Mercredi, 4 juin, à la Cité Ibn Khaldoun, un père a brûlé sa fille, Eya, 13 ans, après l’avoir vue dans la rue avec un de ses camarades. Le père qui s’est senti déshonoré a aspergé sa fille d’essence et a mis le feu à son corps. Il est actuellement en état d’arrestation. Admise au Centre de traumatologie et des grands brûlés de Ben Arous, Eya a succombé à ses brûlures, après une agonie qui a duré des jours. Pour certains, ce crime terrifiant est un fait divers qui pourrait se passer dans n’importe quelle société et pas seulement en Tunisie. D’autres s’indignent en situant les faits dans un cadre plus général qui fait la lumière sur la posture de la femme dans la société tunisienne.

Après le scandale du viol de Meriem par les trois policiers et son accusation d’atteinte aux bonnes mœurs, l’acharnement judiciaire sur Amina suite à la publication de ses photos, seins nus, sur les réseaux sociaux, le viol de l’enfant de 4 ans par un employé du jardin d’enfants, la jeune femme jetée du balcon par des touristes libyens, ainsi que divers « faits divers» dont les femmes sont les victimes, s’ajoute, aujourd’hui, le meurtre choquant de Eya.

Les réactions n’ont pas tardé à submerger les réseaux sociaux et les médias. Quelques jours après son décès, des activistes tunisiennes ont appelé à une marche blanche silencieuse, jeudi 19 juin, au centre-ville de Tunis, pour exprimer leur colère contre la violence subie par cette adolescente. Cette marche qui partira de la Place des Droits de l’Homme et s’arrêtera au niveau du ministère de la Femme vise aussi à mobiliser la société civile et les partis politiques restés, jusque-là, silencieux.

Il s’agit aussi d’inciter les Tunisiens à lutter contre la violence faite aux femmes et d’en parler davantage. Une campagne intitulée « Moi aussi j’ai été violentée » a été lancée sur les réseaux sociaux pour interpeller les femmes et les encourager à apporter leurs témoignages, comme premier pas de dénonciation de la violence. Des centaines de témoignages ont été partagés sur la toile dévoilant la violence banalisée que subissent les femmes au quotidien.

Certaines ont, ainsi, évoqué l’enfer du harcèlement sexuel dans la rue. Hazar Abidi, journaliste, a témoigné sur Facebook :

« C’était samedi, j’allais rejoindre un ami au café. Une journée tout à fait normale. J’accélérais le pas, jusqu’au moment où, au croisement de la rue Farhat Hached et de la rue Ibn Khaldoun, deux hommes, sous le regard de beaucoup de monde, m’ont collé, m’ont touché les seins et les parties intimes, en ajoutant, “si ça te plaît, tu n’as qu’à en redemander.” je n’ai rien dit. Je n’ai pas osé élever la voix. J’ai eu peur. Dans ma tête, si je ne réagissais pas, si je ne faisais rien, si je leur montrais que j’étais inoffensive, ça n’irait pas plus loin, ça m’épargnerait un « scandale », la foule, les questionnements, la police et tout ce qui s’en suit … »

Des jeunes filles ont témoigné dans l’anonymat que la violence familiale leur a détruit la vie.

« Mon père et mon frère me tabassent tous les jours avec ou sans raison. Mon état de déprime, aggravé par les cicatrices au visage, ma empêché de continuer mes études. J’ai honte et je ne peux même pas parler de ma souffrance, car j’ai peur … », raconte une fille à l’une des activistes qui ont lancé la campagne.

Il est difficile de démystifier l’image de la femme moderne, pourtant instrumentalisée durant des décennies par les régimes politiques. Dévoiler la situation réelle de la femme tunisienne est un travail de longue haleine qui vient juste de commencer. En dépit de ses acquis, la femme tunisienne n’est toujours pas protégée contre la violence de ce genre. Pour rappel, ce n’est qu’en 2006 que l’Office National des Familles et des Populations (ONFP) a adopté le programme de lutte et de prévention de la violence à l’égard des femmes.

La nouvelle Constitution dispose, dans son article 46, que « l’État prend les mesures nécessaires, afin d’éradiquer la violence contre la femme ». Cette disposition va-t-elle réellement pousser l’État afin qu’il s’engage à mettre un terme à des années de silence sur cette violence ou va-t-elle relever de l’artifice décoratif, comme il en existe tant au sein de notre législation ?

Relevons cependant un récent pas positif incarné par la levée par la Tunisie, le 23 avril 2014, des réserves émises sur le CEDAW. Reste à présent à mettre en place les mécanismes de lutte adéquats, comme le stipule l’article 5 de cette convention :

« Les États partis prennent toutes les mesures appropriées pour :

a) Modifier les schémas et modèles de comportement socio- culturel de l’homme et de la femme en vue de parvenir à l’élimination des préjugés et des pratiques coutumières, ou de tout autre type, qui sont fondés sur l’idée de l’infériorité ou de la supériorité de l’un ou l’autre sexe ou d’un rôle stéréotypé des hommes et des femmes ;

b) Faire en sorte que l’éducation familiale contribue à faire bien comprendre que la maternité est une fonction sociale et à faire reconnaître la responsabilité commune de l’homme et de la femme dans le soin d’élever leurs enfants et d’assurer leur développement, étant entendu que l’intérêt des enfants est la condition primordiale dans tous les cas. »

Là encore, est-ce que ces avancées législatives vont se limiter à faire partie de la même vitrine des pouvoirs en place ? Le décalage entre la phraséologie pompeuse qui instrumentalise l’image de la Tunisienne moderne avec la réalité va-t-il demeurer toujours aussi important ? Si de temps à autre l’on assiste à des débats concernant la situation de la femme dans la société tunisienne ainsi que la violence qu’elle subit, les mesures concrètes destinées à éradiquer cette violence sont toujours défaillantes.

