M6-BenAlisation

Écrit par Ali Anouzla, traduit de l’arabe par Salah Elayoubi.

Zine El Abidine Ben Ali n’aura rien légué de mémorable à l’Histoire ou à l’Humanité, sinon de s’être fait l’éponyme des régimes policiers qui sévissent à travers le monde. Le Maroc fait partie de ceux-là et notre pays avait, bien avant la <em>Révolution du Jasmin, succombé à la Benalisation et ses corollaires : soumission des partis politiques, atteintes aux libertés fondamentales, répression de la presse, arrestations de militants, poursuites des activistes, contrôle de l’économie, etc.

Une équation simpliste et coûteuse

Le régime Benali fut un moment d’ontologie en matière d’égotisme, de culte de la personnalité, de primauté des intérêts de quelques-uns, sur ceux de la communauté. Il fut également un modèle du genre en matière de terrorisme policier. Il fit basculer des millions de Tunisiens dans une psychose de la dénonciation, tel qu’elle confinait à la paranoïa. Autant d’ingrédients d’une équation simpliste, mais qui allait s’avérer coûteuse : stabilité intérieure et défense des intérêts occidentaux, en échange d’un soutien de ces derniers et de leur silence face à la tyrannie, aux violations des droits de l’homme et à la corruption économique.

Benali fit de ce paradigme une profession de foi, pour autant que l’homme n’en ait jamais eu une, qu’il se fut agi de s’en prendre aux Islamistes, sous prétexte de lutter contre le terrorisme, d’ouvrir le marché tunisien aux entreprises occidentales, ou d’octroyer une marge ténue de liberté aux féministes, aux artistes et aux défenseurs des libertés individuelles.

Mais aux premiers coups de boutoir de la révolution et le Printemps arabe qui s’en est suivi, le système s’est effondré. Démocrates et progressistes qui voyaient dans cette «Tunisiation» une réponse appropriée à la Benalisation se prirent à rêver de transposer le modèle de la Révolution populaire tunisienne -et les valeurs qu’il véhiculait- à la réalité de leur propre pays.

Trois ans ont passé depuis. En Égypte, un coup d’État militaire, soutenu par les pétromonarchies du golfe, a eu raison du premier président civil, démocratiquement élu. De l’atlantique à la mer d’Oman, bien des régimes furent sérieusement ébranlés. Certains se sont même effondrés. Mais tout porte à croire que la benalisation a encore de beaux jours devant elle, tout comme son concepteur, bien à l’abri derrière les hauts murs d’un palais saoudien. Pour se rendre compte de cette résurgence, arrêtons-nous, l’espace d’un instant sur les rives de l’Atlantique, au Maroc.

Tout et son contraire

Lors de son discours à l’Assemblée constituante à Tunis, le 31 mai dernier, Mohammed VI avait soigneusement évité de prononcer le mot « révolution », ce que les observateurs s’étaient accordés à mettre au compte d’un certain triomphalisme de la continuité dans la tyrannie. Et pour mieux saisir la signification cachée du discours de Tunis, il convient de se souvenir de celui du 21 février, au lendemain des grandes marches du 20 février 2011. Le monarque y dépeignait les revendications des manifestants comme de la « démagogie » et de « l’improvisation », avant de se raviser le 9 mars, promettant de renoncer à certaines de ses prérogatives au profit d’institutions élues. Tout et son contraire, en moins d’un mois. Les promesses sont, hélas, restées des vœux pieux, les réformes cosmétiques n’ayant en rien entamé le caractère autoritaire du régime marocain. Plusieurs faits attestent du retour en force de la benalisation :


