Les articles publiés dans cette rubrique ne reflètent pas nécessairement les opinions de Nawaat.
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1-L’urgence d’une réflexion sur la dialectique entre projets politiques et réalités sociologiques.

La réflexion critique sur la question du rapport entre projets politiques et réalités sociologiques et son corollaire la prolifération des partis politiques s’impose de toute urgence surtout après la débâcle essuyée par les forces démocratiques lors du dépouillement du scrutin du 23 octobre 2011.

L’acuité de cette réflexion est d’autant plus impérieuse que de nouvelles échéances pointent à l’horizon.

Il est évident que cette situation de dispersion des forces démocratiques ne peut guère perdurer sans déboucher sur des crises politiques encore plus graves. En effet, si, lors des prochaines élections, la défaite des forces démocratiques est évitée par miracle, le gouvernement qui en résulte, ne peut jouir de la stabilité escomptée parce qu’il serait formé d’une multitude de groupuscules qui se donnent le nom de parti.

Si l’on constate la prolifération de partis politiques peut-on déduire conséquemment une profusion de projets politiques ? Autrement dit, y’a –t–il une corrélation entre prolifération de partis politiques et profusion de projets politiques? Si la réponse est positive peut-on conclure alors à l’existence d’une adéquation entre projets politiques et réalités sociologiques.

La réponse à ces questions suppose la clarification des notions de parti politique et de projet politique.

2-Projets politiques ou Partis politiques:

Un « parti politique » est censé être un groupement partisan qui parle au nom d’un groupe social. Dans cette optique, il est d’abord porteur d’un projet politique pour ceux aux noms desquels il parle.

La notion de « projet politique » par contre renvoie à un ensemble d’objectifs qui devaient répondre aux besoins fondamentaux d’un groupe social définis dans un contexte déterminée du point de vue de la durée et des moyens…

Au sens fort du terme, un « projet politique » est synonyme de « projet de société » c’est-à-dire d’une vision globale, d’un ensemble de valeurs qui sous tend une grille d’analyse. Ce cadre de référence fournit une orientation directrice qui permet d’identifier les problèmes que vit une société et de présenter les mécanismes et les moyens de leur résolution. Cette vision reste in-opérationnelle, si elle n’est pas accompagnée d’un programme d’action qui fixe les priorités, les étapes et surtout les objectifs à réaliser dans divers domaines.

Faut-il signaler que dans une société donnée, il n’existe qu’un seul mode de production qui comporte deux classes fondamentales que seules les classes qui exercent une fonction essentielle dans le mode de production, sont capables de proposer un projet de société. Toutes les classes sociales d’une société ne sont pas aptes à diriger la société.

L’exercice de cette fonction d’hégémonie ou de direction n’est possible que sous certaines conditions. D’abord cette classe sociale doit exercer une fonction fondamentale dans le monde de la production des richesses matérielles. Ensuite, du fait de sa position dans le procès de production, cette classe sociale dispose d’intellectuels organiques qui devraient assoir sa domination culturelle :

Chaque groupe social, naissant sur le terrain originel d’une fonction essentielle, dans le monde de la production économique, crée en même temps que lui, organiquement, une ou plusieurs couches d’intellectuels qui lui donnent son homogénéité et la conscience de sa propre fonction, non seulement dans le domaine économique, mais aussi dans le domaine politique et social…
Antonio Gramsci [1].

Les intellectuels [2], par la production et la diffusion des représentations sociales jouent le rôle indispensable d’intégration des individus aux groupes sociaux et de ces derniers aux enjeux multiples de la société. « La production des représentations du monde sociale qui est une dimension fondamentale de la lutte politique, est le quasi monopole des intellectuel: la lutte pour les classements sociaux est une dimension capitale des luttes de classe et c’est par ce biais que la production symbolique intervient dans la lutte politique. Les classes sociales existent deux fois, une fois objectivement et une deuxième fois dans la représentation sociale plus ou moins explicite. »[3].

Cette double existence des classes sociales à la fois objective et subjective[4] est une notion clef, non seulement pour éclairer le processus de formation des mouvements sociaux et politiques, mais aussi et surtout pour analyser le rôle que jouent les intellectuels dans un tel processus. Insister sur un tel rôle revient à mettre en exergue la fonction qu’ils assument dans l’élaboration d’une domination culturelle[5].

