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Le 9 mars 2016, tous les Tunisiens étaient unis pour inhumer les martyrs de la nation tombés dans l’attaque de l’Etat islamique (Daech) du lundi 7 mars 2016 à Ben Guerdane. La communion était réelle et a traversé toutes les régions, toutes les générations et toutes les classes sociales. Les Tunisiens semblaient soulagés de voir les habitants de Ben Guerdane se soulever contre les « terroristes » de Daech et donner la preuve de leur appartenance à la « nation tunisienne » en dépit de leur marginalisation par l’Etat central. Ceux que les classes dominantes considéraient comme des « voyous » lors des dernières élections car n’ayant pas voté pour Nidaa Tounes, le parti au pouvoir aujourd’hui, sont devenus soudainement les « héros de la nation ». L’unité nationale incarnée par le slogan « Nous sommes tous unis contre le terrorisme » et la victoire de l’armée, célébrée en grande pompe, semble triompher de tous les doutes et tous les clivages. Nous aurions alors une preuve supplémentaire de l’exception tunisienne.

Pourtant, plusieurs questions restent en suspens : Est-ce que nous sommes vraiment devant un moment fondateur qui permet de construire une vraie unité nationale? Le fossé qui s’est creusé entre l’élite politique et une bonne partie du peuple tunisien depuis le départ de Ben Ali, les discours politiques qui ont régulièrement stigmatisé le Sud l’accusant de tous les maux de la Tunisie, la faillite des élites à apporter une réponse viable aux revendications de la révolution, l’accroissement des inégalités sociales, la corruption généralisée, etc. ; tous ces paramètres permettent-ils de croire que la guerre contre « Daech » est suffisante pour garantir la cohésion nationale et la stabilité du « modèle tunisien » ?

Béji Caïd Essebsi, expliquait récemment aux Tunisiens lors d’une déclaration transmise par la TV nationale qu’ « il s’agit d’une attaque sans précédent, coordonnée. Les assaillants avaient peut-être pour but de contrôler cette région et de proclamer une nouvelle province « au nom de groupes extrémistes », puis il enchaîna « Les Tunisiens sont en guerre contre cette barbarie et ces rats que nous allons exterminer », tout en feignant d’oublier que les « rats » qu’il veut exterminer sont les enfants de la Tunisie[1].Un selfie de jeunes soldats accompagnés des corps ensanglantés des « terroristes » au mépris total de la dignité humaine a été largement partagé sur les réseaux sociaux pour célébrer la victoire de l’armée. Mais comment peut-on alors mener une guerre contre un ennemi aussi intime et se réjouir de l’abattre ? Et comment en sommes nous arrivés là ?

Quand Ben Guerdane cristallise les maux de la Tunisie

Ben Guerdane est une ville du sud-est de la Tunisie proche de la frontière libyenne qui cristallise à elle seule, tous les maux du régime politique et économique qui a gouverné la Tunisie depuis 60 ans. Marginalisée depuis l’indépendance, Ben Guerdane vit de la contrebande, du commerce informel et, plus récemment, du trafic d’armes. Des réseaux puissants s’y sont formés où argent, solidarités tribales et clientélisme avec les agents de l’Etat jouent un rôle important dans le fonctionnement de l’économie locale. En l’absence d’une alternative viable garantissant le développement économique de la région, les pouvoirs successifs ont privilégié le laisser-faire afin de maintenir un minimum de paix sociale. Mais la guerre en Libye, la chute du régime de Kadhafi et la fragilisation de l’Etat tunisien ont introduit les jihadistes dans l’équation et c’est à Ben Guerdane et plus largement dans le sud-est tunisien que s’organisent les réseaux de recrutement de jihadistes à destination de l’Irak et la Syrie.

