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Dans le fraîchement entamé mandat du président Béji Caïd Essebsi, il y aura un avant et un après 14 janvier 2015. Véritable acte fondateur de cette mandature, nous n’avons pas fini de tirer les leçons du houleux incident survenu au Palais de Carthage, en marge de la cérémonie de commémoration du quatrième anniversaire de la révolution de la dignité, rebaptisé pour l’occasion « Fête de la révolution et de la jeunesse » par l’entourage du bientôt nonagénaire autoproclamé “président de tous les Tunisiens”.

Dès le début de la journée, le passage en revue dans la cour du Palais d’unités des corps d’élite de la police, étape à la pertinence déjà fort discutable, était en soi une indication sur la tonalité étonnamment sécuritaire qu’allaient prendre les festivités.

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Un contre-sens absolu

A l’intérieur, le décor est planté, avec là aussi une configuration de la salle qui en dit long sur l’esprit du happening : parqués à l’arrière de la salle, les familles des martyrs et blessés de la révolution, tout de même invitées à -leur- journée.

A l’avant, disposée de façon transversale, une tribune VIP regroupe ceux qui allaient être décorés en premier : les représentants du quartet du dialogue national dont la présidente du syndicat des patrons, la veuve de Lotfi Naguedh, dirigeant de Nidaa Tounes tué dans le sud en 2012, les veuves des assassinats terroristes de 2013, et les familles des policiers victimes plus récentes encore de la lutte antiterroriste. D’autres guest stars les y côtoient, dont l’imam de Drancy Hassen Chalghoumi, Yadh Ben Achour, Kamel Jendoubi, etc.

L’allocution du président, improvisée pendant les premières minutes, puis (mal) lue dans un second temps, tente d’emblée d’opérer un lien pour le moins controversé entre les évènements de la révolution et la seconde moitié du XXème siècle : « la révolution ainsi que la nature de la transition démocratique tunisienne, ne sauraient être appréhendées en dehors du contexte historique qui les a précédés, principalement la première révolution pour l’indépendance nationale », c’est ainsi qu’Essebsi nomme la lutte pour l’indépendance dans les années 50.

Il poursuit en explicitant ce que fut à ses yeux la deuxième révolution « celle de la libération de la femme, de la généralisation de l’Education et des services de Santé… ». L’homme conclut en affirmant que ces avancées ont créé des problématiques d’un genre nouveau.

Derrière cette analogie avec la décolonisation et les années Bourguiba d’une part, et la révolution d’autre part, une subtile manœuvre rhétorique permettant de réviser notre lecture de la révolution de 2011 non plus comme une rupture radicale avec l’ensemble des décennies de despotisme (éclairé puis semi éclairé) du parti unique, mais une continuité, voire le couronnement d’un cycle historique dont le mérite reviendrait presque aux « hommes d’Etat » aux quels Essebsi rend hommage…

Une supercherie politique, symbolique et mémorielle

Comme si le spectacle de la réappropriation plutôt insolite de la révolution par le chef de file de la « restauration du prestige de l’Etat » ne suffisait pas, venait ensuite le rituel des décorations. C’est là que l’ordre dans lequel vont être appelés les nominés va créer l’inévitable sentiment d’une hiérarchisation du mérite, une maladresse de trop, la goutte d’eau qui va faire éclater le courroux des familles des martyrs royalement ignorées.

La séquence historique à laquelle correspondent les décorations des heureux élus par le nouveau pouvoir prouve que celui-ci est définitivement sur une autre planète, un monde élitiste où pour une classe de privilégiés, la « vraie révolution » c’était en réalité le sit-in Errahil qui a permis l’avènement progressif de Nidaa Tounes au pouvoir, en quelques mois de phobie du terrorisme, précédés par une peur panique de l’islam politique… Avant de finalement s’allier avec lui dans le cadre d’une fort probable coalition des droites sous l’égide d’Habib Essid.

Cette déconnexion des réalités sociales est corroborée par la réaction de Béji Caïd Essebsi aux slogans révolutionnaires et aux cris d’indignation qui fusent dans la salle, et qu’il prend pour une simple atteinte à la bienséance :

Mais qu’est-ce que c’est que ce boucan… Tous les martyrs sont dans nos esprits… Ils seront tous décorés… Ce que vous faites est inutile… Vous ne voulez pas écouter ? Alors tant pis pour vous, vous pouvez partir ! s’exclame-t-il.

Toute l’arrogance d’un style de gouvernance autoritaire, en quelques bribes de phrases impulsives. Embrassée, la voix solennelle de la maîtresse de cérémonie est contrainte d’interrompre les festivités.

Prémices du retour au complotisme d’Etat

Si on peut penser que « BCE » est un homme du passé appartenant à une classe aristocratique qui ne peut intégrer la révolution dans son système de pensée et agit en conséquence, l’entourage du nouveau président est en revanche composé de quadras et de quinquagénaires qui, à l’instar de Mohsen Marzouk, comprennent le fait révolutionnaire mais valident une authentique lecture révisionniste de l’Histoire.

En témoigne l’état de déni de ce conseiller qui dans les heures qui suivent l’incident de mercredi déclarait dans les médias que les protestations des familles sont « politisées », insinuant qu’elles sont téléguidées par « des parties politiques connus de tous »… Une fuite en avant conspirationniste.

Les élites modernistes se sont-elles, de leur côté, remises en question ? Rien n’est moins sûr si l’on se réfère aux déclarations de Neila Sellini qui réagissait le lendemain sur France 24. Pour l’universitaire féministe, ce qui s’est passé au Palais est ni plus ni moins que « l’œuvre de puissances étrangères »… Nous voici revenus aux explications infantiles de type benaliste, quand Ben Ali faisait voter en 2009 la criminalisation de « l’intelligence avec une puissance étrangère » pour mieux mater toute opposition.