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“S’il vous plaît n’hésitez pas à faire circuler les articles sur Facebook, Twitter, LinkedIn ! “ C’est ainsi qu’Antonio Nucifora, économiste de la Banque Mondiale conclut un email dans lequel il a demandé aux destinataires de relayer un ensemble d’articles qui parlent de l’étude faite par la Banque Mondiale sur “le capitalisme de copinage” au temps de Ben Ali.

La Banque Mondiale et la manipulation des réseaux sociaux

Le 27 mars 2014, alors qu’il était presque 23h du soir à Tunis, Antonio Nucifora économiste en chef de la Banque Mondiale pour la Tunisie a envoyé un email à plusieurs personnes qu’il avait mis en copie invisible (Cci). Nous n’en faisions pas partie mais en voici une capture d’écran.

email nucifora nawaat

Outre le communiqué de presse officiel de la Banque Mondiale écrit en trois langues, Nucifora a inséré dans son email des liens menant à une série d’articles publiés entre le 23 et le 27 mars 2014 sur African Manager, Aljazeera, Financial Times, Huffington Post Maghreb, Tunisia Live et Washington Post. Il demandait aux destinataires de cet email de diffuser ces articles sur Facebook, Twitter et LinkedIn.
Le résultat de cette requête peut se voir dans les graphes ci-dessous. En effet, le lendemain, 28 mars 2014, le nombre de mentions de l’expression “Banque Mondiale” et de ses équivalents en arabe et anglais sur le web tunisien, et bien spécifiquement Facebook et Twitter a enregistré un pic important.

banque mondiale web

Depuis la révolution, les médias tunisiens et les utilisateurs de Facebook et Twitter en Tunisie n’ont jamais autant parlé de la Banque Mondiale.

Banque Mondiale 14 janvier

Ce sont les publications sur les réseaux sociaux qui étaient les plus importantes en termes de nombre de mentions. Twitter et Facebook ont accaparé 76% des mentions faites le 28 mars. Les réseaux sociaux se sont bel et bien enflammés comme l’a demandé Antonio Nucifora.

 

Diagramme

 

Ce qui est à retenir des conclusions apportées par l’étude de la Banque Mondiale, c’est que l’économie tunisienne n’était pas suffisamment “ouverte”. Selon les auteurs de cette étude, ce sont les régulations excessives et le rôle envahissant de l’État qui a été à l’origine de la prolifération de la corruption, du népotisme et de l’évasion fiscale. La solution serait donc de déréguler l’économie et de limiter le rôle de l’État. Les obstacles à l’accès au marché et les procédures administratives seraient, selon la Banque Mondiale, à l’origine de la capture des rentes par les proches du pouvoir.

La Banque Mondiale semble avoir compris que la corruption est un fléau qui a rongé l’économie tunisienne. Au lieu de proposer des réformes qui augmentent le contrôle et la surveillance du secteur privé par l’État pour éviter la corruption, les économistes de la Banque Mondiale ont utilisé d’une façon populiste le discours de la lutte contre la corruption pour pousser en avant des réformes qui visent, dogmatiquement à libéraliser encore plus l’économie tunisienne.

capitalisme de copinage banque mondiale

Le projet « Communications for reforms »

Le 30 mars 2014, la politique de communication de la Banque Mondiale entame une nouvelle phase. Sur son site officiel, elle publie un document relatif à un projet intitulé : “Communications for reforms”.
Ce projet consiste à produire une série de “produits médiatiques” (spots audiovisuels, articles … etc.) visant à “favoriser la compréhension, accroître le débat public et aider à construire un consensus” autour des réformes qui conditionnent les prêts de la Banque Mondiale.
Selon le document du 30 mars, une somme de 600 000 $ sera versée à partir du “MENA Donor Trust Fund” géré par la Banque Mondiale à une société privée tunisienne appelée “Global Communications”.
Selon le contrat signé entre la Banque Mondiale et “Global Communications” le 23 août 2013, les réformes concernées par ce “plan du communication”, concernent :