Le 7 mars 2016, les assauts de Daech qui ont visé les postes de la garde nationale et de la police ainsi que la caserne militaire ont, selon un bilan définitif, entraîné la mort de 36 djihadistes, de 12 membres des forces de l’ordre et de 7 civils dont une enfant de 12 ans. Ils interviennent dix jours à peine après la brève prise de la ville libyenne de Sabratha par les combattants de Daech à environ 100 km de la frontière tunisienne. Ces assauts ne sont pas les premiers. Depuis la révolution de 2011, des dizaines d’agents de la garde nationale, de la police et des militaires ont été tués par des assaillants armés, principalement dans les zones frontalières. Au musée du Bardo à Tunis, en mars 2015, 22 personnes ont été tuées par un commando terroriste. A Sousse, en juin 2015, 38 personnes ont été abattues. Les jihadistes tunisiens seraient aujourd’hui 5000 à 6500 sur le territoire libyen. Si les analystes sont unanimes pour expliquer que le phénomène du salafisme jihadiste s’est développé dans les années 1990 sous le règne de Ben Ali ; il n’en demeure pas moins que la chute des dictatures tunisienne et libyenne, le rapport ambivalent d’Ennahdha (le parti islamiste au pouvoir) avec le mouvement salafiste, le chaos provoqué par l’intervention militaire de l’Otan en Libye en 2011, l’affaiblissement des Etats, et enfin la libération de 1200 salafistes dont 300 ont combattu en Afghanistan en mars 2011 sous le gouvernement de transition de Béji caid Essebsi, sont autant de facteurs qui ont largement permis la prolifération du phénomène[2].

Quand les jeunes chômeurs répètent tous en chœur : 

« Nous sommes déjà morts »

Il est utile de rappeler que 5 ans après la révolution, si le dialogue national a permis d’assurer un consensus permettant le partage du pouvoir entre l’ancienne élite gouvernante représentée par Nidaa Tounes et la nouvelle élite islamiste issue des urnes, les revendications de la révolution sont restées quasiment lettre morte. La compétition politique a largement affaibli les institutions de l’Etat, les injonctions des bailleurs de fonds imposant une nouvelle vague de réformes économiques exécutées par l’élite locale ont perpétué voire aggravé les dysfonctionnements structurels de l’économie tunisienne et ont largement généralisé la corruption. Les Tunisiens se trouvent alors face à un Etat à double visage : autoritaire lorsqu’il s’agit de réprimer les mouvements sociaux et les libertés individuelles et absent lorsqu’il s’agit d’apporter une réponse à la crise économique et sociale qui sévit dans le pays. A la violence de la corruption de l’élite gouvernante s’ajoute la violence symbolique qui s’incarne dans la normalisation avec toutes les figures de l’ancien régime et leur retour sur la scène publique, une normalisation qui a récemment conduit le porte parole du gouvernement Khaled Chouket à réclamer le retour de Ben Ali.

Face à l’absence de projet politique et économique pour les zones marginalisées, les premiers concernés par le phénomène jihadiste expriment depuis un certain temps une colère sourde qui aurait du alerter la société tunisienne dans son ensemble sur les défis actuels. Les jeunes chômeurs, qui ont combattu les forces de l’ordre durant le soulèvement de décembre 2010-janvier 2011, qui ont écrit sur les murs et ont crié partout : « S’il vous plait écoutez nous », ont changé radicalement de discours. Qu’ils soient maintenant candidats à l’émigration clandestine en Europe, qu’ils décident de s’immoler, de s’engager auprès de Daech ou d’entrer dans une grève de la faim pour revendiquer leur droit à une vie digne, ils répètent tous en chœur : « Nous sommes déjà morts ». Le corps devient ainsi le dernier champ de bataille pour résister contre la violence physique et symbolique qu’ils subissent en l’absence de tout espoir.

Ainsi, Nassim Soltani, le cousin de Mabrouk Soltani, le jeune berger décapité par des terroristes au mont Mghila dans le gouvernorat de Sidi Bouzid, au centre du pays, zone déshéritée et livrée à elle-même, d’un point de vue économique, mais aussi sécuritaire, hurlait déjà sa rage et la rage de plusieurs jeunes qui vivent la même situation que lui, le 14 novembre 2015 dans une émission de télévision : « Nous sommes tous morts à la base ! On n’a rien… J’ai 20 ans, je n’ai jamais vu de responsable en visite dans la région. Je n’ai jamais rencontré de responsable. » Plus loin, il ajoute : «  Nation ! Nation ! Moi je ne connais la Nation que sur la carte d’identité nationale ! »

