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Photo : Getty Images.

Les faits sont têtus. Alors que le procès de l’assassinat de Chokri Belaïd vient d’être reporté et qu’aucun crime terroriste n’est prêt d’être jugé, l’attaque de Sousse révèle son lot de défaillances sécuritaires et politiques. Quatre ans après les affrontements de Rouhia, il semble que plus l’insécurité s’amplifie et plus l’institution sécuritaire s’opacifie.

 

Après les tergiversations du ministère de l’Intérieur, le Chef du gouvernement faisait cet aveu elliptique à la BBC : « la police a été bloquée partout ». Malgré sa gravité, cette confession était plus raisonnable que « les parties occultes » évoquées par le ministre de l’Intérieur, Najem Gharsalli. Mais voilà qu’Habib Essid se rétracte en déclarant à La Presse que « des agents de la Garde nationale à bord de leur zodiac … sont intervenus très tôt. Ils ont tiré contre l’assaillant, mais ne l’ont pas atteint. Et comme un malheur n’arrive jamais seul, leur fusil s’est enrayé ! » Une version qu’invalident certains témoignages assurant que les agents en question « avaient peur » et « ne voulaient pas aller affronter le terroriste » ; et que c’est « l’un des employés de l’hôtel » qui « a pris l’arme et s’est dirigé vers le terroriste. Mais ne sachant pas l’utiliser, il l’a enrayée ». Essid va même jusqu’à risquer une comparaison entre l’attentat de Sousse et l’attentat du Bardo : « Ce n’est point pour justifier le retard accusé à Sousse, mais au Bardo la caserne se trouve juste à proximité du musée, par contre, pour parvenir à la station du Port El-Kantaoui, il a fallu traverser toute la ville de Sousse un vendredi, à midi ». Donc, si l’en croit le Chef du gouvernement, lorsqu’il y a un encombrement de la circulation et que la Brigade nationale d’intervention rapide (BNIR) n’est pas logée à côté, c’est le carnage !

La chaîne de commandement

Contrairement à cette version hurluberlu, des cadres du ministère de l’Intérieur ont confié à Mediapart que normalement, « les hommes de la BNIR auraient dû parvenir sur les lieux quelques minutes après le premier appel ». Ils expliquent, ainsi, que « dans le fonctionnement classique de la chaîne de commandement de la police nationale, tout appel d’un agent présent sur les lieux ou d’un citoyen tunisien est pris en compte par le poste de police local, qui le transmet pour analyse à la salle des opérations du ministère de l’intérieur. Celle-ci est reliée, selon le dispositif en vigueur, au bureau du directeur général de la sûreté nationale. Une fois informé, il appartient au bureau du directeur général d’alerter le directeur général des unités d’intervention qui ordonne à la direction de l’antiterrorisme d’envoyer la brigade nationale d’intervention rapide ». Pour les cadres du ministère, le dysfonctionnement de la chaîne est dû à la suppression du poste de directeur général de la sûreté nationale, qui est assuré, depuis février 2015, par le secrétaire d’État à la Sûreté, Rafik Chelly.

Là encore, les faits sont têtus. Les lacunes du dispositif sécuritaire ne datent pas d’aujourd’hui. Mais avec une réforme sans cesse reportée, il semble que plus le terrorisme s’intensifie, et plus le ministère de l’Intérieur s’opacifie. Souvenons-nous de l’année 2013, elle marquait déjà un dangereux tournant : Plusieurs attaques contre la police et l’armée, ainsi que deux assassinats politiques, ceux de Chokri Belaid et de Mohamed Brahmi. Et ce sont quasiment les mêmes failles et les mêmes trous noirs qui reviennent sur la scène « terroriste ». A l’époque déjà, l’IRVA (l’Inititative pour la recherche de la vérité sur l’assassinat de Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi) avait dévoilé un document interne du ministère de l’Intérieur prouvant que certains responsables de la sécurité avaient été avertis de la menace d’assassinat contre le député Mohamed Brahmi. Le ministre de l’Intérieur Lotfi Ben Jeddou avait reconnu, alors, l’existence du document, tout en affirmant n’avoir pas été mis au courant à temps. Il a par la suite expliqué que c’était la procédure habituelle (sic). Le ministère de l’Intérieur est également accusé d’avoir caché le rapport balistique relatif à l’assassinat de Chokri Belaïd. De même, selon le collectif de défense, Ahmed Rouissi et Kamel Gadhgadhi ont échappé à toute sanction dans la mesure où les deux véhicules qu’ils utilisaient n’ont pas été mis en situation de fouille au moment où ceux-ci ont été identifiés par l’officier de policier judiciaire en charge de l’enquête (sic).

