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Depuis 2015, les stocks de lait affichent une surcharge inédite qui ont poussé, tardivement, les autorités à réagir. Une réaction qui se limite à la gestion ponctuelle de la crise en faveur des industriels privés. Selon Omar Behi, membre du bureau exécutif de l’Union tunisienne de l’agriculture et de la pêche, les éleveurs de bovins ont perdu près de 41 millions de dinars l’année dernière. Histoire d’une richesse nationale gaspillée par la mauvaise gestion et l’absence de vision stratégique.

5h du matin. Nous sommes devant le centre « Servet » de collecte du lait, à Mornag. Ici, Arbia et Sofiane traversent des dizaines de kilomètres de campagne, tous les matins, pour collecter le lait des petits et moyens éleveurs. Blouse blanche, gants blancs, Arbia Mzoughi, ingénieur agricole, teste l’acidité du lait avant de le verser dans la citerne du camion. Devant les petites fermes, les éleveurs attendent Arbia pour délivrer le lait. La conversation s’engage sur la qualité du lait mais surtout sur le sort de la récolte de la veille. « Le camion d’hier est encore en attente devant l’usine. Inchallah, il sera accepté. » C’est ainsi que Arbia et son collègue essaye, tant bien que mal, de rassurer les éleveurs. Depuis mars, la période de haute lactation s’annonce plus dure que jamais. En plus d’une hausse de la production, les réserves de lait stockées dans les usines depuis l’année dernière ne sont pas encore liquidées.

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« Je pense sérieusement arrêter l’élevage »

Belgacem Hammami est un petit fermier de la région. L’élevage bovin est une tradition dans sa famille. Mais ces dernières années, ses quatre vaches ne sont plus rentables. « Les dépenses sont plus importantes que les gains. En plus du vétérinaire, de la nourriture et de l’entretien quotidien des vaches s’ajoutent les problèmes d’une demande en baisse. Si le lait est refusé à l’usine, je partage les pertes avec le centre de collecte. Si le centre de collecte me refuse le lait, j’assume totalement les perte. Avec le temps, les vaches ne sont plus rentables. Jadis, elles broutaient directement dans les prairies, elles étaient moins fragiles et plus économiques. Depuis qu’on nous a obligés à acheter les aliments concentrés pour nourrir nos vaches, les dépenses ont augmenté et la productivité a diminué considérablement. Actuellement, je pense sérieusement arrêter l’élevage. Je continue de le faire simplement pour conserver une tradition familiale  » témoigne avec regret Belgacem.

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En 1999, la Tunisie a atteint l’autosuffisance en lait. Depuis, nous passons chaque année par deux périodes de production : la haute et la basse lactation. Ces deux périodes ne sont pas synchronisées avec le niveau de consommation national. Quand la lactation est en hausse, la consommation baisse et vice versa. Pour réguler le marché, l’État a opté pour un système de stockage national que les usines privées assurent selon des quotas. Ce stock récolté en période de haute lactation est liquidé, chaque année, quand la production du lait baisse. Selon le décret n°2009-2293 du 31 juillet 2009, le stock stratégique est interdit d’exportation ou de transformation en produits laitiers afin de garantir l’autosuffisance tout au long de l’année.

61 millions de litres stockés depuis janvier 2016

En 2015, la haute lactation a été marquée par une baisse inédite de consommation. D’un stock national de 35 millions de litres de lait en 2015 nous sommes passés à 61 millions de litres en 2016. Le pouvoir d’achat affaibli par la crise économique est en partie à l’origine de cette baisse de la consommation. D’après Lotfi Chamakhi, directeur du Groupement interprofessionnel des viandes rouges et du lait, le Tunisien consomme près de 110 litres de lait et 800 grammes de fromage par an. Mais pas seulement, car les hôtels, grands consommateurs de lait, ont aussi abandonné le lait. Les touristes assuraient la consommation de plus de 35 % de la production de lait chaque année. « Depuis les derniers attentats au Bardo et à Sousse, la consommation a considérablement chuté ; pas seulement le lait mais tous les produits agroalimentaires » explique Lotfi Chamakh.

