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Les élections législatives et présidentielles tunisiennes vont donc avoir lieu au cours du 3ème trimestre 2014. Les sondages – dont on se demande parfois s’ils n’ont pas pour autre fonction d’orienter et d’inciter le choix des électeurs – donnent, évidemment, les mouvements Ennahda et Nida Tounes au coude à coude mais néanmoins loin en tête des intentions de vote devant les autres formations politiques. Comme si nous étions condamnés à subir une bipolarisation « inéluctable » obligeant du même coup les autres formations à courir derrière les deux « grands » pour survivre et espérer glaner quelques strapontins. On est loin des 115 « partis » et des 1517 listes des élections de 2011.

Cette bipolarisation est-elle le fruit d’une évolution normale – un peu à l’image de ce qui s’est passé dans les pays de tradition démocratique – qui tend vers un regroupement des forces et la constitution de grands blocs politiques et électoraux ou exprime-t-elle plutôt l’état d’exaspération dans lequel se débat la société tunisienne et plus particulièrement les responsables et les décideurs censés conduire la phase de transition à bon port, vers la stabilité et, il faut l’espérer, vers la pérennisation de la démocratie ?
Or un constat est de plus en plus évident : il semble bien que nous soyons entrés dans une phase où deux projets de société s’affrontent. Et les prochaines élections seront évidemment l’un des moments de focalisation et d’exaspération de cet affrontement.

L’abstention : le mauvais choix

Nous voilà entré directement dans une bataille frontale où l’idéologie est omniprésente. Par manque d’expériences et de traditions démocratiques sans doute, mais surtout parce que cela a été imposé par les circonstances et surtout par les pyromanes qui ont introduit le religieux dans le champ politique et électoral.

Et comme souvent dans ce genre de situation on vote (pour ceux, bien sur, qui iront voter car il est fort à craindre que l’on assiste à une abstention importante) de manière tranchée, et surtout par rejet de l’autre camp. Un vote a minima mais où l’idéologie occupe une place centrale. Pour les uns c’est avant tout un vote pour défendre l’identité “islamique” de la Tunisie contre les affreux “laïcs” et pour les autres on vote par attachement à l’identité tunisienne contre ceux qui cherchent à la déstructurer. Des deux côtés on vote contre l’autre. On se soucis peu de contenu ou de programmes. Projet de société contre projet de société !

Qui plus est dans le cas de la Tunisie, quatre ans après la révolution et après trois années de gestion catastrophiques de la troïka, et surtout depuis l’assassinat de Chokry Belaïd et l’introduction de la violence politique et bien sûr du terrorisme les conflits idéologiques ont atteint un tel niveau d’exaspération que le résultat risque d’être pour le moins problématique.

En effet au sortir de cette expérience le pays se découvre fortement divisé et tente de s’interroger. Autant les élections de 2011, malgré les 51% d’abstentionnistes, donnaient à voir, malgré tout, un enthousiasme certain et entrevoir l’espérance d’une vie meilleure, les prochaines échéances de 2014 risquent, quant à elles, de produire l’effet inverse laissant place à un désenchantement et une démotivation d’une partie des citoyens.

Projet de société VS projet de société

Il ne serait donc pas étonnant qu’une majorité de Tunisiens, submergée par les problèmes et soucis de la vie quotidienne – qui ne se reconnaît pas dans le spectacle ahurissant que donnent à voir les mouvements politiques et une partie d’élus de l’ANC – se détourne des élections de 2014 plus encore qu’elle ne l’avait fait en 2011. Ceux-là ne se rendent pas compte, cependant, que par leur abstention ils favorisent justement ceux qu’ils critiquent. Il vaut mieux, dès lors, se rendre aux urnes et voter – y compris en votant blanc pour exprimer son mécontentement – plutôt que de s’abstenir.

