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L’information est passée inaperçue. Le 8 octobre dernier, un accord de prêt a été signé entre la Tunisie et la Banque Internationale de Reconstruction et du Développement (BIRD), principale organisation financière du Groupe de la Banque Mondiale. Relatif au projet de développement urbain et de gouvernance locale, cet accord prévoit un prêt de 217 millions Euros, suite à un rapport de la Banque Mondiale sur l’évaluation d’un prêt à la Tunisie pour renforcer son processus de décentralisation. Ce premier prêt représente 83% du coût total du programme de décentralisation prévu par la Banque Mondiale.

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Axé essentiellement sur le domaine municipal, le rapport en question révèle des zones d’ombres voire même des absurdités. Sans revenir sur l’ensemble des conditionnalités de ce prêt, dont les intérêts peuvent atteindre jusqu’à 4% à partir du 15 juillet 2023, c’est l’atteinte au principe même de décentralisation qui nous interpelle.

La réforme de la Caisse des Prêts et de Soutien des Collectivités Locales (CPSCL)

La Caisse des Prêts et de Soutien des Collectivités Locales est un établissement public à caractère non administratif considérée comme entreprise publique. Dotée de la personnalité civile et de l’autonomie financière, elle joue un rôle prépondérant dans le financement du développement local. Les missions qui lui sont assignées sont nombreuses :

● La collecte des ressources nécessaires pour contribuer au financement des programmes d’investissement des collectivités locales;

● L’assistance technique aux collectivités locales au niveau de l’identification, l’étude, la réalisation et le suivi de leurs projets d’investissement;

● L’assistance aux collectivités locales pour une bonne gestion de leurs ressources, et ce par l’analyse de leurs situations financières et la proposition de mesures pratiques leur permettant l’amélioration de leurs ressources propres et la rationalisation de leurs dépenses d’investissement…

Les principaux objectifs fixés par la CPSCL à travers l’ouverture de ces agences régionales sont :
● La rationalisation des investissements des collectivités locales;

● Une meilleure préparation des dossiers de financement;

● La célérité dans le déblocage des fonds;

● Le suivi technique et financier rapproché des projets;

● Une meilleure assistance technique et financière des petites et moyennes communes.

D’où une amélioration de la qualité des projets et leur réalisation conformément aux normes techniques requises, avec une maîtrise des coûts et des délais contractuels.Site de la CPSCL

Ainsi, la CPSCL est chargée d’attribuer les subventions étatiques aux 264 municipalités. Aujourd’hui, ces subventions se répartissent comme suit :

● 10% sont réparties entre les 264 municipalités ;

● 45% sont alloués en fonction de la population résidant dans la commune ;

● 41% sont alloués en fonction du revenu des impôts locaux, en d’autres termes du potentiel fiscal ;

● 4% vont aux ajustements des petites communes.

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Or, le rapport de la Banque Mondiale estime qu’il faut allouer 80%, selon le critère de population, et 20%, selon le potentiel fiscal.

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Les Subventions globales de Capital [de l’Etat] seront allouées aux municipalités, selon une formule transparente et prévisible. Ces allocations sont pondérées par la population et le potentiel fiscal (80/20), sous réserve de l’application d’un facteur d’ajustement, pour s’assurer que chaque municipalité reçoit au moins l’équivalent de l’enveloppe reçue au cours du Plan d’Investissement Communal précédent.Rapport de la Banque Mondiale.

Cette nouvelle « formule » de subventionnement imposée par la Banque Mondiale est problématique à plus d’un titre. Elle implique une décentralisation qui répond à une logique d’investissement menant vers une ségrégation régionale et non de développement. Ainsi, disparaitraient les 10% communs aux 264 municipalités, et surtout les 4% attribués aux petites communes. Ce qui va favoriser les « grandes » municipalités, déjà privilégiées, au détriment des « petites », ignorant, ainsi, les urgences issues la révolution, qui légitiment cette décentralisation, au profit d’une idéologie d’investissement libérale.