À Mornag, la collecte du lait se poursuit. Devant un rassemblement de quatre maisons, quelques femmes donnent leurs bidons de lait au camion de la collecte. Mais Arbia refuse une des livraisons et explique à la paysanne que son lait n’est pas de bonne qualité. « C’est pour ça que nous faisons un test sur place avant d’en effectuer un deuxième au laboratoire du centre. Parfois, les agriculteurs rajoutent de l’eau ou ne conservent pas bien leur lait, il devient trop chargé de bactéries » explique-elle..

Un lait trop cher à exporter

Malgré l’excès de sa production, la Tunisie n’arrive pas à exporter son lait. « Le lait tunisien n’est pas compétitif. À cause des méthodes artisanales de la collecte, le taux de son acidité est élevé. Le processus de séchage est également coûteux en Tunisie. C’est tout le secteur, de la production à l’exportation, qu’il faut réorganiser » plaide Mouadh Djaït, propriétaire du centre de collecte de Mornag. Durant une seule matinée, deux camions de son centre ont été refusés. « Les usines sont saturées. Elles donnent la priorité à leurs camions puisqu’elles ont des contrats annuels avec des grandes fermes. Chaque jour, nous essayons de vendre le lait refusé à des fromagers clandestins. Ils achètent notre lait très bon marché mais nous n’avons pas d’autres choix à part les égouts » continue-t-il.

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La crise du lait profite aux industriels à tous les niveaux. Moncef Gheram, homme d’affaire, vient de lancer une usine de séchage de lait à Zaghouan. Encouragé par la subvention de l’État et la demande abondante du lait en poudre, Gheram a déjà commencé la production. « J’ai commencé par une quantité de 10 tonnes de poudre pour tester la qualité. Il faut dire que le lait tunisien est plus cher en séchage que le lait européen. Ici, un kilo de poudre nécessite 12 litres de lait alors qu’en Europe il en faut seulement 9 litres » explique l’homme d’affaire qui a déjà signé avec la grande marque Délice Danone et compte s’investir exclusivement dans le marché national.

Pour arriver à exporter le lait tunisien, l’État s’est engagé en mars 2016 à aider les industriels nationaux à trouver des marchés à l’étranger et à rendre leurs prix compétitifs. La subvention de l’exportation s’élève entre 115 et 150 millimes le litre. « Même si ce sont les moins perdant de toute la chaîne de production, les industriels seront les seuls à recevoir la subvention de l’État. Une obligation liée à la conception même du secteur. Si les grandes marques de lait n’arrivent pas à exporter le plus rapidement possible, la situation deviendra catastrophique » s’alarme le directeur du centre.

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Si jusque-là l’exportation de lait était autorisée sous contrôle de l’État afin de sécuriser la consommation nationale, depuis le 6 octobre 2015 cette autorisation a été annulée. « Ce n’est pas facile de trouver des marchés à l’international. En avril, nous avons exporté uniquement 2 millions de litres »explique Lotfi Chamakhi. « Il y a trois ans, c’était près de 25 millions de litres qui passait en contrebande en Libye. Un marché que nous avons perdu l’année dernière pour ne pas avoir un manque de lait ».

Dans la gestion de cette crise, Le ministère du Commerce et celui de l’Agriculture se focalisent sur la liquidation rapide et improvisée des stocks. « Le gouvernement a évacué près de 30 millions de litres à travers les ministères de l’Intérieur, des Affaires sociales et de l’Éducation. Mais nous ne savons pas si cette consommation a renforcé celle déjà existante ou l’a tout simplement remplacée » explique Lotfi Chamakhi.

Selon nos interlocuteurs, personne ne peut confirmer si l’on s’approche d’une sortie de crise. Tout dépendra des industriels et de leurs prochaines recettes. En attendant, les administrations compétentes gèrent, comme elles peuvent, le chaos dont les éleveurs sont les premières victimes.