Celle-ci se constitue et se maintient à travers la diffusion des valeurs culturelles au sein des institutions scolaires, universitaires, scientifiques, artistique, mass-médias, syndicats et partis …

Autant de foyers de la société civile propageant des représentations qui conquièrent peu à peu les esprits et permettent d’obtenir le consentement et l’adhésion du plus grand nombre.

L’on se demande alors dans quelle mesure cette prolifération correspond elle à la structure sociale ? S’il n’y a pas une rupture entre l’homologie des structures politiques et structures sociales, quelles significations peuvent-elle avoir ? A quoi peut-on l’attribuer ?

3- Partis politiques ou Crise de représentation :

Si la prolifération des partis politiques est un indicateur de l’émiettement du champ politique, elle serait alors révélatrice d’une crise de représentation[6] de ces partis par rapport aux groupes sociaux qu’ils prétendent représenter et parler en leur nom.

L’on se demande alors comment repérer cette crise de représentation ? Quels sont ses indicateurs? Quels sont les facteurs qui sont à l’œuvre dans son émergence? Quelles conséquences découlent de sa manifestation ?

Nous tentons de répondre à ces questions dans ce qui suit.

a-Émiettement du champ politique :

L’une des conséquences majeures de l’Insurrection de 14 Janvier 2011 est la prolifération des formations politiques qui sont au nombre de 150 partis politiques dont 115 ont été légalisés avant les élections de la constituante, 97 formations politiques ont présenté des listes spécifiques ou dans le cadre de coalitions, 11 686 candidats sont enregistrés sur 1 517 listes dont 828 listes partisanes, 655 listes indépendantes et 34 de coalitions pour 27 circonscriptions (56 listes pour 1 circonscription) et pour 217sièges (54 candidats pour 1 siège)[7].

Seuls 19 partis ont obtenu des sièges, dont sept ont eu la chance de figurer à droite de la liste du Mouvement Ennahdha sur le bulletin de vote, bénéficiant du vote erroné de plusieurs de ses partisans …

Il y a lieu de rappeler que l’insurrection tunisienne est l’expression d’une protestation sociale contre le chômage, les inégalités sociales et régionales, c’est pourquoi les facteurs de son déclenchement étaient plutôt socio-économiques que politiques. Alors que les débats qui dominaient la scène médiatique lors de la campagne électorale de la Constituante, ont été axés sur des questions idéologiques (laïcité, modernité, identité, charia, …), reléguant ainsi, les questions de modèle de développement, gouvernance et de justice sociale et régionale au second plan.

Ces débats reflètent plutôt les préoccupations d’une élite politique divisée et coupée des réalités sociologiques.

La prolifération des formations politiques et la profusion des candidatures à l’Assemblée Nationale Constituante exprimaient un émiettement du champ politique et révélaient une crise de représentation politique : une rupture entre projets politiques et réalités sociologiques. C’est pourquoi l’on assiste à une désaffection croissante à l’égard de l’engagement politique et l’apparition d’une perception négative des acteurs politiques.

Les indices sont nombreux :

a. Fort taux d’abstention lors du vote.
b. Fort taux d’absence d’opinion lors des sondages
c. Dépréciation de l’image de l’élite politique.
d. Désintérêt de la chose publique et repli sur la vie privée.
e. Mobilité des députés constituants entre les partis.

Il est anodin d’avancer qu’entre les structures politiques et les structures sociales, existe bien une homologie voire une correspondance. Les acteurs politiques ne sont-ils pas les portes paroles de groupes sociaux ? Le nombre des formations politiques ne devrait-il pas correspondre d’une manière ou d’une autre avec celui des groupes sociaux ?

Cette proposition est attestée par l’observation du champ politique dans les sociétés modernes où coexistent deux groupes sociaux fondamentaux: les capitalistes et les ouvriers. Ceux-ci sont aussi représentés par deux grandes formations politiques. Ainsi, existent le Parti Conservateur et le Parti Travailliste en Grande Bretagne. Le Parti Socialiste et l’UMP en France. Le Parti Républicain et le Parti Démocrate aux États–Unis…

Certes, d’autres groupes sociaux de moindre importance existent aussi : les paysans, la petite et moyenne bourgeoisie …etc. Ces groupes sociaux demeurent de moindre importance et se font représenter par l’un ou l’autre des ces deux partis. Toutefois, ils peuvent créer leurs propres partis qui restent limités en nombre et en impact. De toute manière, lors des enjeux sociétaux et stratégiques, ces partis finissent par choisir un des deux camps.

