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soufisme

En 1966, peu de temps avant sa mort, Heidegger, philosophe majeur de la Modernité, a dit dans une interview au Der Speigel: « Seul un Dieu peut encore nous sauver ».

On sait, par ailleurs, que Jung qui révolutionna l’étude de l’inconscient humain accordait une place capitale à la spiritualité au point d’avoir inscrit au fronton de sa maison à Küsnacht : « vocatus atque non vocatus, Deus aderit », ce qui veut dire : « Appelé ou non appelé, Dieu sera présent ».

Spiritualité contre religiosité

Tout cela pour dire que la religion est incontournable en ce siècle 21, surtout en terre arabe où la culture de l’islam est forte.

Or, justement, on n’arrête pas de confondre religiosité et spiritualité, culte et culture.

Il est vrai, c’est plutôt la religiosité qui marque l’Orient et la spiritualité qui est le trait éminent de l’occident de cet Orient qu’est le Maghreb.

Il suffit ici de noter que la terre maghrébine est ardente, au sens où elle a été le séjour élu de nombre de ces musulmans spiritualistes que furent les soufis. On n’y trouve pas un seul village sans son marabout.

C’est, d’ailleurs, pour cela que les intégristes wahabisants n’ont de cesse de s’attaquer au seul pouvoir en mesure de s’opposer à leur machinerie diabolique consistant à contrôler le cerveau musulman, à savoir l’islam soufi.

Soufisme contre intégrisme

De fait, actuellement, le soufisme est le seul rempart crédible et efficace au lavage de cerveau intégriste; il donne la plu juste lecture de l’islam dans son essence humaniste, spiritualiste et libertaire même.

Au pouvoir moral de la mosquée présente pratiquement dans chaque quartier de nos villes, et qui est de plus en plus essentialiste, sinon intégriste, il n’est qu’un seul pouvoir qui puisse lui être opposé, celui du marabout, partout présent aussi, puisqu’on en compte au moins un dans chaque village.

Qu’on ne s’y trompe donc pas ! Ce n’est pas le bras séculier de l’État qui saurait s’opposer aux dérives intégristes; c’est l’impérium que peut avoir sur les esprits une religion redécouvrant son essence de tolérance et d’amour incarnée par le soufisme des origines.

L’islam tunisien est soufi

Celui-ci marque d’ailleurs fortement l’islam tunisien encore plus que ses deux autres dimensions capitales que sont la tradition d’al-Ashari et le malékisme. La figure de l’itinérant Junayd est ainsi éminente dans la tradition populaire de l’islam.

C’est cet islam pur quant au dogme qui est appelé à revenir en force à la faveur de la postmodernité marquant des retrouvailles avec la spiritualité, le meilleur des traditions.

Il y a loin, en effet, du réel au légal, de l’islam officiel à l’islam populaire; seul ce dernier est conforme à l’esprit islamique, et c’est l’islam soufi !

Pour prendre une image qui parlera à nos élites occidentalisées se voulant modernistes sans réaliser que la modernité a laissé la place à la postmodernité, l’islam officiel est similaire à l’État nazi en Allemagne qui n’incarne en rien le génie allemand, à l’État de Vichy en France, négation absolue de l’esprit français ou encore à l’État fasciste en Italie bafouant l’essence même des Lumières.

Ennahdha doit évoluer !

Sur ce point, Bourguiba a fait la grosse erreur de stigmatiser une veine populaire de l’islam qui aurait pu l’aider dans son ambition pour une Tunisie ouverte à la modernité. En vilipendant, au prétexte de certaines dérives vulgaires inévitables (n’a-t-on pas des charlatans en sciences ou en médecine ?), un islam populaire libre et libertaire, il a fait le terreau de l’islam intégriste qui niche aujourd’hui au coeur même de l’esprit du principal parti islamiste sur la scène politique.

Ennahdha, fort de l’appui américain, se veut l’incarnation d’un islam serein, apaisé et tolérant quand il n’est que l’expression allégée — pour être dans l’air du temps — d’un islam sans âme, une déraison spirituelle.

Pour faire preuve de ce qu’elle affiche comme esprit islamique ouvert à l’altérité, le parti de cheikh Ghannouchi doit répudier tout ce qui est dans la tradition musulmane de contraire aux visées du message islamique et qui n’est que la résilience des traditions judéo-chrétiennes en islam.

Ce que doit faire Ennahda

Pour parler précis, Ennahdha doit faire l’effort sérieux et sincère de se libérer de la dictature du texte religieux au prétexte qu’il est sacré, car sa sacralité ne libère pas de l’obligation d’interprétation, laquelle ne peut pas se limiter au texte, mais tenir compte aussi et en premier de son esprit, ses visées.

Celles-ci, en islam, ainsi que le démontre le soufisme, sont dans le respect absolu de l’altérité. Ce n’est pas ce que fait le parti islamiste qui développe une interprétation intégriste, une sorte de wahhabisme light.

