Khemais Khayati livre

Perdra-t-on quelque chose à dire de Khmaies Khayati qu’il est un assoiffé paradoxal ? C’est qu’entre désir et besoin, son encre se dessèche rarement. Après Quand Dromadaire devient carnivore et Lablâbi Connexion, parus respectivement en 2014 et 2015, il récidive en 2016 avec un nouveau récit où il tire derrière soi l’histoire de l’addict qu’il est devenu. Mais pourquoi parler d’ « addiction » ? Si le mot ne frétille pas dans la catégorie Lettres, Khayati en tâte au contraire à l’excès – du moins dans sa manière bien à lui de déplier le dicible et le visible en publiant à tour de bras. Une fois sublimés, désir et besoin donnent quelque chose comme La Culture, une succulente addiction.

Douceurs de l’addiction

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La frontière est-elle pourtant si poreuse ? Dans La Culture, une succulente addiction, intelligemment illustré par le caricaturiste Tawfiq Omrane, Khmaies Khayati remâche ses souvenirs au tempo d’étranges symptômes de dépendance qu’il déroule en dix-sept détentes autobiographiques. Si ses tranches de vie s’écrivent paradoxalement dans la grammaire, à peine avouée, d’une vieille lutte des classes, cela aurait peut-être de quoi mettre la puce à l’oreille. Hasardons pourtant une petite hypothèse : et si l’on prenait Khayati au pied de la lettre, pour voir à quel point sa « culture » fonctionne comme une addiction ? Quel rapport celle-ci aurait-elle avec les recettes du plaisir ? Les injections de La Culture, une succulente addiction auraient-elles le même effet que celui d’un doux opiacé ?

Il y a peut-être de la fine perversion à concevoir la culture comme on métabolise sa propre came. C’est pourtant naturel, semble-t-il, pour un fieffé comme Khmaies Khayati qui désosse tout ce qu’il capte, et décortique tout ce qui lui passe sous la main. N’est-ce pas aux fables racontées par sa grand-mère qu’il doit, dès sa petite enfance gsourienne, cette passion du récit qui aiguise l’imaginaire et donne de la fiction comme le cerisier, ses cerises ? Mais Khayati n’en a pas que pour les historiettes et les fictions. Le cinéma ne va pas tarder à aggraver le cas de l’auteur de Salah Abou Seif, cinéaste égyptien. Si une image passe par là, si le souvenir d’un film vient se poser sur la page, ce sont alors les écrans des ciné-clubs qui se rallument dans sa mémoire. Le reste, c’est-à-dire l’essentiel qui trame La Culture, une succulente addiction, se passera entre les salles de rédaction et les livres de chevet. Et rien n’échappera dès lors à cette étrange addiction. Ce fil rouge aura suffi à Khayati pour faire de la culture une excellente alliée.

Mais pas loin de l’alliée, c’est le spectre d’une ennemie sans cesse aux aguets qui ouvre les hostilités : la censure. Sous le joug de la dictature, ce sont les livres qui affolent secrètement l’État. Khayati n’est sans doute pas le seul à savoir quelles batailles harassantes il fallait mener contre une machine de censure tournant à plein régime, et quels compromis kafkaïens il fallait trouver au besoin avec les sbires de Ben Ali. Non sans cynisme, La Culture, une succulente addiction braque ses feux sur quelques une de ces coulisses. Il faut, pour s’en rendre compte, surtout voir comment Khayati, sur un ton faussement naïf mais sans réel désir de convaincre, lève un coin du voile sur les phobies livresques du pouvoir. C’est plus ou moins apaisant : on dirait une petite injection de morphine.

Culture assez pâteuse

Mais s’il fallait trouver matière à taxinomie dans La Culture, une succulente addiction, les injections stimulantes se feraient plus rares que celles des tranquillisants. Il est vrai que le récit de Khayati ne recule pas devant les risques d’accoutumance. Et ce, jusque dans la manière astucieuse de parcourir les rayonnages et de ranger les livres. Est-il judicieux par exemple de placer le Voyage au bout de la nuit de Céline à côté de Nedjma de Kateb Yacine ? Certainement pas. Et Khayati a peut-être raison, puisque racisme et liberté ne font pas bon ménage. Mais il n’est pas pour autant facile d’arracher à l’addict cultivé d’autres belles hallucinations.

Un peu trop pâteuses, malgré la légèreté du dialectal de Khayati, les tranches de cette autobiographie intellectuelle font timidement osciller le lecteur entre l’anesthésie existentielle du Traité du désespoir de Kierkegaard, le délire des Chants de Maldoror de Lautréamont, ou la came speedée de La Société du spectacle de Debord. Entre penseurs de tempérament, cinéastes de haute voltige et bêtes de prose, c’est le tranchant et la lucidité d’un Tawhidi qui se perdraient derrière le romantisme à rebrousse-poil d’un Jibran. Sans doute, peut-on encore allonger la liste. Mais l’on jubilerait certainement moins sur fond de culture hétéroclite. Car rares sont les illuminations psychédéliques dont s’enflerait La Culture, une succulente addiction aux dimensions d’un état second. Disons que tout se passe comme si Khayati, faisant de Khmaies un Sisyphe addict, poussait sans relâche le rocher de sa « culture » sans pouvoir toutefois l’empêcher de dévaler la pente de la lutte des classes. A moins que ce ne soit l’inverse.

On le sait, pour être un bon addict, il n’est pas recommandé de tout avaler. Il faut beaucoup de doigté pour ne pas trop diluer la substance euphorisante. Mais, on sait moins qu’il faut du style pour ne pas simuler la jouissance en succombant au charme des métaphores. Assoiffé de culture, Khayati l’est assurément en ce qu’il ne fait pas le départ entre désir et besoin. Mais si La Culture, une succulente addiction est à consommer sans ordonnance, saura-t-il au moins faire planer sec les opiomanes éclairés de demain ? On s’en doute. Car, même consommé en toute légalité, il semble que La Culture, une succulente addiction fasse fi de ses propres risques allogènes. Drogue de substitution, la culture dont se repaît Khayati semble peu stupéfiante – ou pas assez, c’est selon. De quoi décevoir peut-être quelques addicts aguerris.