Quant aux sociétés arabes, Anouar Abdelmalk éminent sociologue égyptien a étudié « la pensée politique contemporaine »[8] et ce depuis le début du siècle dernier jusqu’à la moitié des années soixante dix, il a conclu que cette pensée est circonscrite à quatre courants fondamentaux :

  1. L’islamisme
  2. Le nationalisme arabe.
  3. Le Libéralisme.
  4. Le Socialisme.

Il est à remarquer que cette conclusion est vérifiée par de nombreuses autres études et enquêtes et qu’elle constitue depuis une référence incontournable. Toutefois, dans la réalité, ces quatre courants peuvent se croiser et donner naissance à des formations hybrides. De même qu’au sein d’un courant donné, il existe des formations de nuance variées: les radicaux et les modérées.

L’offre politique tunisienne des « projets politiques », est constituée de nombreuses versions plus ou moins retouchées de ces quatre courants fondamentaux indiqués par Anouar ABDELMALK.

Cependant, cette prolifération de partis ne peut se multiplier à l’infini sans dénoter d’un dysfonctionnement. Dans l’état actuel, elle constitue une véritable boursouflure qui traduit une altération, une anomalie. Et exprime une crise de représentation.

b- Des solutions inopérantes.

Après la débâcle essuyée lors du scrutin de la constituante, les leaders des partis démocratiques se sont rendus compte que la multiplication des partis rend leur visibilité et leur notoriété difficile. Ainsi, étaient- ils contraints de repenser leur positionnement dans le champ politique.

En effet, ils ont envisagé deux voies de regroupement pour remédier à cette situation d’émiettement :

a. La fusion-absorption des partis supposés être de moindre importance par un Grand Parti. Cette opération initiée par le Parti Démocratique Progressiste et qui s’apparente à une opération publique d’achat(O.P.A) a vite tourné court. Le résultat est une fragmentation de ce regroupement qui a réduit le parti initiateur à sa plus simple expression.
b. La cartellisation entre partis politiques. Ainsi, se sont formées plusieurs coalitions entre une multitude de partis politiques dénommés des fronts politiques : « Front Populaire », « Union pour la Tunisie », « Front du Salut National », « Mouvement des Destouriens ».

Ce type de regroupement n’enraye ni l’émiettement du champ politique ni la crise de représentativité des partis politiques. Bien au contraire, il les perpétue. Ainsi, lors de la constitution du Front populaire, on constate la coexistence en son sein de cinq formations qui parlent au nom de la classe ouvrière, quatre partis au nom de la nation arabe et trois autres au nom du courant social-démocrate.

Ces regroupements sous forme de cartels demeurent des juxtapositions des directions nationales de partis coalisés dont les appareils continuent à être des entités autonomes les uns par rapport aux autres.

Par ailleurs et après plus d’une année, aucune de ces coalitions n’a réussi à monter un appareil d’organisation et de mobilisation où fusionnent les efforts communs tant aux niveaux territoriaux et que catégoriels : travailleurs, paysans, femmes, jeunes. A ce niveau, les divisions se sont plutôt accélérées (syndicats étudiant et ouvrier…).En outre, de nombreuses défections sont enregistrées. Ainsi, le Parti Républicain s’est retiré de l’Union pour la Tunisie et quatre partis fondateurs du Front Populaire sont exclus de ses rangs.

Les démarches entamées par les partis politiques pour juguler leur division n’ont pas abouti aux résultats escomptés. La dichotomie de la correspondance entre configurations politiques et structures sociales demeure entière.

La question fondamentale est de savoir quels sont les facteurs qui génèrent cette fragmentation du champ politique tunisien et qui perpétue son morcellement?

Pour décortiquer les mécanismes responsables de cet émiettement, il est nécessaire d’examiner comment se restructure le champ politique tunisien et comment il fonctionne.

3- Le Champ politique[9] et Le Champ social:

S’il est vrai que l’on ne peut comprendre les phénomènes politiques sans l’analyse de la structure du champ politique et de son mode de fonctionnement, il n’est pas moins vrai que son intelligence profonde requiert l’examen de son interaction avec le champ social[10].

C’est à travers l’analyse des conditions sociales de production des phénomènes politiques qu’il faut chercher en dernière analyse leur explication.

C’est pourquoi, notre attention sera focalisée dans un premier temps sur l’analyse de la structure du champ politique tunisien et son mode de fonctionnement dans l’optique d’éclairer les questions soulevées.

