seule production quotidienne de la chaîne et un de ses fers de lance, surtout que le Journal est encore fragile vu qu’il n’a pas encore fêté sa première année. Bien évidemment, le studio du Journal n’est pas le seul concerné par ce risque de déficit de crédibilité mais aussi son principal présentateur Makki Helal.

Par ailleurs, Allo Jeddah utilise des procédés très contestables où la frontière entre la réalité et la fiction s’évapore, comme quand elle a impliqué, plusieurs fois, Mounir Ben Salha, l’avocat de Ben Ali, pour piéger les invités. Pourtant, l’article 23 du décret-loi n° 2011-79 du 20 août 2011 portant sur l’organisation de la profession d’avocat est clair sur la question. Il interdit le cumul de la fonction d’avocat avec « la participation ou l’animation, d’une manière périodique ou continue, de programmes médiatiques quelle qu’en soit la nature avec ou sans rémunération ». Autre procédé contestable : L’émission est accompagnée par l’insertion de cartons publicitaires durant sa diffusion et sans annonce préalable. Or, l’article 50 du Cahier des Charges de la Haute Autorité Indépendante de la Communication Audiovisuelle (HAICA) stipule que « la distinction entre les messages publicitaires et le reste des programmes doit être clairement établie. Il faut annoncer clairement le début et la fin de la pause publicitaire ».

Allo Jeddah n’est pas la première caméra cachée produite par Moez Ben Gharbia dont le concept cherche à mettre en difficulté des célébrités, notamment des politiques. « At-Temsah » (2012), « Al-Zelzel » (2013, 2014) et « El-Tayara » (2015) l’ont déjà fait, sauf que, dans le cas présent, les piégés ne sont ni face à un prédateur ni une catastrophe naturelle. Ils sont face au chef d’un régime autoritaire, un oppresseur qui a fait subir à ses concitoyens calvaires et atrocités, un caïd d’une mafia qui a pris en otage l’Etat tunisien, un criminel condamné par la justice tunisienne et reconnu coupable de haute trahison. Et ça, ce n’est pas une rigolade.