– Arrestations et condamnations de militants, d’activistes, d’avocats, de journalistes et de juristes.
– Recours aux écoutes téléphoniques, à la surveillance de la correspondance privée, à l’espionnage sur internet ou à la fabrication de scandales sexuels, dans le but de discréditer, intimider et bâillonner ceux qui osent franchir les lignes rouges.
– Mise au ban des associations et organisations qui refusent de participer au jeu politique, tel que fixé par le pouvoir, comme c’est le cas pour l’organisation islamiste Al Adl Wal Ihsane ou le parti marxiste-léniniste Annahj Addimocrati.
– Répression des organisations qui dénoncent les atteintes aux droits de l’homme, telles que « l’Association Marocaine des Droits de l’Homme », la « Ligue Marocaine pour la Citoyenneté et les Droits Humains », et les différentes organisations des droits de l’homme, au Sahara occidental, auxquelles le Maroc continue de refuser toute légitimité.
– Répression des manifestations, sous prétexte qu’elles n’ont pas bénéficié d’une autorisation. Pourtant, des milliers de ces manifestations se sont tenues sans autorisation en 2011.
– Refus du quitus pour les partis politiques ou les organisations, dont les responsables ne sont pas en odeur de sainteté, auprès des autorités, comme ce fut le cas pour « Al Oumma » et « Alternative civile », toutes deux à tendance islamiste modérée, pour « Freedom now », organisation de défense des libertés d’opinion et d’expression, pour « Droits numériques », qui défend la liberté d’utiliser Internet, et pour « l’Union Marocaine du Travail Orientation Démocratique ».
– Élimination de toute forme de presse indépendante, par le truchement de procès fabriqués, d’amendes colossales, d’années d’emprisonnement ou en forçant les journalistes à la démission ou à un exil volontaire, hors des frontières du pays.
– Élimination des espaces de libertés d’opinion et d’expression, par un contrôle des médias, de leur ligne éditoriale, de leurs ressources et monopolisation des chaînes de télévision, des stations de radio, des agences de presse, pour une meilleure diffusion de la propagande officielle et pour mieux museler les opinions dissidentes.
– Pollution du paysage médiatique, par la création de journaux et de sites Web, spécialisés dans l’anathème et la diffamation des voix dissidentes ou le traitement de sujets triviaux ou de banalités désolantes, tels que criminalité, sexe, scandales, vie privée des autres.
– Mise en échec à tout rapprochement entre islamistes et gauchistes laïques qui risquerait de mener à la formation d’un front démocratique contre la tyrannie.
– Inhibition de toute forme de pensée politique ou de dissidence par la domestication des partis, des syndicats et de leur leadership, la division dans leurs rangs et l’ingérence dans leurs décisions.
– Création de partis et de syndicats aux ordres avec financement du trésor public, afin de susciter chez le peuple, confusion et perte de confiance, dans l’action politique.
– Retour en force du spectre du péril islamiste, avec la plus large publicité donnée au démantèlement de cellules terroristes et l’exagération du nombre des terroristes présumés arrêtés, dans le but de semer la terreur dans les esprits et justifier par la lutte contre le terrorisme, la poigne sécuritaire.
– Persistance d’une justice coup de téléphone, dénoncée par le « Club des magistrats du Maroc », et dernièrement par un tribunal texan, qui parle de crainte de la colère royale, lorsqu’il est question des intérêts de la famille royale.
– Enfin last, but not the least, le mélange des genres entre pouvoir et argent, au plus haut niveau de la pyramide du pouvoir, en violation totale des lois et des règlements les plus élémentaires de la concurrence.

Un modèle qui porte en lui les gènes de sa propre destruction

Ceux qui rêvent de redonner vie à une benalisation du Maroc, font courir au pays les plus gros risques. Le modèle porte, en effet, en lui, les germes de sa propre destruction. C’est parce que Ben Ali avait, à ce point vidé de leur substance tant d’acteurs de la vie civile, de médiateurs indépendants, de partis politiques, de syndicats, de médias et d’organisations non gouvernementales, que le système s’est autodétruit, dans l’implosion du 14 janvier 2011.

Le régime marocain n’agit pas autrement, lorsqu’il neutralise ces soupapes de sécurité que sont les partis politiques, les syndicats, les médias, les acteurs de la vie civile et les libertés d’opinion et d’expression. Rien d’étonnant à ce que, tôt ou tard, survienne la déflagration qui pourrait tout emporter.

Texte original en langue arabe sur ce lien.