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Décidément, nous vivons un de ces moments de crise, un moment-passerelle. Ici, dans cette petite contrée en ébullition depuis un bon quinquennat, les expérimentations des perspectives du devenir historique se redéfinissent au gré du temps. Dans cette portion infinitésimale du globe terrestre se dresse pourtant le portrait de l’universel : L’humain confronté à sa propre condition, terrible et inintelligible. Lutte prométhéenne contre des forces qui se présentent comme divines. Luttes acharnées, quotidiennes et renouvelées, contre les trônes tous azimuts. Luttes contre le dépérissement et la mort dans l’âme. Luttes contre la misère et le misérabilisme imposées par une injonction structurelle du médiocre. Luttes contre les injonctions de l’histoire sentencieuse des politiques de développement. Luttes mémorielles contre l’oubli imposé par un discours médiatique qui manie l’art de la fornication utilitariste avec les gros. Luttes contre les injustices, les inégalités et le potentat d’un conglomérat politico-affairiste qui ne cesse de nuire au corps social tout entier. Voilà ce qu’est la Tunisie depuis le glorieux hiver de 2010 : un concentré de luttes.


A Kasserine, la révolte est loin d’être un simple événement. C’est L’événement, dans toute sa vivacité splendide, qui impose sa force effective à notre entendement au travers de la ville des damnés. La révolte est loin de se présenter comme un éternel retour, aussi insipide et ennuyeux que dénué de sens. A Kasserine, c’est un devenir historique en gestation. Un devenir incertain, mais porteur de promesses réelles, contrairement peut-être aux promesses électoralistes de pacotille. L’histoire nous enseigne que le devenir est toujours une affaire de minorité, et que c’est la minorité irrévérencieuse qui l’emporte toujours. Aujourd’hui, c’est chez les minoritaires de ces villes jetées aux oubliettes qu’est en train d’éclore les perspectives d’une transformation. Une transformation douloureuse, au prix fort, mais une transformation dont seule la minorité est capable de payer le tribut.


A Kasserine, la révolte est aussi une des manifestations de la politique réelle. Faire du politique – on a tendance à l’oublier – a toujours été une affaire collective. C’est une remise à l’ordre du jour de l’acception réelle du politique en tant qu’activité organisée par un groupe de personnes qui s’intéressent aux affaires de la cité. Kasserine, de ce point de vue, n’est peut-être pas très différente d’Athènes. C’est elle, ce fort de la résistance et de l’insoumission, qui renoue avec le politique en nous permettant de saisir ce qu’il veut vraiment dire. Depuis belle lurette, on a eu tendance à croire que c’est plutôt l’isoloir qui recèle le politique, et que s’abstenir à s’isoler dans l’isoloir est en réalité une marque de désintéressement à l’égard des affaires de la cité. Eh ben ! Belle connerie. Car Kasserine ôte ses lettres de noblesse à l’isoloir en démontrant exactement le contraire. Car quoi de plus politique que le regroupement d’un groupe de damnés de la terre qui se serrent les rangs pour mieux lutter aux fins de l’amélioration de leur condition ? Quoi de plus politique que le défi lancé par ce grondement sourd et menaçant aux contingents réactionnaires qui gouvernent le pays ?

Le soulèvement kasserinois est aujourd’hui d’une réalité politique étincelante, au point que les gros s’en sont trouvés eux-mêmes effarouchés, du fond de leur luxure obscène. Ils vont proposer des accommodements grotesques, des aménagements de surface et des mesurettes-balivernes qu’ils appliqueront du bout des doigts. Ils ont déjà commencé à le faire, tout en reconnaissant la légitimité des mobilisations. C’est le ministère de l’Intérieur lui-même, tanière de la répression depuis des lustres, qui a reconnu à Kasserine le droit de revendiquer ce qu’elle revendique. Ha ha ! La déclaration n’est pas dépourvue d’humour. Triste ironie qui s’exprime dans la bouche du symbole même de toute une économie politique de la manière dont l’écrasement des moins lotis s’exerce dans le pays. Comme si Kasserine avait besoin de leurs reconnaissances et satisfecits à deux balles. C’est qu’ils ont peur, c’est que ça leur fait mal. Et là où ça fait mal, il faut appuyer encore. Car Kasserine n’a connu que la main droite de l’Etat, celle de la matraque et du gaz lacrymogène. Sa part dans la distribution des prébendes de sa main gauche, celle du service public, des soins, de l’éducation et du développement, frôle le néant. N’ayant reçu la tendresse de quiconque, elle ne peut réprimer ses élans de violence. Et que les infatués comprennent – ou pas d’ailleurs – que la violence n’a jamais été un choix dans les soulèvements, et que la révolution n’est pas appelée comme telle pour ses bonnes manières. Une révolte, ce n’est pas les Champs-Elysées. C’est plutôt un chemin aussi tortueux et délabré qu’une ruelle kasserinoise, qu’une route parsemée de trous seulement deux jours après sa construction à la suite d’un contrat public douteux conclu par une municipalité corrompue.


Aujourd’hui, c’est la révolution qui pointe le bout du nez à Kasserine, et qui se propage en menaçant d’embraser toute la pourriture qui se dégage d’un ordre inique. Ecoutons donc ce grondement sourd, ce borborygme lointain, ces échos provenant d’une révolution qui, confisquée et récupérée par une bande de copains incapables et éhontés, menace de prendre sa vengeance et de la manger de leur chair. Car, comme le disait ce bon vieux Marx, il faut savoir écouter l’herbe qui pousse. Et tâchons surtout de ne pas oublier ce grand Janvier, toujours résolu à ne pas courber l’échine devant les Ben Ali, les Trabelsi, les Sebsi et les Ghannouchi tous azimuts, sempiternellement insoumis, éternellement irrévérencieux ! Alors c’est peut-être ce glorieux mois hivernal qui mérite des lettres de noblesse, et pourquoi pas un prix Nobel de la paix tant qu’on y est.