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Les lobbies existent en Tunisie, ce n’est un secret pour personne. Mais qui sont ces groupes d’influence qui font et défont les décisions politiques ? Des activistes tunisiens, qui appellent à plus de transparence, ont tenté de mettre la lumière sur ces réseaux à travers une cartographie qui risque de secouer ces sphères opaques et complexes.

« Nous sommes un petit groupe de bénévoles, indépendants et apolitiques ». C’est tout ce que me dira l’un des fondateurs sur l’identité des personnes qui ont conçu le site Internet Lobby-Leaks. Lui-même souhaite rester anonyme. On l’appellera Mehdi. Il évoque deux raisons : se protéger des potentielles menaces et dépersonnaliser le projet. Et d’insister : « c’est un site collaboratif, à quoi bon connaître l’identité des fondateurs puisqu’il s’agit d’une communauté ? ». Lancé il y a tout juste une semaine, Lobby-Leaks enregistre déjà plus de 10 800 visites. Il s’agit d’une plateforme d’informations qui, sous la forme d’une toile d’araignée, permet d’identifier les liens qui existent entre les personnalités influentes du pays et les groupes d’intérêts politico-médiatico-financiers. Ces lobbies, ou groupes d’intérêts, ont notamment pour objet d’influencer en leurs faveurs les décideurs publics dans le processus législatif.

La genèse

C’est en analysant de près la situation politique tunisienne que le fondateur de Lobby-Leaks eut l’idée de créer cette plateforme :

« Lorsqu’on regarde de près les décisions prises au niveau de l’Assemblée ou du gouvernement, il n’est pas difficile de constater qu’il y a des enjeux qui dépassent ces institutions et que des groupes de pressions nationaux et internationaux tentent d’influencer les choix politiques en fonction de leurs intérêts ».

Ce n’est un secret pour personne : les lobbies pèsent sur les processus de décision politique. « Ce sont des nébuleuses qui travaillent dans l’ombre mais dont la connaissance permet de mieux mesurer les enjeux qui se jouent actuellement dans notre pays », indique Mehdi.

Ainsi, en créant cette plateforme, l’équipe de Lobby-Leaks souhaite mettre la lumière sur les nombreux liens qui existent entre les mondes médiatique et financier d’une part et le monde politique d’autre part. Afin de faciliter les recherches, les composantes de ces réseaux sont divisées en deux catégories : la typologie des acteurs (partis politiques, associations, entreprises, journalistes, etc.), et la nature des liens (familiaux, professionnels, etc.). L’objectif est triple : informer les citoyens de l’existence de ses cercles d’influences et des connexions qui existent ; établir une culture de la transparence favorisant une démocratie où l’intérêt général prime sur les intérêts particuliers ; encourager les citoyens à participer aux décisions politiques et à jouer le rôle de contre-pouvoir.

De la démocratie à la lobbycratie ?

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Quel est le lien entre l’actuel ministre de l’Industrie, Kamel Bennaceur et Schulmberger, la plus grande multinationale de services pétroliers au monde ? Et celui de Noureddine Aouididi, directeur de la chaîne de télévision privée Al Moutawassat et Ennahda ? Ou encore le lien entre Microsoft Tunisie et Nidaa Tounes ? Grâce à cette plateforme nous pouvons désormais évaluer les conflits d’intérêts existants. Car fondamentalement, qu’est-ce qui est le plus gênant ? L’existence de ces lobbies, phénomène mondial devenu partie intégrante du système démocratique, ou les conflits d’intérêts qui découlent de l’imbrication de ces cercles d’influences ? Pour le fondateur de Lobby-Leaks, le défi est de limiter l’influence de ces lobbies, pour la simple raison que l’Etat tunisien est fragile et n’a pas – comme d’autres pays – d’institutions suffisamment solides pour défendre ses intérêts.

En Europe, par exemple, il existe des lois qui régissent les lobbies, des citoyens constitués en associations qui régulent leurs influences, des organismes de contrôles indépendants : bref, autant d’outils qui permettent de donner un cadre à l’action des lobbyistes, explique Mehdi.

Selon lui, le danger est de laisser à ces cercles d’influences une trop grande marge de manœuvre et de leur concéder ipso facto les prérogatives qui reviennent exclusivement aux organes de l’Etat. Au risque de glisser progressivement vers un système lobbycratique où l’intérêt des lobbies primera sur l’intérêt des tunisiens.

Par ailleurs, Lobby-Leaks propose de connaître la nature des relations familiales qui existent entre ces différentes personnalités publiques. Ainsi, lorsque nous cochons uniquement la case « relations familiales », la cartographie montre que l’influence des grandes familles est toujours d’actualité. Il est pourtant légitime de se demander si réellement les familles peuvent être considérées comme des lobbies ? A titre d’exemple : en quoi le lien entre Sihem Ben Sedrine et Ahmed Nejib Chebi (cousins par alliance) pourrait s’apparenter à du lobby ? « Les liens de parentés doivent être pris en compte car ils expliquent certaines alliances, pas toutes, mais un grand nombre : la Tunisie est encore marquée par le poids des grandes familles, qui ont naturellement des intérêts à préserver », justifie le fondateur de Lobby-Leaks.

La chasse aux informations

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D’où viennent ces informations et comment s’assurer de leur authenticité ? Selon Mehdi, sa première source est Internet, à travers le procédé connu de googlisation : en tapant des noms de personnalités publiques, il cherche à recouper les informations qu’ils trouvent sur différents Sites Internet, « sans jamais être sélectif ».

Lobby-Leaks étant une plateforme collaborative, il reçoit aussi des informations à travers celle-ci. Enfin, le bouche-à-oreille est également pris en compte par l’équipe. « Nous sommes encore dans une culture de l’oralité », note Mehdi. Et d’insister : « Chaque information que nous trouvons ou recevons est recoupée et vérifiée ». En revanche, « tout n’y est pas, il y a encore beaucoup de matière à ajouter; le site évolue quotidiennement ». C’est précisément là que le bât blesse : la cartographie donne l’impression que les recherches se sont – du moins dans sa première version – concentrées sur les deux plus grandes formations politiques du pays, à savoir Nidaa Tounes et Ennahda. Mehdi s’en défend : « Nous n’avons pas axés nos recherches sur un parti plutôt qu’un autre, mais cela témoigne du fait qu’il faut être sacrément bien entouré pour peser politiquement ». Il est tout de même étonnant de ne pas trouver des personnalités telles que Mustapha Ben Jaafer ou Noureddine Ben Ticha dans la cartographie.

A terme, l’équipe souhaiterait analyser les stratégies d’influences à travers des études et des articles afin de promouvoir la transparence et la conscience citoyenne. Si la version actuelle du site est perfectible, il a le mérite de soulever des questions fondamentales dans la jeune démocratie qu’est la Tunisie et d’entrevoir les coulisses des centres de décisions.

Lobby Leaks

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