Il est vrai que le champ politique tunisien est pareil à tout champ politique, dans le sens qu’il est un espace social en mouvement constant. En tant, que champ de pouvoir, il est un espace de lutte pour la distribution du pouvoir et les gratifications qui lui sont liés.

Les luttes pour la domination qui s’y déroulent, débouchent sur un classement /déclassement des acteurs et des espèces de capital politique et symboliques. Ces luttes finissent par configurer une hiérarchisation des pouvoirs où les positions des acteurs varient selon la valeur de leurs capitaux et de l’habileté dont ils disposent pour les fructifier.

Les changements qui affectent tant les normes que les règles régissant ces luttes de pouvoir, peuvent altérer les positionnements des acteurs politiques dans le sens d’une dégradation ou d’une amélioration de leurs positions.

a- Structures et mode de fonctionnement du champ politique :

La chute de la dictature au lendemain du 14 janvier 2011 a bouleversé les normes et les règles qui régissent le mode de fonctionnement du champ politique tunisien et réglemente la concurrence en son sein. Cette chute a ouvert la voie à la compétition entre les acteurs politiques avec de nouvelles exigences. La structure et la composition des acteurs se trouvent profondément changées, du fait de l’éjection des anciens locataires du champ politique et de l’affluence massive de nouveaux venus.

Ce n’est plus l’allégeance au Zaïm ou au Leader qui est retenu comme critère d’avancement dans la hiérarchie politique, mais plutôt la compétence[11]. De même que, ce n’est plus et la distribution des prébendes aux clients qui motivent l’attachement des partisans, mais plutôt le partage des valeurs. La recherche de l’adhésion des gouvernés et l’obtention de leur reconnaissance deviennent les nouvelles exigences de tout travail politique.

Persuader et convaincre à travers la rhétorique et au moyen de l’argumentaire se substituent à la coercition comme médiation dans le travail politique de mobilisation et d’organisation. Savoir mener des débats et des discussions sur les questions politiques présuppose l’acquisition d’un ensemble de connaissances philosophiques, juridiques, économiques, historiques…et la maîtrise d’un langage approprié.[12]

La réussite dans l’arène politique est subordonnée à une compétence bien spécifique. Celle-ci est directement tributaire du capital culture[13], atout majeur pour participer au processus politique. Plus la compétence scolaire est élevée, plus les chances d’accéder au champ politique et aux charges étatiques sont les plus élevées. Faut-il encore signaler que la compétence scolaire[14] n’est pas uniquement liée à l’Ecole, mais dépend directement du milieu social d’origine. Plus celui-ci est aisé, plus le capital culturel est important. La maîtrise d’un langage spécifique est liée aux modes de socialisation en particulier dans les institutions de l’État et de la société civile.

Le trait distinctif d’une démocratie représentative est qu’elle est une forme de gouvernement basé sur la représentation, c’est-à-dire sur la délégation de la souveraineté des électeurs aux élus supposés être aux faits de la chose publique ; la différenciation sociale étant à la base du principe de la délégation et de la représentation. Il en résulte que la participation au travail politique dans une démocratie représentative, demeure l’affaire d’un groupe limité d’individus communément appelé élite qui dispose d’un capital culturel, mais aussi de temps libre.

Les nouveaux venus au champ politique tunisien, après son ouverture suite à la chute de la dictature, n’ont pas bénéficié au préalable d’une accumulation de capital politique ni d’acquisition d’une connaissance des modalités de fonctionnement du champ politique. D’où les difficultés qu’ils éprouvent à mobiliser leurs auditeurs et à obtenir leur adhésion et reconnaissance. Ce sont bien les mandants (électeurs) qui distribuent en partie les ressources, les postes, le capital que les acteurs politiques peuvent utiliser à l’intérieur du champ. C’est leur reconnaissance qui devrait leur octroyer de la visibilité (la notoriété) qu’ils convertissent en gratifications et postes dans la hiérarchie du champ politique et les postes des appareils de l’État.

Les nouveaux venus au champ politique viennent essentiellement des milieux sociaux démunis donc très peu propices à l’accumulation du capital culturel. Ils sont, en outre, sans expérience ni compétence politique parce qu’ils n’ont pas occupé des charges élevées dans les appareils de l’État, ni participé aux mouvements sociaux, qui eux-mêmes étaient fortement contrôlés.

