Les articles publiés dans cette rubrique ne reflètent pas nécessairement les opinions de Nawaat.

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J’envie tous ces “commentateurs” et “experts” de la question djihadiste qui, confortablement installés dans leurs certitudes et vérités infaillibles, veulent convaincre la masse que le combat contre le terrorisme se limite à un problème de renseignement, d’armement et de lois répressives et liberticides. Cet entêtement à vouloir marginaliser la dimension matérialiste, sociale et politique de la chose djihadiste, qui n’est certes pas innocent, aveugle la masse, brouille les pistes et nuit à l’efficacité de la lutte contre un fléau dont les premières victimes sont des jeunes en perte de repère.

J’envie cette facilité mais je ne l’affectionne pas et je n’y souscris certainement pas, même s’il est risqué et périlleux d’interpeller la raison et se permettre le doute dans cette lobbycratie montante qu’est la Tunisie d’aujourd’hui. Une lobbycratie où des tout-puissants choisissent l’agenda médiatique et politique au peigne fin en totale déconnexion avec la réalité sociale. Dans cette atmosphère nauséabonde, il est devenu suspect de faire appel à la mesure et à la réflexion depuis que le fait divers a brouillé le phénomène et l’actualité a pris le pas sur les idées et la pensée.

Or voilà qu’un groupe parlementaire, peut-être en quête de visibilité, a récemment proposé un texte de loi portant sur l’interdiction du port du niqab dans les lieux publics. Ce texte de loi, selon les dires du chef de ce courant politique, s’inscrit dans le cadre d’une stratégie de lutte contre le terrorisme, tiens!

Pour les porteurs de ce projet de loi qui n’a pas encore été débattu au parlement, l’effet escompté et voulu, celui de faire parler d’un groupe politique naissant, a probablement été atteint, peu importe l’opportunité ou la valeur politique et éthique de leur proposition ou de l’issue du débat parlementaire à son propos. Pis encore, dans leur calcul politique, ils parient sur un blocage par les islamistes ce qui mettrait Nidaa dans un grand embarras et marquerait ainsi le groupe Al Horra comme étant le nouveau porte-drapeau “anti-islamistes” après la trahison infligée par Nidaa à ses électeurs.

Pour les pourfendeurs sur “faux” fond confessionnel ou traditionaliste, et je parle entre autres d’Ennahdha, c’est du pain béni, un cadeau tombé du ciel pour enfoncer leur allié qu’ils tiennent à maintenir affaibli et divisé. De ce point de vue, les protagonistes sont, en réalité, en collusion parfaite et regardent ainsi dans la même direction stratégique : maintenir la ligne de fracture politique islamistes-modernistes qui, in fine, est la source même de leur longévité politique, de leur maintien au pouvoir et même de leur futures alliances avec comme alibi la nécessité du compromis, de l’unité nationale… face au terrorisme, tiens! Quel paradoxe.

Or, si on veut élever le débat et dépasser l’actualité et les calculs politiciens dont on a démontré l’incohérence et l’hypocrisie, il convient de reconsidérer la question du port du niqab sous un autre angle, celui du rapport de domination et de quête de reconnaissance.

Ce qui est frappant et paradoxal, c’est que les supposés “islamistes” comme les supposés “modernistes”, profitent à deux de cette position de domination qu’exercent à la fois les courants “traditionalistes” d’une partie de la société et de sa classe politique tout comme l’appareil de l’autoritarisme “moderniste” étatique.  Les belligérants, tous deux antirévolutionnaires et conservateurs, n’ont pas intérêt à transformer la société, mais à en délimiter les contours, déterminer les fractures et les rapports de domination. Ils ont presque tout à gagner à maintenir cette “minorité” visible de femmes en niqab pour en faire leur grain à moudre électoral. Ils se délectent tous de l’acharnement politico-médiatique dont fait l’objet ces femmes en niqab, le lynchage médiatique que subissent ces tunisiennes n’élèvent pas le débat et n’avancent en rien la société, ils ne font que raviver les haines et diviser les tunisiens. De l’autre côté, le discours populiste qui fait du niqab un signe de piété et de chasteté face à une société décadente ne fait que maintenir le joug de la soumission et de la marginalisation de tant de femmes qui souffrent dans le silence. 

Or, si nos faux belligérants s’intéressent à ces femmes “invisibles” pour renflouer leurs crédits politiques en faillite, nous nous intéressons à l’Homme (avec un grand H) qui est derrière le niqab, nous voudrions essayer de comprendre les raisons profondes qui font que ces femmes se cachent derrière un masque tout en voulant à tout prix faire partie de la société, être visible et éminemment présentes dans le débat politique. Pour ce faire, la modestie intellectuelle et le respect de ces femmes en niqab s’imposent dans notre démarche, nous nous efforçons donc de se poser des questions sans affirmer de réponses définitives.

Dans son brillant commentaire de la pensée Hegelienne, Alexandre Kojève écrit :

La vocation spirituelle de l’homme se manifeste déjà dans cette lutte de tous contre tous, car cette lutte n’est pas seulement une lutte pour la vie, elle est une lutte pour être reconnu, une lutte pour prouver aux autres et se prouver à soi-même qu’on est une conscience de soi autonome, et l’on ne peut se le prouver à soi-même qu’en le prouvant aux autres et en obtenant cette preuve d’eux.