Défaillances ou passivité complice ?

Et que retrouve-t-on dans l’attentat de Sousse ? Les mêmes éléments d’un dispositif sécuritaire faillible, notamment au niveau du renseignement et de la prévention. D’abord, comment expliquer que la police n’ait pas pris au sérieux l’alerte donnée par la famille de Brahim, un jeune adolescent de 18 ans que des inconnus ont voulu enrôler dans l’opération de Sousse ? Contactée par Nawaat, la tante de Brahim affirme que :

Les gens qui ont approché son neveu venaient le chercher dans une voiture en lui bandant les yeux pour l’emmener dans un endroit, qui ne doit pas être loin de Jbel Khawi (à proximité de la forêt de Gammarth). Ils l’ont violenté en le menaçant de tuer ses petites cousines afin de l’obliger à transporter un colis de Tunis vers une autre ville du pays par train, mais il a refusé de le faire. Harcelé et mis sous pression, il a tenté de se suicider, trois jours avant le drame de Sousse. Il en a réchappé, mais s’est dit prêt à recommencer. Quand il a fini par tout déballer, nous sommes allés voir la police qui s’est moqué de lui. Après l’attentat, la police est venue chercher le PC de Brahim et nous a assuré qu’il sera, désormais, sous protection.

 

Nawaat a également appris que, le même jour, l’imam de la mosquée de Jbel Khawi a été arrêté. On rappellera, en l’occurrence, que cette mosquée a été prise de force, le 7 avril 2013, par des salafistes qui en ont destitué l’imam. Par ailleurs, il semble que le ministère de l’Intérieur tunisien ait été alerté depuis le mois de mai qu’il y aurait une attaque terroriste à Sousse mais que rien n’a été fait pour l’empêcher. Nous avons tenté de joindre le ministère de l’Intérieur pour vérifier cette information, mais sans succès.

Le second tireur était cagoulé !

Plus troublants sont les témoignages des rescapés (ici et ici) qui assurent que le jeune homme à la kalachnikov n’était pas seul à agir, comme le soutient, jusque-là, le ministère de l’Intérieur. Un autre assaillant, à l’intérieur de l’hôtel, tirait avec une arme de poing. Une touriste anglaise « qui se cachait à côté de la piscine du spa de l’hôtel » affirme avoir « vu un homme vêtu de noir, debout, caché dans la cage d’escalier, pendant toute la durée de l’attaque, qui était soit une sentinelle pour le tireur soit un agent de sécurité ».

En opérant un blessé, un chirurgien de l’hôpital Sahloul à Sousse constatait, lui, que « les types de blessures étaient différentes, ce qui pourrait prouver que les balles proviennent d’armes différentes ». Le ministère de l’intérieur a immédiatement démenti cette déclaration, estimant que « seules la médecine légale et la police technique et scientifique sont aptes à le faire », et que « les premiers éléments de l’enquête montrent que toutes les balles proviennent de la même arme, en attendant l’élaboration du rapport final ».

L’histoire du téléphone portable

Par ailleurs, la police a repêché le téléphone portable de Rezgui, jeté à la mer par ce dernier, après avoir passé un coup de fil, juste avant d’entamer sa fusillade, selon un témoin. Mais là encore, des rescapés confient au Daily Mail qu’après avait tiré sur les touristes, Rezgui « s’était arrêté, un moment, fusil sur le dos, pour prendre des photos des corps (de ses victimes) en rigolant ». Doit-on en déduire que le tueur avait deux téléphones portables ?

