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Assurément, 2014 fut, par excellence, l’année des guerres froides. Ainsi, au cours des trois dernières années, la rue fut le théâtre de toutes sortes de manipulations et de pressions sur les différentes parties politiques, qu’elles soient au pouvoir ou dans l’opposition. Mais, après la chute de la Troïka et l’avènement du gouvernement “consensuel” de Mehdi Jomaa, les luttes politiques et les guerres de pouvoir se sont retranchées dans les coulisses. Ce qui eut pour effet de neutraliser la contestation de la rue, à la dernière étape d’un processus transitionnel difficile, sous la pression de la crise économique et de la lutte contre le terrorisme.

Le discours de la crise et le spectre la faim

La scène économique de 2014 : Au début du mois de mars 2014, le nouveau Premier ministre révélait, dans une interview-vérité, l’ampleur de la détérioration de l’économie tunisienne touchant à tous les secteurs, sans exception. Ainsi, le taux de déficit de la balance économique a-t-il atteint, en 2014, près de 12 milliards de dinars, aggravé par la dette, s’élevant à 25 milliards de dinars, pompant 50% du PIB. Le marché des changes a été secoué par de graves perturbations conduisant à une dévaluation du dinar tunisien qui est descendu à 1,85 par rapport au dollar et 2,3 face à l’euro, au cours du mois de décembre. Cette baisse significative du taux de change a eu un impact conséquent sur la balance commerciale qui a enregistré un déficit, pour l’année 2014, s’élevant à 1,8 milliard de dinars. Alors que la balance commerciale alimentaire a enregistré, à la fin du premier trimestre 2014, 1,2 milliard de dinars, contre 0,74 milliard de dinars, à la fin de l’année 2013. Aussi, les réserves en devises n’ont-elles pas dépassé le plafond de 110 jours, pendant toute l’année. Autre indice important, qui a influé sur le pouvoir d’achat des citoyens, le taux d’inflation et la hausse des prix, le ratio global s’étant élevé à 5,8%, au mois d’août. Mais les taux relatifs aux produits alimentaires et au carburant, qui représentent la plus grande part des dépenses des citoyens, ont doublé par rapport à l’indice général.

Cette hausse est due à une augmentation de 10,3% sur les prix de l’électricité, du gaz et du carburant, à la suite de la révision du tarif de l’électricité et du gaz, adoptée par la Société tunisienne de l’électricité et du gaz. De même, les tarifs de l’eau potable et de l’assainissement ont subi une augmentation significative de 7,5%, à la suite de la révision des prix de l’assainissement public.

Discours de l’intimidation et politique de la fuite en avant : Que les officiels aient reconnu la gravité de la situation économique ne relevait pas seulement d’un moment de franchise ni d’une simple énumération de chiffres et de données, mais témoignait surtout de la vision de la nouvelle équipe gouvernementale, et sans doute du début d’une campagne d’intimidation programmée pour faire gober les anciennes-nouvelles solutions.
Ainsi, avec l’aide de ses médias attitrés, le gouvernement s’est livré à la promotion des réformes qu’il jugeait nécessaires au sauvetage de l’économie nationale, à travers une série de mesures dont les axes sont les suivants :

Endettement : Le Premier ministre a continué de mener une politique d’emprunts extérieurs pour couvrir le déficit des dépenses de fonctionnement, par le biais de tournées effectuées, principalement, dans les pays du golfe Persique, en Europe et aux États-Unis d’Amérique. Mais, cette politique n’a débouché que sur une éclaircie «illusoire». Et il n’aura pas fallu longtemps pour nous ramener à la case départ du déficit et du déséquilibre financiers. Et à nouveau, il fallait obtenir des prêts pour combler le gouffre de la dette odieuse et injecter davantage de liquidités dans le cycle économique.

Souscription nationale: L’emprunt intérieur ne conduit pas à l’augmentation de la richesse locale, mais déplace une partie de cette richesse des souscripteurs du prêt à l’État. Autrement, c’est une redistribution d’une partie de la richesse nationale au profit de l’État. Or, l’effet de cette opération est néfaste pour la consommation, surtout avec le repli économique exacerbé par les mesures de la BCT qui a augmenté le taux d’intérêt principal afin de maîtriser la hausse du taux d’inflation, sans tenir compte de ses implications sur l’investissement.

La situation des institutions publiques et le rôle de l’état dans le cycle économique: Le gouvernement n’ignore pas que la situation du secteur public est catastrophique. Aussi prévoit-il, dans le cadre de son projet de «réforme», de privatiser le secteur. Le but étant de réduire la présence de l’État dans le tissu économique, que ce soit en cédant les banques publiques, en révisant le système de couverture sociale, en réduisant la contribution de l’État au capital des sociétés nationales, et en s’ouvrant plus aux capitaux nationaux et étrangers. En somme, une politique qui obtempère aux diktats de la Banque mondiale et à ses propositions de changements radicaux dans l’économie tunisienne, dont la plus frappante est la démission de l’État de son rôle dans la vie économique.

