Cela fait bien longtemps que l’on ne se pose plus la question : quelle place pourraient prendre les arts dans leur ensemble s’ils faisaient partie intégrante de notre quotidien. Comme l’oxygène que l’on respire, comme la perfusion de caféine que l’on s’injecte quotidiennement, comme cet autre qui vit avec nous mais que l’on ne connait pas. En somme, un art qui deviendrait routinier, mais comme toutes ces routines que l’on adore aimer. D’apparence impossible, une réalité similaire serait possible si tous nos espaces publics se vêtiraient d’œuvres d’art, de travaux artistiques, d’expériences récréatives et créatives (oui les deux peuvent cohabiter), in fine, créatrices de perspectives et d’horizons autres.

De Colline En Colline, Noutayel Belkadhi, Le Manège,-2013, sable Sculpture, Chénini, Foto-Credit : Mejdi El Bekri

Le projet « THE TURN المنعرج » qui se tiendra en Autriche du 18 Mars au 14 Mai 2016 ose l’espérer. Invité dans la capitale viennoise, au « Kunstraum Niederoesterreich », un espace d’art pluridisciplinaire, « THE TURN المنعرج » porte bien son nom, car il vise aussi cette symbolique du tour voir celle du tourbillon, avec plusieurs axes directeurs qui convergent tous, peut-être, vers cette liberté d’expression toujours recherchée. Un événement qui regroupe plusieurs artistes de différents pays qui ont vécu ce que l’on a appelé le « printemps arabe ». Des Syriens, des Libyens, des Tunisiens, des Égyptiens, mais aussi des artistes de pays européens hôtes et invités comme l’Autriche, l’Allemagne, ou encore la Belgique. Un melting-pot assez ciblé autour de la même problématique de l’art dans l’espace public en période postrévolutionnaire.

Danse contemporaine, peinture, photographie, sculpture, graffiti…

Les pratiques artistiques qui seront présentées se situent entre danse contemporaine, peinture, photographie, installation, sculpture, assemblage, œuvre objet, performance, graffiti, art urbain. Des œuvres qui ont créée une rupture avec l’espace d’exposition traditionnel. Toutes ces nouvelles pratiques qui ont trouvé un terrain favorable au lendemain de la révolution dans les pays en question parce-que leurs artistes avaient tous en eux cette énorme soif de sortir hors les murs et en dehors des galeries afin de montrer leurs œuvres dans et pour l’espace public, pour ce citoyen « lambda » qui a trouvé de l’art là où il ne s’y attendait pas.

Un citoyen qui s’est habitué à voir des performances dans la rue, et surtout à les apprécier sans jugement de valeurs gratuit. C’est peut-être pour cela que les deux commissaires de « THE TURN المنعرج », Christine Bruckbauer et Patricia K.Triki, ont pensé à présenter des performances le jour du vernissage, la veille du 18 Mars, pour retranscrire l’immédiateté et le « ici et maintenant » d’une action performative. Notons que les trois artistes performeurs qui exécuteront leurs travaux le jour en question sont tous habitués à agir dans l’espace public, urbain et/ou rural.

« THE TURN المنعرج » donnera donc lieu à une exposition avec un vernissage mais aussi à la tenue d’une table ronde et d’une conférence qui permettront de creuser d’avantage la question du « tournant » dans ces sociétés qui ont vécu le printemps arabe. Un événement organisé entre autres avec la collaboration d’un département spécifique de la Basse-Autriche qui s’occupe particulièrement de ce qu’ils nomment « art dans l’espace public » dans cette région. Cette appellation démontre et explicite tellement de choses. Elle fait d’emblée la différence entre art dit « public », pour ces anonymes que sont monsieur et madame « tout le monde », et l’art dit « privé » pour ces personnages semi-connus qui se pavoisent dans les galeries d’art, se déchainant en compliments et bonnes manières, et qui espèrent à travers leurs innombrables selfies réveiller la sensibilité artistique contemporaine qui sommeille en eux.

