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Soyons naïfs, ne serait-ce que le temps de quelques questions. Que peuvent bien avoir en commun des expressions comme « Complot », « Houmani », « Sit-in », « Dérapage sécuritaire » ? Existe-t-il un point commun entre une rengaine qu’on aime se chanter, un slogan qui sentirait le souffre et un mot d’ordre qui circule plus vite que la rumeur ? Quel rapport peut-il y avoir entre des expressions telles que « Résidu de la francophonie » et « Feuille blanche », ou des signifiants aussi intrigants que « Prestige et autorité de l’État », « Âne national », et « Sniper » ? À y regarder de plus près, ces énoncés ne partagent pas seulement l’arène d’une même révolution, ils ont aussi un air de famille. C’est le chassé-croisé d’un abécédaire qui les réunit. D’où Ces nouveaux mots qui font la Tunisie, très utile travail d’enquête et de réflexion écrit à quatre mains.

Les mots ? Ça détonne

Il y a assurément de bonnes raisons à cet abécédaire que l’on doit à Hédia Baraket et Olfa Belhassine. La plus évidente est sans doute le « Big bang lexical » qui a accompagné la révolution tunisienne depuis le 14 janvier 2011. Les mots détonnent. Cet événement de langage continue jusqu’aujourd’hui à épicer l’opinion publique d’utopies et de réflexes critiques. Entre concepts, notions, expressions ou slogans, Ces nouveaux mots qui font la Tunisie épingle soixante six mots choisis « selon leurs occurrences, leurs résonances, leur impact, leur durée de vie ». Mais l’on se tromperait à ne voir dans cet abécédaire qu’un simple herbier de signifiants à la vie plus ou moins courte. Si, aux yeux d’un lecteur pressé, l’ouvrage de Hédia Baraket et Olfa Belhassine semble recueillir les traces de la logorrhée de la deuxième République, il pourrait ainsi passer pour du sable sans mortier, qui n’apporterait du reste que bien peu de chose sur le fond. Sources et témoignages à l’appui, Ces nouveaux mots qui font la Tunisie prouvent qu’il n’en est rien.

Il devrait donc y avoir d’autres raisons à l’idée de cueillir ces fragments d’histoire à la bonne heure. La plus profonde, serait peut-être le devoir de mémoire. Journalistes, Hédia Baraket et Olfa Belhassine ont mené leur enquête en « historiennes du quotidien ». C’est dire qu’un seul et même enjeu anime leur double démarche : « contre l’oubli », traquer les mots et leurs effets au risque d’en consigner la perte. Le recul aura certainement permis aux deux journalistes d’explorer, sur presque trois ans et avec le sérieux nécessaire, la genèse et les référents de chacun des soixante six mots, expressions ou slogans choisis. S’il reflète, sous les guerres de vocabulaire, les ­fragilités d’une révolution et d’une transition plus ou moins boiteuses, Ces nouveaux mots qui font la Tunisie n’en joue pas moins, en même temps, le rôle d’une passoire de l’histoire en cours.

Mais ces mots ? Ça moutonne

Que font concrètement Ces nouveaux mots qui font la Tunisie ? Ce serait peut-être un peu à l’image d’un puzzle qu’on compose de pièces inégales. De la soixantaine des mots élus par Hédia Baraket et Olfa Belhassine, il y a ceux qui distillent le suc du présent. Mais il y a aussi ceux qui se grippent comme dans les affaires courantes. Dans les deux cas, le poids politique des mots moutonne : ils mobilisent ou séparent, comme ils démobilisent ou rassemblent. À deux vitesses, Ces nouveaux mots qui font la Tunisie fait briller, parmi les utopies et les prises de parole qui ont marqué un quinquennat assez agité, les fusées souvent poudrées et parfois sanglantes de la transition démocratique tunisienne. Du fameux « Dégage ! » à la non moins fameuse « Police politique », des « Médias de la honte » au sulfureux « Persépolis », du joyeux « Ben Ali s’est enfui » à l’ambigu « Islam politique », Hédia Baraket et Olfa Belhassine gambadent à la fois sur le terrain des polémiques et querelles médiatiques, dans le champ des conflits idéologiques, et dans le sillage de l’histoire des idées. Grappiller ainsi dans ces entrées comme on ramasse des mûres sauvages, nous permettra d’apprendre par exemple qu’aux yeux des cyberdissidents tunisiens, le pauvre « Ammar 404 » n’est pas qu’un simple marqueur de censure sous le régime de Zaba. On saisit également en quoi la pire des injures de l’après 14 janvier, en l’occurrence l’adjectif d’« Azlâm », flirte plutôt avec les « flèches divinatoires » des temps préislamiques. Mais on comprend surtout que « Zéro virgule » n’est pas seulement une vanne derrière laquelle se tapit en contre-jour l’essence de l’Islam politique. Déjà concept, cette expression connote le privilège assumé d’une minorité parlementaire aux allures modernistes.