Ceci nous renvoie de facto à la question de reconnaissance et de désir chez Hegel; on pourrait ainsi penser que la femme en niqab se met derrière le niqab non pas pour se cacher mais bien pour être plus visible. Posons-nous la question suivante : pourquoi est-ce que nous n’avons jamais entendu, en France par exemple, de débat sur la “frumka” (niqab des juifs)? La réponse est que ceci ne s’est pas posé car les femmes juives, même “orthodoxes” n’en portent pas en France et en Europe occidentale où la communauté juive fait partie de la classe dominante! Il n’est pas dans l’intérêt d’une minorité influente et faisant partie de la classe dominante, celle qui contrôle les rouages politiques et financiers, de se rendre visible et encore moins “dissidente” ou en rupture avec le mode de vie de la “majorité”. Ce n’est pas le cas des exclus, des laissés pour compte, de ceux qui subissent les humiliations quotidiennes, la discrimination, la marginalisation sociale et territoriale, la stigmatisation et le dénigrement systématique. Ceux-là feront tout pour se rendre audibles et visibles, se démarquer de la masse pour s’affirmer, gêner, choquer et perturber le mode de vie de la classe dominante qui n’est pas, en général, la majorité!

Même s’il est important de dissocier niqab, qui est principalement un code vestimentaire de démarcation et un signe de rébellion non violente sur l’ordre établi par la classe dominante, et terrorisme comme un acte criminel et nihiliste, il convient de reconnaître que, pour les femmes en niqab comme pour les jeunes hommes (ou femmes) qui se font exploser ou qui rejoignent Daech, nous sommes face à des phénomènes de déni d’appartenance à une communauté, à un groupe. Les terroristes, par leur suicide “sacré”, tout comme la femme en niqab, veulent signifier au groupe qu’ils renoncent à la vie, ou qu’ils sont maîtres de leurs morts, de leurs destins, inversant ainsi le rapport de domination. Pour eux, la communauté qu’ils rejettent est esclave de sa vie séculière profane à laquelle le “martyre” comme la femme voilée renoncent.

Mais ce nihilisme, même s’il faut reconnaître qu’il puise dans une lecture littéraliste et surtout politisée de certains textes religieux, trouve aussi son terreau dans le vide idéologique et politique qui caractérise la scène politique tunisienne et internationale. En 2001, Zaki Laïdi pointait déjà, dans “Un monde privé de sens”, la perte de sens global qu’a provoquée la chute du mur de Berlin et l’hégémonie capitaliste sur le monde. Il ne s’agit pas là d’une quelconque nostalgie de la guerre froide, mais de reconnaître que ce conflit “structurait” les luttes, peu importe le jugement qu’on puisse porter sur les protagonistes… Quel sens peut-on trouver dans la Tunisie post-14 janvier où les supposés “militants” se sont alliés aux bourreaux de l’ancien régime pour soumettre la volonté du peuple et imposer leur agenda de pouvoir sans révolution, sans réel changement? Qu’est ce qui décourage les jeunes désorientés, en quête de radicalité, de se jeter dans les bras de Daech quand les “islamistes modérés”, soucieux de leurs petits calculs de pouvoir, ont trahi leurs propres promesses avant de trahir la révolution? De ce point de vue, Ennahdha, comme parti politique opportuniste et pragmatique qui n’a rien d’islamiste, ne présente aucunement, comme il le prétend, un courant “modéré” et une garantie contre l’extrémisme, bien au contraire, il maintient et attise les divisions sur fond “confessionnel” à but électoral sans donner de sens à la vie politique tunisienne par des politiques sociales, éducatives ou économiques qui répondent aux attentes des tunisiens.  

Ces propos peuvent ne pas plaire aux uns comme aux autres. Les femmes en niqab pourraient y voir un discours moralisant, paternaliste et hautain qui vise à faire une psychanalyse pour des femmes qui n’ont rien demandé. Les “modernistes” pourraient y trouver l’occasion en or pour me lyncher et m’accuser de tous les maux ; justifier le terrorisme, éprouver la sympathie envers eux…

A vrai dire, les réactions des uns comme des autres m’importent peu, ce qui m’importe c’est de provoquer des interrogations, ouvrir une brèche, briser la glace ou y ouvrir une brèche pour voir des Hommes et des Femmes derrière le niqab comme symbole et signe de colère et non comme simple habit religieux sans minimiser la crainte et la peur des tunisiens pour leur sécurité et leur mode de vie. C’est à cœur ouvert que j’ai parlé avec un réel souci de comprendre les souffrances et craintes des uns et des autres. La modestie implique qu’on reconnaisse la complexité de l’autre car les réductions, les campagnes de déshumanisation et de stigmatisation sont en général des préambules à de douloureux conflits et souffrances. La lutte contre le terrorisme doit se donner les moyens pour venir à bout des origines du mal ; la corruption, l’exclusion sociale et économique, la marginalisation territoriale, le recul de l’école publique et de l’enseignement comme ascenseur social au détriment du favoritisme et au clientélisme. La lutte contre le terrorisme doit être axée sur l’inclusion et l’intégration sociale, la protection des libertés publiques et individuelles sans aucune exclusion. Toute loi qui vise à stigmatiser un groupe, aussi minoritaire qu’il soit, n’aura d’autre effet que la ghettoïsation le renforcement de l’extrémisme. Seuls l’inclusion et l’intégration économique, sociale, scolaire et culturelle viendront à bout de la soumission et des croyances rétrogrades.