L’art engagé dans un monde ébranlé

Pour « THE TURN المنعرج », les thématiques qui seront débattues sont toujours d’actualité. D’abord, la problématique de l’art engagé comme appui de réflexion pour ces quatre pays que sont la Tunisie, la Lybie, la Syrie et l’Egypt. Quatre expériences révolutionnaires totalement différentes. La Libye et la Syrie sont encore dans les brouhahas d’un chaos assourdissant, avec l’un des deux, la Syrie, ayant largement consommé son cataclysme. En face, deux autres pays, une dite « transition démocratique » réussie en Tunisie, cela dépend quelles lectures nous avons du réel, et une néo-dictature imposée par la force en Egypte.

Deam City, 2012, Wadïi M’hiri – Mouna Jemal, Face Look Face Like, in-situ installation ©Zeineb Henchiri

Alors, finalement, un point commun relierait ces diverses expériences, celui du statu quo, avec des potentiels cachés, et une autre interrogation, à savoir qu’est-ce qu’il reste aujourd’hui de tout cela, le reste ou le substitut du reste après toutes ces révoltes qui ont transformé la face du monde et qui ont eu un retentissement du Nord au Sud, de l’Orient à l’Occident, du Maghreb jusqu’en Europe, de l’Afrique jusqu’en Asie. Il parait évident que comme pour les parcours différents d’un pays à un autre, celui des intervenants et artistes lors de « THE TURN المنعرج » le sera également. D’où l’intérêt et l’enrichissement spirituel et visuel lors de tels rassemblements.

Ajoutons que pour aborder et non pas élucider tous ces questionnements, il y aura divers communicateurs venant de milieux absolument distincts, comme par exemple des chefs de projets culturels, des artistes, des directeurs de centres artistiques, des commissaires d’exposition, et nous avons même des étudiants ayant participé à des projets ayant débattu autour de l’art dans l’espace public et ce que l’on nomme en Basse-Autriche « art public ».

Nous parlons donc de pratiques post révolutionnaires, pratiques synonyme de changement, un terme qui revient sans arrêt et qui démontre bien ce désir de départ, programmé ou non programmé, vers quelque chose de nouveau.

Le projet a également pour objectif de regrouper un ensemble de pratiques à partir d’un choix non exhaustif d’un certain nombre d’artistes ayant intervenu dans l’espace public et qui ont interpellé un certain nombre de citoyens. Un mixage d’expressions qui se pavent tous dans une contemporanéité consciente.

Une réalité composite

Les deux commissaires de l’exposition, Patricia K.Triki et Christine Bruckbauer, veulent témoigner de ce véritable tournant social et sociétal qu’a vécu la Tunisie. Un tournant qui ressemble à une spirale déchainée bien des fois. Par ailleurs, toutes ces œuvres regroupées créent une sorte de mise à jour de ce qui subsiste après la révolution, cette exposition montrant à travers une vision rétrospective comment l’artiste vit et s’intègre aujourd’hui dans la société civile tunisienne. Mais encore comment ces projets ont été réalisés dans l’espace public, et quelle a été la place de l’Etat et/ou des institutions nationales ou étrangères dans la coopération avec ces projets, et comment ces artistes ont pu s’impliquer dans des œuvres qui n’étaient pas toujours faciles à déplacer.

Il suffit de regarder l’affiche de l’événement pour comprendre l’ampleur du travail. L’affiche annonce d’emblée l’esprit des rencontres qui se veulent un rassemblement de pratiques artistiques ayant vu le jour suite à une révolte donnée. Un art de plein pied dans la société où l’artiste citoyen pose la question sociale par rapport à l’œuvre d’art.

L’affiche des rencontres parle d’elle-même. Elle donne à voir une foule composée et composite remplie de monsieur et madame « tout le monde », des femmes, des hommes et des enfants. Ils portent un sachet noir. Sortent-ils du marché ou du dépôt d’alcool ? Ils organisent peut-être une manifestation, ils protestent, ils s’indignent, ou alors ils préparent une fête.

Si nous évoquons l’affiche c’est bien parce qu’elle nous fait penser au réel dans lequel nous nous agitons. Une affiche départagée en deux parties égales, une partie en couleurs avec l’écriture en noir et blanc, et une autre partie en noir et blanc avec l’écriture en couleurs. C’est comme s’il y avait deux réalité superposées l’une sur l’autre, une réalité en couleurs et l’autre en noir et blanc, avec ce visuel, cet aspect de négatif / positif et toute la rhétorique qui demeure en eux.

Deux apparences qui fonctionnent conjointement, et cette circonvolution qui pivote et tourbillonne.