Pour les autres, plus impliqués dans la dynamique politique, associative et/ou électorale, ceux qui finalement auront à décider, par leurs votes, de l’avenir du pays, ceux-là se divisent en deux grandes tendances idéologiques : d’un côté les islamistes (les partisans de l’islam politique) de l’autre les sécularistes (ce terme – qui ne doit pas être confondu avec la laïcité, notion qui, au passage, mérite un vrai débat dans la sérénité – désigne simplement les partisans du caractère civil de l’Etat). Ces deux tendances semblent fonctionner surtout par rejet l’une vis-à-vis de l’autre.

Et sur ce terrain politique et surtout électoral les adhérents, les militants et les sympathisants islamistes ont de loin l’avantage sur les sécularistes. Pour la raison simple de leur attachement au vote identitaire et à l’organisation Ennahda. Sans oublier la machine partisane et électorale, les réseaux et les moyens dont dispose ce mouvement. Même si nombreux sont ceux qui ayant voté pour Ennahda en 2011 semblent décidés à modifier leur choix en 2014.

Pour les sécularistes si la chose (concernant le modèle de société) semble en apparence entendue le résultat final, dans les urnes et surtout après, pourrait s’avérer plus problématique. L’éventail des pensées et des familles politiques est beaucoup plus divers chez eux que chez les islamistes. Chez ces derniers le vote identitaire se recoupe souvent avec les attitudes et les comportements traditionalistes et conservateurs sur les questions sociétales (les mœurs, la famille, les croyances, les libertés individuelles, la place des femmes …). Pour les sécularistes si leur point commun, à-minima, est leur refus de l’endoctrinement de la société par l’idéologie wahabite, ils restent cependant fort divisés (entre conservateurs et progressistes) non seulement sur de nombreuses questions de société mais plus encore sur les question économiques et sociales. Sans oublier que les conservateurs dans le camp séculariste sont, dans leur grande majorité, issus des rangs des ex-destouriens et surtout des ex-RCD de plus en plus nombreux à se manifester. Alors même que le passif avec eux n’a toujours pas été soldé. C’est dire combien les contradictions au sein des dits sécularistes sont en réalité de véritables bombes à retardement.

La bipolarisation : Bonnet blanc et blanc bonnet ?

Si l’éparpillement partisan et électoral n’est pas nécessairement ou obligatoirement un signe de bonne santé politique d’une société il ne faut pas se laisser abuser par la bipolarisation qui est loin d’être la panacée. Surtout dans le cas de la Tunisie où l’on assiste, insidieusement, à une reproduction à l’identique des pratiques de l’ancien régime (du Destour de Bourguiba et du RCD de Ben-Ali) avec cette fois-ci de nouveaux acteurs tout aussi avide de pouvoir. Et le risque est grand que le pays se retrouve à devoir “choisir” entre “bonnet blanc et blanc bonnet”.

Pourtant même dans une telle perspective, nombreux sont les tunisiens, y compris parmi les démocrates et les progressistes, effrayés à l’idée d’une nouvelle victoire d’Ennahda et l’installation dans la durée des mouvements prônant l’islam politique avec, à la clé, l’instauration d’un totalitarisme d’un genre particulier, n’hésitent plus à préférer l’ancien diable RCD au nouveau. Ce serait alors une erreur stratégique. Evidemment il serait faux de croire que Nida-tounès soit une simple reproduction du RCD (encore que dans le cas de Nida-tounes France nous n’en sommes pas loin vu que tous les caciques et les gros-bras du RCD ont repris du service). De même il ne faudrait pas imaginer un simple retour à l’identique du régime de Ben-Ali car l’un des acquis de la révolution est que le pays a pris goût à la liberté et la société civile, grâce à sa vigilance, en constitue l’un des principaux garde-fous.