  • La réforme du code de travail,
  • La réforme de la sécurité sociale et de la retraite,
  • La suppression des subventions,

Cependant, dans un autre document, également hébergé sur le site de la Banque Mondiale nous avons trouvé des informations qui ne sont pas mentionnées dans le contrat. Le projet financé par le MENA Donor Trust Fund concernerait également la réforme fiscale, le nouveau code de l’investissement et … le copinage et la régulation. Selon ce dernier document, la valeur du projet ne s’élèverait pas à 600 000 $ mais plutôt à 725 000 $.
Quant aux “produits médiatiques” qui vont être préparés par “Global Communications”, ils sont cités en détails dans ce même document :

  • Des documentaires et talk-show télévisés,
  • Des émissions radios,
  • Des projections dans les universités,
  • Un site internet avec du contenu à partager sur les réseaux sociaux,

Construire le consensus …

Pour faire accepter la réforme sur la sécurité sociale, 840 000 $ seront versés (ou ont déjà été versés, nous ne le savons pas encore) par la Banque Mondiale au ministère des Finances pour “la construction du consensus et la communication”. Sans cette campagne de communication qui se fera à travers les médias conventionnels et les réseaux sociaux, la Banque Mondiale estime que le risque lié à l’implémentation de la réforme est très élevé.

Elle l’explique par le fait que, d’une part, l’Assemblée Nationale Constituante pourrait trouver inapproprié le traitement de sujets aussi sensibles que la retraite et les transferts sociaux avant les élections. Autant laisser le travail à la charge du prochain gouvernement qui sera démocratiquement élu dans le cadre de la nouvelle Constitution. D’autre part, il y a un risque que le gouvernement qui sera issu des prochaines élections adopte des politiques qui ne sont pas en conformité avec la vision que se fait la Banque Mondiale pour le modèle de croissance tunisien.

Selon la Banque Mondiale, il est donc impératif de faire passer les réformes sous le gouvernement Jomaâ et créer un consensus autour de ces réformes en faisant appel à des consultations avec la société civile et les parties impliquées. Serait-ce les consultations et les débats nationaux dont a parlé l’actuel ministre de l’économie et des finances Hakim Ben Hammouda lors de sa dernière conférence de presse ?
En plus de tout cela, la Banque Mondiale déclare, dans son document relatif au don versé pour soutenir la réforme de la sécurité sociale, que les risques liés à la transition politique seront atténués par un soutient “financier et politique de la communauté internationale”. Qu’entend-on par cela ?

La campagne de communication de la Banque Mondiale semble suffisamment bien orchestrée pour pouvoir atteindre son objectif. Ses représentants en Tunisie n’arrêtent pas d’insister sur le fait que la Banque Mondiale n’impose pas de réformes mais ne fait que les suggérer. Or, par une communication d’envergure, laisse-t-elle vraiment les tunisiens faire appel à leur libre arbitre pour les adopter ou le rejeter ? N’y a-t-il pas une forme de manipulation tant de l’opinion publique que des décideurs à travers la stimulation des médias ? La Banque Mondiale ne pousse-t-elle pas à faire réapproprier les réformes qu’elle propose, en faisant croire que, ainsi que le martelait Margaret Thatcher en son temps, il n’y a pas d’alternative ? Ou, naïvement, la Banque mondiale ne fait-elle pas qu’assister le Gouvernement tunisien sur l’un des aspects les plus sensibles des réformes à venir, à savoir une communication sans laquelle toute rigueur économique entraînerait une explosion sociale ? Quand bien même cela serait le cas, la vision de la Banque Mondiale et le degré de rigueur qu’elle préconise, n’est-il pas une immixtion dans ce qui relève de l’appréciation de l’opportunité politique qui ne relève pas des choix du technocrate. Faut-il souligner que ce sont ces choix politiques qui justifient les élections… Autrement, autant s’en remettre aux technocrates friands de chiffres et étranger à ce qui relève de l’humain, car non monnayable.