La première enquête nationale, réalisée en 2010, a révélé des chiffres alarmants sur la violence contre la femme. Ainsi, 47 % des femmes entre 18 et 67 ans ont déclaré avoir subi une forme de violence au moins une fois dans leur vie. 31,7 % des violences sont physiques, 28,9 % sont psychologiques, alors que les violences sexuelles sont de 15,7 %. Mis à part ces trois types de violences, il est nécessaire de rappeler que priver les femmes de l’accès à la santé et à l’éducation ou même à l’espace public est aussi une violence de genre. Les Tunisiennes ne sont toujours pas à l’abri de cette violence insidieusement alimentée par la culture, les traditions ou encore la religion.

Sonia, 50 ans, journaliste-citoyenne dans une radio locale à Gafsa, témoigne dans ce sens :

« J’ai réalisé une émission radiophonique sur l’accès de la femme à la santé dans les villages de Gafsa (Redayef, Mdhila, Om Larayess et d’autres). Je ne pensais pas que la situation était à ce point chaotique, car à part l’état déplorable des hôpitaux dans ces zones, les hommes et surtout les maris interdisent aux femmes d’aller se soigner ou accoucher dans les hôpitaux. Cette tradition coûte très cher aux femmes de la région qui souffrent de plusieurs complications. Plusieurs d’entre elles meurent jeunes, souvent suite à un accouchement à domicile. »

La même enquête montre, également, que le pourcentage de femmes déclarant avoir arrêté de travailler est élevé. Il est de l’ordre de 34,1 % en milieu urbain contre 17 % en milieu rural, de 44,5 % dans la région de Tunis et de 31 % chez les femmes âgées de moins de 40 ans contre 25,6 % chez les plus âgées. Les obligations familiales sont les premières causes qui obligent les femmes à abandonner leur travail. Le retrait de la femme tunisienne de l’espace public et de la vie politique est de plus en plus remarqué. Le pourcentage des femmes qui participent aux activités associatives, syndicales et politiques est très faible. Il ne dépasse pas 3 %. Malgré la disposition des femmes à contribuer à la vie politique et associative (75 % déclarent être d’accord), la pratique de leurs droits à cet égard est loin de correspondre à leur souhait.

Les raisons qui mènent à un retrait progressif de la femme de la société sont, principalement, les violences qu’elle subit quotidiennement. Toute cette violence est, en réalité, la manifestation concrète d’une culture misogyne qui considère la femme inférieure à l’homme. Le silence des victimes ne fait qu’encourager la violence et favoriser l’impunité en prolongeant les préjugés et l’injustice. Il est donc important, pour changer la nature du lien social, de débusquer le tabou et de le mettre sur la place publique, sans réserves ni hypocrisie.

La mort de Aya dans d’ignobles souffrances renvoie à la figure du peuple tunisien sa nonchalance coupable face à un pareil drame qui relève également d’un terreau quotidiennement nourrit, parfois même inconsciemment, par l’ensemble de la société tunisienne.

A cet égard, Abdessatar Ben Moussa, président de la Ligue Tunisienne des Droits de l’Homme a déclaré à Nawaat que « l’assassinat de Aya est un drame terrifiant. On ne peut pas expliquer le comportement du père sous prétexte religieux ou social. C’est un acte criminel. Il faut protéger l’enfant et la femme en Tunisie et cela n’est possible qu’à travers une stratégie et un travail à long terme. Pour changer cette mentalité machiste, il ne faut pas se limiter aux salons, conférences et meeting. Il faut, à mon avis, aller dans la rue et rencontrer les gens dans les régions. Malheureusement, nous ne disposant pas de moyens pour travailler efficacement sur ces dossiers importants… ».

Dans le même sens Mme Naziha Rejiba alias Om Zied, journaliste et militante de droit de l’homme déclare « avant, je ne donnais pas d’importance au féminisme. Je militais pour toutes les causes au même titre et sans préférence aucune. Je ne pensais pas qu’il y aurait cette régression rapide dans la situation de la femme. Aujourd’hui, je deviens de plus en plus attentive à la question de la femme et je réalise que ça doit être une priorité pour éviter le pire. »

Non sans masquer sa colère, Yassine Bellamine, activiste et journaliste à Nawaat assène d’un ton grave, et pour cause… : « ce drame n’est que la conséquence de l’inanité et de l’ignorance d’une société malade, malade de ses préjugés, malade de sa misogynie, malade de ses apparences. Cette affaire doit faire réfléchir à plus d’un titre : tout d’abord sur la question des mentalités, mais aussi sur les responsabilités morales et politiques de certains dont les déclarations attisent à la haine vis-à-vis des femmes, et ce, dès leur tendre enfance et enfin sur les mécanismes juridiques de protection des enfants ».

Pour l’ancienne présidente de l’Association Tunisienne des Femmes Démocrates, militante de Droits de l’Homme, Bochra Bel Haj Hmida, celle-ci explique : « ce qui est essentiel c’est qu’il y ait une prise de conscience de la part de la société et des institutions par rapport aux violences à l’égard des femmes et des petites filles c’est un phénomène alarmant dans notre pays. Le premier pas est de briser le silence et Eya a payé de sa vie pour nous dire non à la banalisation et la légitimation des violences ».