La gauche : une présence indispensable

Non ce serait une erreur politique et stratégique que de n’envisager l’avenir politique de la Tunisie que sous l’angle de la bataille idéologique actuelle et/ou des prochaines échéances électorales de 2014. Les véritables questions demeurent et resurgiront avec encore plus d’ampleur après les élections. Les choix économiques, les questions sociales et la répartition juste et équitable des richesses, la question du rôle et de la place de l’Etat … sont les vrais défis de la future coalition qui aura le pouvoir durant les cinq prochaines années. Et là le pays aura grandement besoin à la fois de transparence, de compétences et de capacités dans la gouvernance que d’une opposition capable d’exprimer les intérêts des tunisien(nes), en particulier des couches et classes qui risquent de faire les frais du modèle ultra-libéral à l’oeuvre et qu’impose déjà le système financier mondial. Un modèle que partagent largement les conservateurs d’Ennahda comme ceux de Nida-tounes. D’où l’importance et la nécessité d’une force à gauche pour proposer une alternative, bien sûr à propos des questions économiques et sociales mais également politiques, sociétales, culturelles … et porter la contradiction avec l’ensemble du camp conservateur. Sans oublier les mouvements réactionnaires et les terroristes de tous poils. Et elle doit se préparer dès à présent.
Bien sûr la bataille des prochaines élections de 2014 comporte cette dimension fondamentale et incontournable du choix du modèle de société.

Mais la bipolarisation sur le plan idéologique ne saurait se réduire et se traduire par une simple bipolarisation politique et à un effacement des autres familles de pensées et surtout de la gauche progressiste. Des formes particulières d’alliances électorales, dans les circonscriptions, en envisageant y compris des désistements en fonction du rapport de forces localement peuvent tout à fait s’envisager. Mais la voix de la gauche doit s’exprimer de manière spécifique et autonome. C’est bien pour le pays et pour la démocratie. A condition cependant que la gauche, dans toutes ses composantes, sache se rassembler et proposer une alternative. Elle doit aussi se distinguer des autres formations en sachant éviter les questions “d’égos” si néfastes dans la vie politique tunisienne. Cela doit faire partie de la nécessaire révolution culturelle indispensable qui aurait dû (et doit) prendre le relai de la révolution politique et institutionnelle.

Pour un front uni des démocrates de l’immigration en France

Reste bien sûr la question particulière de la situation en France (et peut-être dans les autres régions du monde) où Nida tounès est de plus en plus aux mains des anciens caciques et des gros bras du RCD qui, rappelons-le, on fait tant de mal du temps de Ben-Ali. Et les militants démocrates et les hommes et femmes de gauche qui y ont adhéré pensant que ce mouvement était seul à même de faire barrage à la machine d’Ennadha en France ou à tout le moins d’en limiter les dégâts, ces militants en on fait les frais. « les islamistes purs et durs et les rescapés de l’ancien régime rameutent leurs troupes en tablant, à défaut d’idées, sur une logistique rôdée… S’appuyant sur les réseaux clientélaires de l’ex-RCD pour les uns, ou misant sur le maillage associatif et les solidarités « islamiques » en France pour les autres, ils sont déjà en campagne ». C’est en ces termes qu’une pétition a été récemment publiée en France. Cette initiative ainsi qu’un début de concertation ont été engagé pour regrouper toutes les bonnes volontés et empêcher que les électeurs tunisien(nes) en France n’aient d’autres choix qu’entre Ennahda ou Nida tounes/RCD, Nida tounès/RCD ou Ennahda. C’est ce genre de bipolarisation, qui frise la caricature, qu’il faut refuser. D’autant que les moyens dont disposent ces deux mouvements sont immenses. Voilà pourquoi il est indispensable qu’un front unis face à eux se mette en place en France par le regroupement de tous les démocrates et les progressistes en proposant aux électeurs une véritable alternative. Une alternative qui doit porter tout autant sur le modèle de société, la justice sociale en Tunisie et la défense des droits des migrants en France. Cela se réalisera si les militants l’exigent et si les décideurs politiques des différents partis en Tunisie les y encouragent.

Ainsi cela nous évitera non seulement l’éparpillement des voix que nous avons connu en octobre 2011 et du même coup cela donnera plus de chances à l’élection de plusieurs députés démocrates dans la future Assemblée du peuple. “Le regroupement des forces est encore possible à condition de larguer l’égocentrisme partisan. Et de s’atteler au plus vite à la construction d’un front uni des démocrates de l’immigration“. Et en France la décision de la gauche tunisienne est pour le coup décisive !