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Quelle sorte de vie publique est celle où la communication c’est-à-dire la manipulation ou la propagande remplace la controverse ? Philippe Meyer 

Depuis l’opération de Ben Guerdane, une inflation langagière a envahi nos plateaux télé, nos radios et nos journaux. On parle de « l’épopée de Ben Guerdane », d’une action réussie sur tous les plans, d’une « victoire pour le peuple tunisien » et d’un coup dur pour le terrorisme qui « n’a pas sa place en Tunisie ». Au-delà du degré de véracité de ces propos, on se demande si la majorité des médias ne se sont pas donnés pour mission de répéter les mêmes phrases et les mêmes représentations. Seule une poignée de journalistes, dont le chroniqueur Heythem El Mekki, a mentionné l’hypothèse d’un ballon d’essai envoyé par les terroristes.

Outre la surenchère langagière, de nombreux médias tunisiens excellent désormais dans l’art de déformer les réalités des mouvements sociaux qui balayent le pays et de les défigurer. Grâce à une pléthore de « journalistes », « chroniqueurs » et « think-tanks », ces événements dénonçant – à la base – la misère, le népotisme et la corruption qui sévissent dans l’administration tunisienne, sont représentés comme des actes à dimension politique entremêlés de vandalisme et de nuisance portant préjudice à l’ordre public, à la paix sociale et à la sécurité nationale (voir l’article sur Kerkennah publié sur le site 24heures).

Plus encore, le traitement sélectif de l’information propre aux médias de masse met l’accent sur des épiphénomènes comme les scènes de pillages ou la présence de partis politiques surfant sur cette vague de contestations, et ce aux dépens des revendications sociales originelles ayant trait à l’amélioration des conditions de vie. Aussi, ce n’est pas un hasard si ces mouvements contestataires touchent essentiellement les régions défavorisées du centre ouest et les îles Kerkennah, marginalisées et réputées pour leur taux de chômage élevé.

Mises à part ces tentative de diversion, certains médias n’hésitent pas à jouer sur les peurs de leur auditoire. Pour les « progressistes », il s’agit d’une bande d’extrémistes religieux qui instrumentaliseraient la précarité sociale et la frustration des habitants pour fonder un émirat islamique (voir l’article d’El Hasad « Les événements de Kerkennah, le mouvement terroriste Daech s’en mêle »). Pour les « religieux », il s’agit d’une bande d’extrémistes de gauche et d’individus fortement « alcoolisés » (propos du porte-parole du ministère de l’Intérieur) qui voudraient détruire l’Etat tunisien et asseoir un nouvel ordre. Ces accusations sont d’ailleurs étayées par le chef du gouvernement qui dénonce le rôle de Hezb Ettahrir et du Front Populaire dans ces événements. Les propos d’une personnalité de haut rang sont, qui plus est, irréfutables et très crédibles. Or, une fois encore, l’origine des contestations, à savoir le chômage des jeunes et la pauvreté, est dissimulée, accessoirement mentionnée ou bien citée dans le but de jouer sur les paradoxes et de rendre les revendications illégitimes. En d’autres termes, l’injustice sociale existe, vous avez le droit de revendiquer, mais le contexte est difficile, ce n’est pas le moment et vous êtes manipulés.

Dans un autre article paru sur Business News le 18 avril ( « L’Etat recule jusqu’à tomber à la mer »), Nizar Bahloul s’étonne du refus de l’UGTT et du personnel du CHU Habib Bourguiba de Sfax de la nomination d’un cadre de l’armée à sa direction. Il explique cette attitude par le refus de la rigueur et du sérieux militaire : « La rigueur justement ! Les syndicats de Sfax ne veulent pas d’un médecin rigoureux qui ferait marcher l’hôpital comme un militaire. Alors, ils rouspètent, ils protestent, ils manifestent. C’est de la bonne santé démocratique, diriez-vous ? ». Il brosse également le portrait d’un syndicat goujat, dépourvu de bonnes manières :

Au syndicat de la santé de Sfax, tout le monde n’a pas bénéficié d’une bonne éducation. Et lorsqu’on est mal éduqué, on ne proteste pas, on insulte ! La défunte mère du ministre a eu son lot d’insultes de la part de certains membres de ce syndicat. Et lorsqu’on est mal éduqué et que, malgré les insultes, on n’obtient pas gain de cause, on passe à la menace. Étape qui précède généralement l’agression physique. Nizar Bahloul

L’insulte à la mère défunte, atteinte personnelle suprême, servirait à choquer le lecteur et à loger tous les syndicalistes à la même enseigne. Pourtant, là encore, on passe sous silence l’hypothèse selon laquelle le capital sympathie de l’armée pourrait favoriser son entrée progressive dans l’espace civil.

En réponse aux mouvements sociaux, nombre de médias tunisiens agitent le spectre de l’effondrement de l’Etat. Toutefois, rares sont les journalistes qui évoquent les causes viscérales de ce bouillonnement général : la rupture consommée entre la classe politique et le reste de la société, l’absence d’une réelle volonté réformiste, le laxisme du gouvernement face aux vrais acteurs du terrorisme, l’opportunisme de la classe dirigeante ainsi que son désengagement et son désintérêt face aux problèmes de la population. Par ailleurs, la corruption – à haut niveau – et l’injustice, premiers fléaux annonciateurs de la chute de l’Etat, sont mis entre parenthèses.