Vous connaissez Mandrake le magicien ? Sans doute que non, pour la plupart d’entre vous. Du moins, ceux qui n’appartiennent pas à ma génération. Mandrake, donc, est le héros d’une bande dessinée populaire américaine du siècle dernier. Un bon héros, bien sûr, qui était prestidigitateur. Une sorte d’hypnotiseur. Un voyou le menace de son pistolet ? Voilà que Mandrake, d’un simple geste de la main, transforme l’arme du vilain en une vulgaire et inoffensive banane. Plus exactement, c’est l’illusion qu’en avait le méchant agresseur. C’est précisément à ce genre d’opérations que, depuis plusieurs années, s’essaye avec succès le plus grand illusionniste tunisien, depuis Kassagi. J’entends évidemment Béji Caïd Essebsi. Il a réussi à nous faire croire qu’il était un démocrate au passé irréprochable, un vieux sage raisonnable et plein d’esprit, un homme d’équilibre, soucieux du bien-être et de la concorde générale, un stratège habile et voyant loin. Surtout, il a réussi à nous faire croire qu’il était ce qu’on appelle un homme providentiel, un père pour tous, garant du salut de notre pays.

Certains ont même vu en lui un digne héritier de Bourguiba. Ou mieux, un Bourguiba bis, un clone du fondateur de la République. Grâce à ces entourloupes, le bonhomme s’est retrouvé président de la République. Sans trop de pouvoir, certes, mais président quand même. Le problème, c’est qu’il n’est pas sans risque de jouer à l’illusionniste. A force de tromper son monde l’illusionniste finit parfois par se tromper lui-même. Et c’est apparemment ce qui est arrivé à notre brave Béji Caïd Essebsi qui en est arrivé à penser qu’il était vraiment le chef de l’Etat, le patron, le boss, avant de se rendre compte que beaucoup d’autres partageaient l’autorité avec lui et qu’ils n’avaient pas nécessairement envie d’y renoncer. Ulcéré par tant d’ingratitude, il nous rejoue le coup de l’homme providentiel qui sortira le pays de la crise et par lequel s’éteindront les feux de la discorde. Et ça marche !

S’adressant à toutes les forces politiques et sociales par dessus la tête du Parlement, il annonce une grande initiative, la formation d’un gouvernement d’union nationale. Les médias, à quelques exceptions près, le suivent. On ne parle plus que de l’ « initiative présidentielle ». Les cliques politiques (certains disent « élites », d’autres « la classe politique », moi, je préfère cliques, ça sonne mieux à mon oreille) se lancent dans la bataille, espérant tirer la couverture à eux dans le cadre de la redistribution de cartes qui s’opère. Tout en saluant la brillante idée du président, seuls ceux qui se savent perdants osent quelques critiques ou formulent de prudentes – et inutiles – conditions à leur participation au nouveau gouvernement. Quelques uns, il est vrai, sont plus virulents, mais leur parole, aujourd’hui, compte pour du beurre.

Sans doute, derrière la précipitation de la plupart à soutenir cette nouvelle mascarade, il n’y pas que des enjeux purement politiciens. La redistribution des postes, des prébendes et des allégeances recouvre, au delà des ambitions personnelles des uns et des autres, une certaine recomposition politique au sein des sphères du pouvoir. Gageons que les rapports de forces évolueront en faveur des courants que, pour aller vite, je dirai les plus restaurationnistes. Ce n’est pas d’un gouvernement d’union nationale dont il faudrait parler mais bien plutôt d’un gouvernement de « réconciliation nationale » dans le sens que cette formule a pris dans le contexte actuel !

Comme l’indique, par ailleurs, le fait que la constitution de ce gouvernement dit d’union nationale échappera à l’assemblée censée représenter la nation et avec la complicité de ses principales composantes, on peut présager sans trop de risques qu’outre un renforcement, provisoire au moins, de l’autorité présidentielle, notre Exécutif gagnera de plus en plus en autonomie au détriment de l’ARP. Un gouvernement fort et uni, détaché des bagarres inter-partisanes et du foutoir parlementaire, serait indispensable, nous dit-on déjà, pour surmonter la crise. Ce dont il est question, ce ne sont point les répercussions des conflits et des désordres de l’assemblée sur le gouvernement, c’est en vérité le fait que cette assemblée, malgré tout, reflète encore, partiellement certes et de manière déformée, une certaine poussée des masses. A tout le moins, ce qui se passe à l’assemblée (les disputes, les débats, les décisions…) transparaît dans les médias et contribue à alimenter l’agitation dans le pays. Cela n’est guère tolérable aux yeux des représentants de la classe bourgeoise et des sommets de la bureaucratie administrative et policière alors qu’ils sont engagés dans un processus qui associe le renforcement de l’ordre sécuritaire – destiné en particulier à casser les mouvements sociaux – à l’approfondissement d’une politique néolibérale qui sera dévastatrice pour la majorité des Tunisiens.

Les profils du chef du gouvernement et des ministres qui seront désignés, les nouveaux équilibres politiques instaurés, le « programme » qui sera adopté, importent peu finalement. Contrairement à ce qu’on prétend, le nouvel Exécutif n’aura pas pour but de résoudre la crise que traverse le pays mais de gérer au détriment des classes laborieuses son aggravation prévisible. Et bien sûr de faire plaisir à l’illusionniste du palais de Carthage.