Un programme anticonstitutionnel

Les principaux bénéficiaires sont les 264 municipalités et leurs sept millions de citoyens urbains (ou 2/3 de la population totale du pays). Ils bénéficieront de transferts intergouvernementaux renforcés, des activités de développement institutionnel et des capacités axés sur la demande ; ce qui renforcera, efficacement, la livraison des infrastructures et services municipaux, en conformité avec les priorités des citoyens. Rapport de la Banque Mondiale.

Le problème, c’est que les prévisions de la BM vont à l’encontre de l’article 14 de la Constitution tunisienne qui énonce :

L’État s’engage à soutenir la décentralisation et à l’adopter sur tout le territoire national dans le cadre de l’unité de l’Etat.

Car il apparait clairement qu’une bonne partie du territoire national (le 1/3 de la population totale du pays) est exclue du programme de la Banque Mondiale, en particulier les zones rurales.

Combien même la deuxième partie du programme prévoit d’ « améliorer l’accès des quartiers défavorisés à l’infrastructure municipale », elle ne vise que 500 000 habitants répartis sur 229 quartiers.

Le second groupe de bénéficiaires, ce sont des personnes résidant dans des quartiers ciblés, desservis / défavorisés (plus de 500 000 habitants dans 229 quartiers). Rapport de la Banque Mondiale.

Il est évident que ce « sous-programme » visant les quartiers défavorisés n’est qu’un prétexte, presque une concession, de la Banque Mondiale aux autorités tunisiennes pour valider un plan de décentralisation encore plus inégalitaire. D’ailleurs, lors d’une rencontre informelle avec la société civile et les acteurs publics, le responsable de ce projet de la Banque Mondiale n’a pas su convaincre, se fendant d’un laconique : « on trouvera une solution » !

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Le décret n°2014-3505 : Quand le gouvernement Jomaa joue le jeu de la Banque Mondiale

Une autre condition imposée par la Banque Mondiale, dans son rapport, concerne la modification du Décret n° 97-1135 du 16 juin 1997, fixant les conditions d’attribution des prêts et d’octroi des subventions par la Caisse des Prêts et de Soutien des Collectivités Locales. Ce décret a été, d’ailleurs, abrogé par le décret n° 2014-3505 du 30 septembre 2014.

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Si l’article 1er demeure le même, l’article 2 fixant les conditions formelles de demande de prêts des collectivités locales ou des établissements publics locaux, à connu quelques modifications. Ainsi, les pièces justificatives doivent inclure la situation foncière du projet pour lequel le prêt est demandé. On en conclut que le gouvernement tunisien a donné aux collectivités locales la pleine responsabilité des projets qu’elles comptent entreprendre. Ce qui n’était pas, jusque-là, dans leurs prérogatives.

En suivant ainsi la première recommandation du rapport de la Banque Mondiale (la réforme de la CPSCL), le gouvernement tunisien semble cautionner le fait que la Banque Mondiale gère, pour lui, les cibles locales de développement.

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Par ailleurs, disparait de cet article 2, la mention « un état des subventions obtenues » comme condition à l’octroi d’un prêt à une collectivité par la Caisse. Si le décret de 1997, du moins théoriquement, limitait les prêts aux collectivités locales, ayant déjà bénéficié de subventions élevées, le décret de 2014 leur donne l’opportunité d’y accéder. Ce décret va, donc, dans le sens d’une logique libérale de la décentralisation. En effet, en plus des subventions élevées qu’elles continueront de recevoir, les « grandes » municipalités auront plus facilement accès aux prêts de la CPSCL. Par conséquent, ces prêts ne bénéficieront pas aux petites collectivités déjà marginalisées.