Deux explications concurrentes : Lectures culturalistes vs Lectures marxistes

Pour essayer de saisir la complexité de cette réalité terrible, deux lectures s’opposent : les premières aboutissent à des affirmations essentialistes qui postulent que l’islam est l’origine de tous les problèmes, et entrent ainsi en résonance avec les revendications islamistes qui ont pendant longtemps réclamé que c’est dans l’Islam que réside la solution de tous les problèmes politiques et économiques. Les partisans de cette lecture, le plus souvent issus de l’élite autoproclamée « moderniste », se dédouanent de toute responsabilité dans l’échec collectif qui a abouti à ces tragédies, imputent l’origine du mal à la culture populaire et décrète que la seule et unique solution est de « réformer l’Islam ». L’enjeu devient alors de multiplier les actions éducatives contre ce qu’ils appellent « la culture du terrorisme » faisant abstraction du contexte politique et social aussi bien local que régional qui a abouti à ce chaos.

En revanche, pour les détracteurs d’une vision essentialiste de l’islam, ce sont principalement les facteurs économiques, sociaux et politiques qui expliquent le phénomène salafiste-jihadiste que connaît la Tunisie. Ils mettent en avant le fait que les candidats au jihadisme sont habituellement des jeunes âgés de 15 à 35 ans, qui sont pour la plupart au chômage et qui habitent les quartiers pauvres et les zones délaissées de l’intérieur du pays. Ces jeunes pour qui l’offre politique existante est largement en deçà des attentes auraient choisi le salafisme jihadiste pour se fabriquer une nouvelle identité politique leur permettant de transcender la réalité terrible qu’ils vivent. Dans cette perspective, la question de l’influence de la religion n’est pas évoquée tant il est évident que celle-ci n’est pas pertinente. Pourtant, et même si le jihadisme salafiste est aujourd’hui un phénomène planétaire, la manière dont les jeunes candidats au jihadisme dans chaque pays donnent sens, aussi bien à la crise sociale et politique locale qu’aux guerres coloniales que subit le monde arabe depuis des décennies, est bel et bien enracinée dans un imaginaire collectif historique et culturel local particulier.

Loin de toute opposition réductrice entre d’un côté, une vision mécanique des effets de la religion sur les comportements des jeunes salafistes et de l’autre côté, une vision purement « matérialiste » des causes du phénomène jihadiste, les analyses du phénomène salafiste-jihadiste gagneraient en profondeur si on réussit à explorer la manière dont une réalité politique et sociale objective se combine à des références religieuses pour former l’univers de sens au sein duquel les conduites de ces jeunes interviennent et prennent sens.

Pour conclure, et au-delà du défi intellectuel que pose le phénomène salafiste, la tragédie de Ben Guerdane nous invite à apporter des réponses politiques claires à plusieurs questions : Peut-on décemment continuer à parler de l’exception tunisienne récompensée par le Prix Nobel et célébrer notre statut de bon élève démocratique en l’absence de toute alternative économique et sociale? Peut-on décemment célébrer l’union sacrée contre « Daech »  alors que ce sont les enfants de la Tunisie qui sont au premier rang dans cette guerre? Peut-on sérieusement continuer à se voiler la face et croire qu’il est possible de mettre en place une démocratie viable en Tunisie alors que la Libye et toute la région subissent une des guerres les plus terribles entre les différentes puissances régionales et occidentales ?

Si l’élite gouvernante continue à adopter la politique de l’autruche et n’envisage que les solutions sécuritaires, les récents mouvements sociaux de Janvier 2016 à Kasserine et 15 antres régions revendiquant travail et développement régional continuent à rassembler des milliers de citoyens. Ils laissent entrevoir que malgré l’attrait exercé par Daech et/ou la rive nord de la méditerranée, l’espoir est permis. Ils montrent qu’on continue à défier les gouvernants et permettent de constater que la lutte pour un monde plus juste continue. Un espoir bien nécessaire pour faire face à l’offensive économique et politique que subit la Tunisie et plus généralement toute la région arabe.

 

[1] Taher Gharabli – président du conseil militaire de Sabratha – avait déclaré que la majorité des combattants de l’EI qui ont mené l’attaque contre la ville sont des Tunisiens.

[2] Tunisie: Violences et defies salafistes, Rapport Moyen-Orient/Afrique du Nord N°137 | 13 février 2013, International Crisis Group.

* Une version arabe de ce texte est publiée par Essafir