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Photo par Callum Francis Hugh, Nawaat.

Par Wejdane Majeri et Afef Hagi*,

Les grands absents de ces élections tunisiennes ont été les jeunes. Les jeunes de moins de trente ans qui ont déserté les bureaux de votes et ont exprimé leur choix à travers l’abstentionnisme. Une jeunesse qu’on accuse d’être désabusée ou encore indifférente au politique, alors que personne ne peut oublier comment cette jeunesse avait rempli les rues de la Tunisie il y a à peine quatre ans pour appeler à la liberté et à la dignité.

Il faudra prendre le temps nécessaire afin de comprendre les raisons de ce boycott, car il est volontaire, choisi et voulu.

Un premier élément de réflexion concerne l’appartenance de ces jeunes à la génération des “dictatoriés”, à savoir ceux qui sont nés et ont grandi sous la dictature de Ben Ali, ceux qui n’ont connu que la médiocrité d’une classe politique qui prêchait la “démocratie” pour appuyer le culte du dictateur et « l’idéologie » de la non-liberté. Des dictatoriés qui n’ont pas eu l’occasion de connaitre les grands mouvements d’opposition politiques (de gauche, islamistes, etc.) mais qui en ont reçu seulement les échos et constaté les dégâts de leurs répressions. Des dictatoriés qui, durant ces quatre dernières années, ont vu, d’une part, les ex-victimes de Bourguiba et de Ben Ali revenir au Pays et devenir leaders des grands partis au pouvoir. Ces opposants étaient majoritairement exilés, enfermés dans les prisons ou invisibles dans l’espace public, donc connus simplement par ouïe dire et non par une connaissance réelle de leur Histoire et de leur passé. D’autre part, ces jeunes ont vu le parti unique du RCD, contre lequel ils s’étaient révolté, revenir au grand jour et, ce, ouvertement et sans complexes, depuis plus de deux ans.

Il faut partir du besoin essentiel que ces jeunes qui ont rêvé la révolution ont exprimé dans leurs revendications ; à savoir, l’effondrement des trois piliers de la dictature :

1. L’appareil policier de contrôle et de punition

2. Le parti de la propagande, de l’opportunisme et du clientélisme

3. Les réseaux de la corruption qui dévalisaient les biens du pays.

Qu’ont vu les jeunes de ce changement espéré et attendu, pour lequel beaucoup d’entre eux ont risquer leur vie et y ont perdu un frère ou un ami ? La question des droits et des libertés fondamentales a été résolue par l’écriture d’une nouvelle constitution et, petit à petit, l’ombre de la peur du régime policier commence à se dissiper, d’autant que la liberté d’expression a été un acquis réel qu’il sera difficile perdre.

En ce qui concerne les deux autres points, nous ne pouvons que constater un échec total durant cette phase de transition. Le contraire s’est même produit avec le retour en force de certaines figures de l’ex-parti de Ben Ali et de son entourage. Cela a renforcé la conviction de ces jeunes, parmi les “dictatoriés”, que la classe politique actuelle n’a fait que décevoir leurs attentes. Les médias, en grande parti privatisés, sont actuellement contrôlés par un parti ou un autre et n’obéissent pas encore au nouveau code de la presse. La corruption et le clientélisme ont fleuri dans cette phase de transition sous de nouvelles couleurs, celles du passé et aussi des nouveaux partis politiques, poussant certains à affirmer «  au temps de Ben Ali, il y’avait une seule famille qui dévalisait le pays, maintenant, nous en avons des dizaines ».

Le second élément de réflexion concerne la génération des parents et des grands-parents de ces jeunes qui a, par contre, constitué la grande majorité du corps électoral des législatives et des présidentielles 2014. Ceux- ci ont exprimé, durant cette phase électorale, d’autres peurs et bien d’autres expectatives à l’actuelle classe politique qu’ils connaissent bien. Il s’agit de personnages appartenant à leurs générations et avec qui ils ont partagé le bourguibisme, le militantisme, mais, pour ceux qui étaient engagés dans la dictature de Ben Ali, la bataille contre les communistes et les islamistes. Cette génération de moins jeunes connait bien Ghannouchi, Hamma, Marzouki, Chebbi, Essebsi et toutes ces autres figures dominantes de l’actuelle scène politique. Elle comprend leur langage et partage ses peurs, ses angoisses, ses attentes car elle a partagé leurs expériences, tout simplement.

Cette question pourrait être l’ébauche d’une première piste afin de comprendre pourquoi les plus âgés ont bougé et se sont engagés massivement dans le vote. En quelque sorte, ce que toute cette génération n’a pas vécu à leur époque est en train de se réaliser finalement maintenant. Il semblerait que nous assistions à une revanche du passé, à une « nouvelle jeunesse » politique des les leaders politiques frustrés du temps de Bourguiba et de Ben Ali, opposants et pro-dictatures, d’une part, et citoyens dépourvus, à l’époque, de leur droit de voter, de participer, de militer et de choisir et pour qui, aujourd’hui, finalement, le tour est enfin arrivé.

Pour revenir à nos jeunes, notre pays a plus de 50% de sa population qui a moins de 35 ans. Les partis politiques ne peuvent ni ne doivent marginaliser de leurs visions et de leurs programmes ces jeunes en marginalisant leurs besoins politiques. Cela les mettrait à l’écart de la réalité citoyenne. Ce « conflit » de générations doit se résoudre au plus tôt, nous ne pouvons pas attendre que les jeunes construisent leurs partis ou reprennent le flambeau de leurs pères et mères. Nous n’avons pas le temps d’attendre car nous risquons de voir le boycott des jeunes aux élections se transformer en une exclusion politique source de marginalisation sociale avec des conséquences dramatiques sur les choix futurs de nos jeunes.

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Wejdane Majeri et Afef Hagi
Auteures du livre « La rivolta dei dittatoriati », Eds. Mesogea, 2013.