Et la question qui se pose ici, c’est pourquoi l’Imperial Marhaba, un hôtel 5 étoiles, n’avait pas de caméras de surveillance ?

Rezgui n’était pas « un loup solitaire »

D’abord « inconnu des services de police », selon le Porte-parole de l’Intérieur, l’auteur du carnage de Sousse était célèbre, en revanche, dans le milieu syndical estudiantin. Selon la présidente de l’Union générale des étudiants tunisiens (UGET), Ammani Sassi, il dirigeait une cellule extrémiste toujours active à Kairouan. L’étudiant en mastère qui était féru de breakdance n’était donc pas un « loup solitaire », comme l’avançait Habib Essid, mais la recrue d’un réseau djihadiste bien connu des services tunisiens, français et américains. Revendiquée par Daech, l’acte meurtrier de Seifeddine Rezgui, alias Abu Yahya al-Qayrawani, mène, en fait, à un camp d’entrainement en Libye, près de la ville de Sabratha. C’est là que l’initié s’est entraîné avec les deux responsables de l’attentat du Bardo, affirme, après coup, le Secrétaire d’Etat chargé de la Sûreté nationale. Il s’agit du tunisien Ahmed Rouissi, tué à Syrte, en mars dernier, et du franco-tunisien Aboubaker Al-Hakim, qui aurait rejoint les rangs de Daech, en Syrie. Ce dernier était le mentor des frères Kouachi, les deux responsables de l’attaque contre Charlie Hebdo.

Les ramifications de ce réseau remontent à Kamel Ghadghadi, Ali Harzi et Abou Yadh. Le premier, élevé au rang d’émir par Abou Iyadh, chef d’Ansar Al-Charia, a été accusé dans l’assassinat de Chokri Belaid et Mohamed Brahmi, ainsi que dans l’embuscade contre les soldats au Mont Chaâmbi en 2013. Il est abattu, en 2014, lors d’une opération antiterroriste à Raoued. Pour sa part, Ali Harzi est impliqué dans l’attaque du consulat américain de Benghazi, le 11 septembre 2012, et dans les assassinats de Chokri Belaïd et de Mohamed Brahmi. Il est arrêté et interrogé, en 2013, puis relâché faute de preuves. Quelques mois après, Harzi rejoint la Syrie, puis l’Irak où son frère Tarek Harzi est un haut cadre de Daech. En 2015, il est finalement placé sur la liste terroriste du département d’État américain qui annonce, le 22 juin dernier, sa mort dans une frappe de drone à Mossoul. Récemment, le Pentagone confirmait la mort de son frère Tarek dans une frappe aérienne en Syrie ; alors qu’une information, non confirmée,indique que Seifallah Ben Hassine, dit Abou Iyadh, accusé d’avoir mené, en 2012, l’attaque contre l’ambassade américaine à Tunis, a été tué le mois dernier, lors d’une frappe américaine en Libye. Cette frappe visait initialement le leader d’al-Qaïda au Maghreb islamique (Aqmi) Mokhtar Belmokhtar.

De toutes ces opérations, aucune n’a été totalement élucidée et nul accusé n’a donc été jugé jusqu’à ce jour. Cependant que plus de 1000 individus sont emprisonnés pour terrorisme, selon le Porte-parole de l’Intérieur. Face aux défaillances avérées dans l’attaque de Sousse, la réaction du gouvernement a été de limoger quelques responsables régionaux, avant de décréter l’état d’urgence. Mis à part l’inconstitutionnalité de l’article 8 du décret 78-50 du 26 janvier 1978 qui le réglemente, l’état d’urgence donne des pouvoirs accrus aux forces sécuritaires. En attendant, l’enquête a été confiée à la Direction générale de lutte contre le terrorisme de la Garde nationale. Ce qui soulève une autre question importante : où est passé le pôle judiciaire et sécuritaire pour la lutte contre le terrorisme et le blanchiment d’argent initié en 2014 ?