L’originalité de ce dépoussiérage sémantique, ne se limite pas qu’à cela. On tournera d’ailleurs plusieurs notices, non moins lumineuses, pour qu’une brève histoire de la « Transition démocratique » nous soit finalement expliquée en cinq points. Ou encore, pour se rassurer que si le mot « Tiraillements » fait tituber la démocratie, il relève aussi du politiquement correct – tarte à la crème fraîche de la rhétorique médiatique ordinaire. A nous faire ainsi plonger dans « la partie orale de l’épreuve de démocratie », ce livre réussit surtout à démontrer qu’événement de langage et événement politique sont intimement liés. Et ce n’est pas là le moindre des mérites de Ces nouveaux mots qui font la Tunisie.

Et les autres mots ? Ça m’étonne

Reste à savoir ce que Hédia Baraket et Olfa Belhassine ont fait, quant à elles, de ces mots-là. Assez rafraîchissant, leur abécédaire de la révolution serait-il pour autant une boîte à papillons vivants ? Il possède sans doute tous les ingrédients de l’enquête sérieuse et honnête. Son seul bémol : il manque terriblement de piquant et d’ardeur. Ces nouveaux mots qui font la Tunisie pourrait difficilement composer un abécédaire amoureux de la Révolution Tunisienne, comme on souhaiterait en lire. C’est un abécédaire très poli, très soft. S’il se conforte dans les preuves, étayées de citations et de références, le livre ne s’abrite pas moins, par endroits, sous l’étendard de la culture savante. On suit facilement nos deux auteures quand elles relèvent judicieusement la valeur performative de certains énoncés. Mais qu’elles se soient parfois laissées abuser par les guerres des signifiants, n’est-ce pas cela qui risque d’introduire chez le lecteur le dard du soupçon ? Hédia Baraket et Olfa Belhassine ont certes de bonnes raisons de prendre les mots pour « une matière chaude et avérée ». Encore faut-il savoir, au besoin, en secouer les cendres mélangées. Car nos deux auteures ne risquent-elles pas, chemin faisant, d’étouffer les quelques brasiers qui enflamment encore Ces nouveaux mots qui font la Tunisie ?

Là est la question. C’est dire que le pouvoir des mots n’est jamais qu’à deux doigts glissants des mots du pouvoir. D’une part, le choix de Ces nouveaux mots qui font la Tunisie couvre de son ombre nombre de signifiants qui, inévitablement, auraient trouvé une place de choix dans cet abécédaire. En plus de quelques expressions obscènes bien senties qui ont mis du piment dans le processus révolutionnaire, et que nos deux auteures auraient peut-être préféré gainer par pudeur sous le manteau, l’on s’étonne de l’absence de la fameuse « Franc-maçonnerie » ! D’autre part, il n’est pas exclu qu’une pragmatique ordinaire de l’énonciation leur ait servi de miroir déformant. Au moins en va-t-il ainsi de certains mots auxquels Hédia Baraket et Olfa Belhassine ont très étrangement coupé le sifflet. Et pour cause, il n’y a pas que le malheureux « Martyr », réduit à la figure du djihadiste, ou l’ubuesque « État profond », qui font les frais des raccourcis conceptuels. Le contresens ne ménage pas non plus la « Gauche », ou encore la « Femme tunisienne ». À l’image de sa couverture, Ces nouveaux mots qui font la Tunisie vacille parfois entre gris et gris – du fait peut-être qu’il ne baigne pas suffisamment dans le rouge des nuances lumineuses.

Il est certes possible qu’on ne soit pas entièrement d’accord avec les auteures de Ces nouveaux mots qui font la Tunisie. Cela même est nécessaire pour quiconque s’apprêtant à crayonner, d’une pierre blanche, les vies et morts de la révolution tunisienne. Une chose est pourtant sûre : sur ces stigmates sémantiques laissés au chevet de chaque événement, il faut sans cesse braquer une lumière crue. L’ouvrage de Hédia Baraket et Olfa Belhassine aura atteint l’un de ses objectifs si historiens, sociologues ou linguistes, au lieu de se frotter les mains, engageront d’autres orchestrations au passage. Mais pour cela, il va d’abord falloir défaire quelques concepts, bien gratter leur vernis. Bref : il va falloir mettre le feu à la boîte, pour mieux aiguiser ses armes et se forger de nouveaux outils. Au moins, Ces nouveaux mots qui font la Tunisie n’aura pas à attendre en vain en poste restante.