Le secteur énergétique et les ressources naturelles : Aucune décision n’a été prise par le gouvernement concernant les contrats d’exploitation des ressources nationales, comme l’avait promis le nouveau Premier ministre, avant son investiture, à tous les Tunisiens son investiture. Ainsi, l’ambiguïté demeure concernant les contrats d’exploitation et des permis de sondage accordés à Cotusal et à la société pétrolière Bouchamaoui. De même que l’affaire “Sra Ouertane” et la déclaration de Mehdi Jomaa à propos de l’exploration du gaz de schiste et d’autres questions que les gouvernements successifs ont sciemment occulté, au moment où fut constitutionnalisée la souveraineté de l’État sur ses ressources naturelles.

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Jeux de coulisses et luttes de pouvoir

Le Dialogue national et les jeux de coulisses : Au lendemain de l’assassinat du martyr Mohammed Brahmi, la crise politique entrait dans l’impasse. C’est alors que fut lancée l’initiative du Dialogue national, un 5 octobre 2013, sous la houlette de ce que l’on appela « Le quartet promoteur du dialogue”, qui se compose de l’Union générale tunisienne du travail, l’Union Tunisienne de l’Industrie, du Commerce et de l’Artisanat, la Ligue tunisienne pour la défense des droits de l’homme, et enfin l’Ordre national des avocats, outre des représentants du pouvoir politique et de l’opposition.

L’objectif principal du Dialogue national consistait à accélérer la ratification de la Constitution, ainsi que la démission du gouvernement et son remplacement par un gouvernement de technocrates, et enfin fixer la date des élections et approuver la liste des membres de l’Instance Supérieure pour les Élections. Ainsi, les séances du Dialogue national furent les coulisses où se déroulaient les guerres et les innombrables batailles entre les différentes parties concernées, en particulier entre, d’un côté, l’organisation du patronat soutenue par mouvement Nidaa Tounés et le gouvernement de transition d’alors, et de l’autre l’UGTT, qui a tenté, à ce moment-là, de jouer un rôle politique et syndical, en s’opposant à certains choix économiques, notamment ceux que voulaient imposer Bouchamaoui et Jomaa, comme la question du partenariat entre les secteurs privé et public, la situation des institutions publiques, la réforme fiscale et les Codes du travail et de l’investissement. Mais la ténacité de l’UGTT dans la défense de ces dossiers n’a pas empêché l’amenuisement de son rôle dans le paysage politique, surtout après qu’elle ait pris part à l’installation de Mehdi Jomma et qu’elle fut contrainte d’abandonner les nombreuses contestations syndicales, dans le but de faire réussir la phase transitoire.

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L’Organisation des patrons et la route vers le pouvoir : L’année 2014 constitua un tournant décisif pour l’organisation des patrons qui s’implanta dans le paysage général du pays. Lancé après l’assassinat du martyr Mohammed Brahmi et dans le prolongement du sit-in Errahil qui a renversé le gouvernement de la Troika, le Dialogue national constitua l’entrée principale de l’UTICA dans le paysage politique. Au cours de cette année, l’Organisation a pu, donc, prouver l’étendue de son influence sur le cours des événements en Tunisie, et cela à plusieurs reprises, en commençant par la nomination de Mehdi Jomaa à la tête du gouvernement « consensuel ». Puis, le siège central de l’Organisation est devenu le passage obligé des politiciens et des ambassadeurs. Et enfin le patronat entra de plain-pied dans la vie politique grâce à l’accession des 21 hommes et femmes d’affaires, affiliés à l’UTICA, à la nouvelle Assemblée des Représentants du Peuple, après les élections octobre 2014.

Économie et terrorisme

2014 fut une année sanglante. Une cascade d’attaques terroristes a visé les forces de la police et de l’armée, dans plusieurs régions du pays, en particulier dans la bande occidentale. La réaction du gouvernement fut d’appeler à réorganiser les priorités en reportant les dossiers économiques urgents, comme ceux de l’emploi et de l’endettement, de l’inflation, de la hausse des prix et de la détérioration du taux de change, ainsi que d’autres problèmes structurels qui minent les divers secteurs. Cependant, la voie s’ouvrait à de nouvelles augmentations, dans le cadre du soutien des efforts de la police et de l’armée. Le dossier sécuritaire devint, ainsi, un prétexte justifiant les échecs économiques successifs du gouvernement et la criminalisation des mouvements économiques et sociaux. Ce discours a été adopté par l’Organisation des patrons qui prôna la nécessité d’endiguer les mouvements syndicaux et les revendications sociales pour s’atteler à la bataille contre le terrorisme. 2014 est une année qui marquera la mémoire du citoyen tunisien assiégé par la peur : la peur de la pauvreté, de la faim et de l’aggravation de la crise économique, crainte du terrorisme, des assassinats et de la dissolution des revendications sociales dans la poussière de la guerre terroriste. Aujourd’hui, alors que la phase transitoire est sa dernière station, cette peur est, toujours là, à hanter les esprits, surtout à l’ombre des nouvelles guerres dont toutes les parties agitent le spectre.