Autre nouveauté du décret de 2014, la double signature obligatoire sur l’accord de prêt, mais aussi des subventions octroyées aux collectivités locales. Si dans le décret de 1997, la CPSCL gérait, selon un barème prédéfini, les prêts et subventions accordés, dans celui de 2014, ceux-ci doivent faire l’objet d’une double signature du ministre de l’Intérieur et du ministre des Finances. Non seulement les collectivités n’auront plus de visibilité budgétaire clairement définie pour leur programme annuel, mais cela encombrera encore plus la célérité des projets au niveau décisionnel.

D’ailleurs, il est étonnant de voir que le barème fixant les prêts et les subventions -en fonction de la nature des projets- disparaitre. Celui-ci fixait strictement les taux d’intérêts, les périodes de remboursement et la période de grâce des prêts, mais fixait aussi le plafond des subventions. Or le nouveau décret, lui, prévoit une autre répartition :

● Concernant les prêts : « Les taux d’intérêt ainsi que les échéances des prêts sont fixés par décret sur proposition du conseil d’administration de la Caisse des Prêts et de Soutien des Collectivités Locales ».

Il s’agit donc d’une étude au cas par cas, ne tenant pas compte, uniquement, de la nature du projet. On est, ici, en pleine gestion « libérale » favorisant nettement l’instauration des Partenariats Publics-Privés (PPP).

● Concernant les subventions : Elles prennent deux formes :

– Des subventions globales non affectées : « octroyées annuellement aux collectivités locales, selon une formule basée sur des critères qui tiennent compte de la population, du potentiel fiscal de chaque collectivité locale », dont le calcul des modalités d’octroi sont fixés, conjointement, par les ministres des Finances et celui de l’Lntérieur, avec les effets mentionnés plus haut.

– Des subventions affectés : « octroyées aux collectivités locales et destinées à couvrir la totalité des coûts d’exécution du programme spécifique de réhabilitation des quartiers populaires et au financement des autres projets prioritaires nationaux ou spécifiques » autorisées conjointement par les ministres des Finances et de l’Intérieur.

En outre, le décret de 2014 prévoit une autre obligation pour les collectivités locales afin qu’elles puissent jouir des subventions de l’Etat : une bonne gestion des deniers publics. Celle-ci fera l’objet d’une évaluation annuelle, publiée chaque année, et servira d’appui à l’ajustement des montants des subventions à venir. L’article 12 du décret prévoit que « Le transfert des subventions affectées est subordonné à l’état d’avancement dans la préparation du projet présenté au financement ». L’état d’avancement du projet devra être vérifié par la CPSCL en fonction des conditions que vont prévoir les ministres des Finances et de l’Intérieur.

Le Décret n° 2014-3505 du 30 septembre 2014, fixant les conditions d’attribution des prêts et d’octroi des subventions par la CPSCL, répond exactement aux aspirations établies par la Banque Mondiale dans son rapport. Si la Caisse perd quasiment toute sa souveraineté et tout son pouvoir discrétionnaire, le ministère des Finances et de l’Intérieur semblent, eux, les grands gagnants dans la gestion budgétaire des collectivités locales.

Enfin, et c’est là tout l’objet de ce décret inspiré par la Banque Mondiale, le barème d’octroi des subventions et des prêts disparait. En se débarrassant d’une logique de distribution rigide, la Banque Mondiale ouvre la voie d’une décentralisation encore plus inégalitaire. Ainsi, en axant les subventions affectées sur la population et le potentiel fiscal, tout en ôtant les barrières de distribution rigides aux autres collectivités, le gouvernement tunisien va asphyxier encore plus les petites communes en ouvrant une voie royale à l’instauration de partenariats publics-privés dans des zones non encore efficacement exploitées.

En suivant les recommandations de la Banque Mondiale, et en signant l’accord de prêt avec la BIRD, le gouvernement Jomaa, à travers son ministre de l’Economie et des Finances, Hakim Ben Hammouda, n’a pas seulement mis les collectivités locales les moins développées au ban du développement, il a surtout, consciemment, laissé l’opportunité à certaines entreprises étrangères de piller le pays.