winou-el-petrole-tunisie-manif-repression-big

La répression du second acte des manifestations pacifiques « Winou el pétrole », samedi 6 juin, marque un tournant pour ce mouvement et plus généralement dans le traitement sécuritaire de la contestation sociale. Signe que le phénomène est pris très au sérieux par les parlementaires, Habib Essid a dû entamer ses réponses en marge de la séance de questions aux gouvernement à l’Assemblée par l’évocation mi ironique mi embarrassée de cette campagne virale et obstinée.

Ce matin lundi 8 juin, sur la cinquantaine de personnes interpelées samedi, Avenue Habib Bourguiba, près de la moitié comparaissent devant un juge du Tribunal de première instance de Tunis pour trouble à l’ordre public et outrage à un fonctionnaire de police. « Le sit-in devant le tribunal fait partie intégrante des actions du mouvement », insistent leurs soutiens.

Nadim-Bouamoud-police
Nadim Bouamoud, étudiant UGTE, violenté par la police anti émeutes le 6 juin 2015.

Un traitement sécuritaire sélectif

Tout dans la répression de cette manifestation (dont les organisateurs ont informé les autorités dans les délais prévus à cet effet) rappelle les méthodes de l’ancienne police politique. Les meneurs et les leaders d’opinion, des jeunes pour la plupart, ont en effet été méthodiquement repérés, sommés verbalement dans un premier temps d’inviter la foule à quitter les lieux. Lorsqu’ils refusent d’obtempérer, ils sont arrêtés sans ménagement, pour n’être relâchés que tard dans la nuit.

Les moins connus recevront des coups au visage. Les anonymes passent en comparution immédiate. En plus d’un rétablissement brutal de l’ordre, l’opération porte donc la signature du renseignement.

Malgré le port de gilets presse et la présentation de cartes de presse, plusieurs journalistes, dont le correspondant du bureau tunisien de l’Anadolu, seront physiquement agressés et leur matériel endommagé. Il en coûtera au ministère de l’Intérieur la suspension de la coopération avec le SNJT en matière de formation à la couverture de crise, annoncée lundi par un communiqué du syndicat.

Un enjeu qui dérange

Pourquoi la campagne « Où est le pétrole ? » dérange-t-elle tant ? Il s’agit d’abord d’un thème de revendication inédit en Tunisie, susceptible d’ouvrir une boîte de Pandore régionale s’il venait à faire des émules, autour d’un secteur longtemps détenu par un « happy few » d’aristocrates de l’énergétique nationaux et étrangers.

D’où la tentation pour l’actuel pouvoir d’en briser l’élan revendicatif, surtout au moment où l’économie est déjà en proie à trois crises consécutives considérables : les conséquences du terrorisme sur les recettes touristiques, l’impact de la guerre civile libyenne sur la balance commerciale, et l’arrêt de la production de phosphate à Gafsa imposé par les grévistes.

Théoriquement spontané, le mouvement est cependant déjà solidement structuré sur les réseaux sociaux, essentiellement parmi les milieux conservateurs, mais aussi dans le chaudron social du sud-ouest. La mouvance détient en Douz une ville martyr, devenue en l’espace de quelques jours le symbole de cette révolte qui se veut la continuation de la révolution de 2011.

Les forces de l’ordre s’y sont repliées ce weekend, remplacées par l’armée, à la suite d’un niveau de violence inédit depuis les évènements de la révolution, ayant résulté en un couvre-feu et la destruction et l’incendie du poste de la Garde nationale et deux de ses véhicules.

Une criminalisation rampante

Face à l’ampleur de « Winou el Pétrole », les officiers ne sont pas les seuls à renouer avec les réflexes du passé. Les deux jours de séance d’auditions parlementaires du gouvernement ont en effet donné lieu à toutes sortes de diatribes aux accents autoritaires, où des élus comme Abada Kéfi et Abdelaziz Kotti n’ont pas hésité à inciter le gouvernement Essid à utiliser la force publique : « Appliquer la loi va jusqu’à tirer à balle réelle sur une manifestation illégale », a lancé le premier… « Vous avez une police et une armée, utilisez-les, nous vous soutenons ! », a renchérit le second.

Sur la toile, certaines officines avancent l’adresse de ce qu’elles décrivent comme « le QG où se réuniraient les traîtres à la nation », en jetant en pâture les noms d’ex collaborateurs de Moncef Marzouki. La presse de propagande nationaliste croit quant à elle savoir que « des personnalités et des courants politiques entiers seront sous peu inscrits dans la liste des organisations terroristes ».

Si dès lundi, conscients qu’il faut « donner quelque chose à l’opinion », les députés comptent annoncer la création d’une commission d’enquête parlementaire sur les marchés des ressources naturelles, les élites politiques demeurent impuissantes à apporter une réponse rationnelle à une demande révolutionnaire tardive mais légitime. Désarmé, le quartet au pouvoir procède à l’ancienne, en pensant décapiter un mouvement en grande partie apolitique et transversal.