essebsi-marzouk-kerry-us-tunisie

« Nous entamons aujourd’hui une nouvelle page avec les Etats-Unis d’Amérique », « Nous avons besoin de vous, mais vous n’avez pas besoin de nous »… Telles sont, parmi d’autres, les affirmations de Béji Caïd Essebsi, en marge de sa première visite aux Etats-Unis en tant que président de la République du 20 au 22 mai. Elles préfigurent la nouvelle ère de politique étrangère de la Tunisie à l’égard de l’Oncle Sam, mais définissent également ce que l’on pourrait appeler « the Essebsi doctrin » en matière sociétale et politique.

Si le but était d’évoquer dans l’inconscient collectif la fameuse visite d’Habib Bourguiba, premier président étranger reçu par le président Kennedy, du 3 au 5 mai 1961, un demi siècle plus tard, la plus récente visite laissera sans doute un souvenir moins impérissable.

Atlantisme post néoconservateur

Au-delà de la signature d’un accord « d’aide à long terme », la principale mesure conclue à l’issue de la visite de la délégation tunisienne est l’obtention du statut d’« allié majeur non membre de l’Otan ». Officiellement, cela est censé permettre à la Tunisie d’accéder à une coopération renforcée avec les Etats-Unis pour l’achat et la fabrication d’armements US.

Sur le plan géostratégique, ce statut de membre privilégié cause cependant déjà des remous dans le voisinage direct de la Tunisie, en froissant l’allié algérien qui fait part ce weekend de ses premières inquiétudes, notamment via un diplomate algérien à la retraite qui estime que son pays sera désormais sous encerclement total par des bases de l’OTAN.

Ironie du sort, une grande partie de l’électorat de Nidaa Tounes et de Béji Caïd Essebsi, partisans du souverainisme, avaient fait du « Peuple tunisien est un peuple libre, ni Amérique ni Qatar » l’un de leurs slogans favoris. Une devise sous forme d’allusion à la présumée allégeance des Frères musulmans aux Etats-Unis.

Pour l’administration Obama qui a constaté récemment le regain d’influence régionale de la France en Egypte avec un gros contrat de vente de chasseurs Rafale à la clé, miser dès à présent sur l’allié certes de moins grande envergure qu’est la Tunisie offre la garantie d’un partenaire plus prévisible, chez qui la peine de mort n’est pas pratiquée.

Pour le nouveau pouvoir tunisien en revanche, adopter cette ligne atlantiste en 2015, à l’heure où de nouvelles puissances émergentes, dans le sillage de la Russie, s’affranchissent de l’Occident, peut sembler bien tardif, en retard sur le courant néoconservateur auquel même l’ancien régime tunisien avait hésité à adhérer.

Préparée sur place un mois à l’avance par l’émissaire conseiller politique du président, Mohsen Marzouk, la visite voit ses « fruits » très rapidement obtenus, puisque samedi 23 mai, le président Essebsi a convoqué son ministre de la Défense Farhat Horchani pour le charger de présider une délégation tunisienne les 26 et 27 mai courants, lors d’une commission militaire mixte américano-tunisienne à Washington.

essebsi-visit-usa

Judéophilie assumée

Dès son arrivée dans la capitale américaine, la délégation tunisienne a d’abord rencontré des représentants du département du Commerce US, autour d’une table ronde économique. Devant des hommes d’affaires et des investisseurs américains, Béji Caïd Essebsi a tenu à rappeler fièrement la présence juive millénaire sur le sol tunisien, tout en faisant la promotion du bon déroulement du pèlerinage de la Ghriba cette année, sous l’égide du gouvernement Habib Essid.

D’apparence bon enfant, ce rappel occulte deux aspects : la conception plutôt ethno-centrée qu’a le président tunisien de l’économie US, et le fait que l’énorme dispositif sécuritaire déployé à Djerba pour verrouiller l’île, le temps du pèlerinage de quelques dizaines d’israéliens et d’occidentaux, fut fatalement vécu comme oppressant, voire violent, par les habitants locaux. Surtout dans un sud économiquement sinistré, actuellement en ébullition sociale.

Préférence nationale islamique

Devant le même panel, et oubliant visiblement la présence d’un élu Ennahdha dans sa délégation, le président Essebsi se livrera par ailleurs à une laborieuse tirade sur l’islam politique : « Nous avons quelques retards parce que, comme vous le savez, nous avions jusque-là un gouvernement composé par ce qu’on appelle la troïka, c’est-à-dire dirigé par un parti à référence (sic) islamique… D’ailleurs je vous invite à faire la différence entre islamique (sic) et musulman. Islamique, c’est un mouvement politique qui instrumentalise la religion musulmane pour des objectifs de pouvoir, et en utilisant la violence. »

Sommes-nous face à une nouvelle forme d’islamophobie institutionnalisée, proche de celle préconisée par l’Egypte d’al Sissi, mais présentée comme de l’islamophilie ? Il y a lieu de se poser la question face à tant de confusion sémantique, d’autant que Béji Caid Essebsi, lui-même un homme politique conservateur citant abondamment le Coran, n’est pas spécialement connu pour son progressisme.

Ce que les hauts dignitaires US ont applaudi n’est autre que la préférence nationale en matière d’islam, celle qui prône un islam tunisien comme alternative l’islam tout court. Dans le même ordre d’idées, devant le United States Institute of Peace, Essebsi a encore une fois réitéré sa négation du Printemps arabe qui selon lui « n’existe pas », préférant parler de phénomène exclusivement tunisien, pour peu qu’il y croit.

Féminisme ou gynocentrisme ?

« J’ai été élu par 1,2 million de femmes », « chez nous, les hommes et les femmes, c’est pareil », ou encore « nous sommes la première délégation à venir avec une femme ministre »… tel a été l’un des leitmotivs de Béji Caïd Essebsi, lors de son opération séduction destinée à impressionner l’allié américain qui ne savait quoi trop penser de tant de gynocentrisme.

En somme, à en croire le chef de la délégation tunisienne, c’est presque « Charlie » à la sauce Tunisie qui était en visite aux Etats-Unis, surtout si l’on ajoute le goût du président pour les saillis verbales parfois vulgaires, et que l’on ose un parallèle avec l’injonction au blasphème de l’esprit Charlie.

L’illusion de modernité serait complète si ce n’était l’idée que se fait Béji Caïd Essebsi des droits de l’Homme. Le président en a en effet exposé une conception pour le moins obsolète, sinon inexacte, dans un anglais approximatif : « la situation est compliquée. Oui, nous devons défendre les droits de l’homme, mais nous avons des gens qui ont faim, qui sont très pauvres, qui n’ont pas de travail, je pense que c’est prioritaire ». Une rhétorique qui hiérarchise les droits humains, où les réduit à un toit et un ventre plein.

L’avenir proche dira si l’actuelle coalition de droite en Tunisie donnera, au terme de son mandat, un toit, un emploi et de la dignité ne serait-ce qu’aux habitants de la moitié sud du pays.