Ainsi, il se refuse toujours à faire prévaloir l’esprit et la visée sur le texte supposé impératif au seul critère de son énoncé affirmatif. Or, même l’affirmation peut être désavouée par un esprit contraire, étant donné qu’elle tient compte des contingences eu égard à ce qui marque l’islam de conformité à la réalité et à l’intérêt des humains.

L’esprit du texte, par contre, garde ce caractère d’éternité qui le rend valable pour tout temps universellement. Et c’est le propre de l’islam, sceau des Écritures saintes.

Chatibi, au huitième siècle de l’hégire, n’a rien dit d’autre, donnant au fikh son second pied alors qu’il était unijambiste avant lui.

Relire l’islam

Ennahdha doit également oser déclarer de nouveau ouvert l’effort d’interprétation du texte religieux qui a fait objet d’une fermeture dogmatique irresponsable précipitant le déclin de l’islam.

Elle doit, de même, officialiser le clôture de l’effort mineur, le jihad armé, étant donné qu’il n’est qu’un seul effort licite en islam depuis la fin de l’Émigration, la hijra, à savoir l’effort maximal, le jihad akbar. Et il consiste, pour le fidèle, à s’attaquer à ses propres turpitudes pour le seul prêche qui s’impose impérativement au musulman, celui de donner en toute circonstance le bon exemple. En cela, il ne suivra que l’éminent exemple du prophète venu parfaire un tel comportement.

Ainsi, entre autres exemples, la lecture actuelle des textes en matière d’inégalité successorale, d’apostasie ou l’homosexualité ne peut plus demeurer en l’état, n’étant plus de notre temps ni ne correspondant aux visées de notre religion qui n’est ni homophobe, ni contre la liberté de croyance ou l’égalité des sexes. C’est que l’islam fut la première foi monothéiste à célébrer les droits de l’Homme.

Or, si le judaïsme et la chrétienté, à la faveur de la démocratie, se sont libérés de la tradition liberticide de la Bible, les pays d’islam n’ont su le faire, ayant été soumis au lendemain de leur brillante civilisation à un impérialisme qui dure, interne comme externe.

En effet, à la colonisation physique a succédé une colonisation mentale qui fait que nombre de musulmans n’envisagent l’islam qu’en tradition intégriste, soit une négation d’humanisme. Ce qui est le comble pour une religion profondément spirituelle.

Aussi, on ne peut plus se complaire plus longtemps dans la confusion actuelle des valeurs venant également de la multiplicité des sources sacrées. C’est ainsi qu’on tue des innocents, en terre d’islam et au nom de l’islam, sur la foi d’une interprétation fausse du Coran confortée par une Sunna inauthentique, ne provenant pas des deux plus authentiques recensions que sont Boukhari et Mouselm. On sait que qui trop embrasse mal étreint ; aussi doit-on se limiter aux seuls deux Sahihs, et encore mieux qu’aux dires s’y retrouvant simultanément.

Rouvrir l’effort d’interprétation

La lecture actuelle de l’islam, qui est aussi bien le fait des musulmans — qu’ils soient pro ou anti-islam — que des non-musulmans, est périmée; elle doit être au plus tôt dénoncée, car il y va de la pérennité même de l’islam.

Il ne s’agit bien évidemment pas de répudier la religion comme d’aucuns en islam le croient, alignant la foi musulmane sur ce qui n’est propre qu’au judaïsme et à la chrétienté. Il s’agit de revenir à la tradition soufie qui a été la seule lecture valable de cette religion, en tirant la quintessence, honorant son esprit et ses visées.

C’est cette veine qui a irrigué la tradition islamique de la grande mosquée de la Zitouna avant d’être altérée par un islam officiel plus attaché à la forme qu’au fond, à la lettre qu’à l’esprit. Et c’est elle qu’il faut réhabiliter en ayant à l’esprit ce que disait Walter Benjamin dans ses Thèses sur la philosophie de l’histoire : « Il n’est aucun document de culture qui ne soit aussi document de barbarie. » Une religion de culture La tradition musulmane actuelle — tout autant que la lecture intégriste dont elle n’est que la déclinaison soft — fait de l’islam un simple culte quand il est, tout d’abord, une religion culturelle. C’est en cela que réside sa différence avec le judaïsme et le christianisme qui ne cumulent pas cette unité multiple d’être une foi et une politique pour la cité.

Aussi, les musulmans sincères ne peuvent tolérer davantage l’abominable œuvre de sape se faisant ouvertement à Daech et dans des pays intégristes ou hypocritement ailleurs, consistant ni plus ni moins à transformer le sublime Coran en document de barbarie alors qu’il est fondamentalement un éminent document et message célestes aux humains, d’humanité et de spiritualité.

En cela, il n’y a que le soufisme pour y aider, cette lecture qui était dominante avant que le salafisme ne la détrône à la faveur de la nécessaire réaction à l’impérialisme dont a fait l’objet l’islam.

Or, le salafisme a fait son temps, ayant été un islam de détresse et de crise. Aujourd’hui, l’islam est appelé à renaître, renouer avec sa brillante civilisation, sa culture florissante. Pour cela, l’islam soufi est tout désigné, car il n’y a de place qu’à un islam, paisible, humaniste et oecuméniste, l’islam soufi.