Il est vrai que certains d’entre eux qui se déploient encore aujourd’hui dans le champ politique, sont des habitués du ce champ politique. Bien au contraire, certains d’entre eux ont des années de luttes politiques derrière eux. Cependant, ce qui mérite d’être souligné, c’est que ni la structure du champ politique, ni son mode de fonctionnement, ne sont plus identiques à ce qu’ils ont bien connu autrefois sous la dictature. Les méthodes et techniques de travail clandestin auxquelles ils étaient rompus, aussi pertinentes qu’elles étaient sous la dictature, n’ont plus d’efficience dans une démocratie représentative. Pour trouver une place favorable à l’intérieur du champ politique actuel, il faut accroître son propre capital culturel. Une mise à niveau est bien nécessaire. Celle-ci devait être axée sur les techniques de persuasion des citoyens et sur les modalités de “faire croire” (pouvoir symbolique) au moyen des mass-médias.

L’analyse de la structure champ politique tunisien et son mode de fonctionnement sous une démocratie représentative permet de rendre compte des luttes de classement/déclassement au sein du champ politique. Aussi, l’examen des mutations que ce champ a subies suite à son ouverture et l’analyse du capital culturel de ses nouveaux locataires permettent d’expliquer le peu de performance des nouveaux acteurs politiques mais, ces investigations ne rendent compte qu’en partie du phénomène de l’émiettement et de la crise de représentation qui caractérise l’arène politique tunisienne.

Le champ politique, entendu à la fois comme champ de forces et comme champ des luttes visant à transformer le rapport de forces qui confèrent à ce champ sa structure à un moment donné, n’est pas un empire fermé sur lui-même. Les effets des nécessités externes qui s’y font sentir à l’intérieur de ce champ, par et à travers les relations qu’il entretient avec les autres champs en particulier le champ social, permettent d’élucider les phénomènes qui animent ce champ.

b- Le champ social: des difficultés à se restructurer.

C’est à travers l’analyse des conditions sociales de production des ces phénomènes politiques (prolifération de partis, crise de représentation…) qu’il faut chercher leur intelligence ultime.

Le champ politique tunisien porte encore les stigmates de l’ancien système social et leurs effets demeureront encore vivaces pour de longues années. L’on ne peut guère comprendre ce qui se déroule aujourd’hui à l’intérieur de ce champ, sans s’y référer pleinement.

L’une des stigmates la plus importante en est la difficulté de la restructuration du champ social[15] lui-même suite à :

1. L’inachèvement de l’émergence de l’individu en tant qu’une donnée sociale et culturelle autonome et libérée des anciennes relations tribales, régionales et confrérisme. La difficulté de la formation d’un espace national homogène susceptible de constituer un cadre d’identification et d’appartenance collective, maintient l’individu prisonnier des vestiges des anciennes formes de sociabilité pourtant fortement ébranlées : tribales, régionale, ethniques, confrérisme… De plus, l’adhésion aux nouveaux cadres de sociabilité et d’appartenance (associations, syndicats, partis politiques…) est d’autant plus compromise qu’elle se confond avec l’allégeance à l’État qui ne permet pratiquement ni la libre participation, ni la libre expression.

2. L’inachèvement de la formation des classes sociales modernes de type capitaliste. Issues du processus de dissolution des anciens rapports de production, ces classes sociales modernes restent embryonnaires et porteuses des empreintes des anciens rapports sociaux de production pré-capitalistes. La bourgeoisie et la classe ouvrière, classes fondamentales du mode de production capitaliste, se constituent et se reproduisent souvent en s’appuyant sur des formes de solidarité anciennes de type tribal, régional, ethnique, ou même confessionnel

Ces deux “avatars” entravent la formation de la société civile comme espace spécifique pour le regroupement des individus et des classes sociales et interdisent la complète séparation entre l’État et la société civile[16].

Ce qui se traduit par :

A- Une centralisation excessive des différents pouvoirs (législatif, judiciaire et exécutif) de l’État dans le sens de leur confusion, et l’assujettissement des différents appareils qui leur sont afférents à l’exécutif.

B- Une prépondérance du rôle coercitif de l’État par rapport à son rôle persuasif. Elle s’accompagne d’un dépérissement des formes de représentations populaires, en même temps que, de resserrement de la vie associative, politique, syndicale et culturelle.

Cette domination de la société civile par la société politique n’a pas seulement pour corollaire le formalisme des institutions et l’absence de participation, elle conduit aussi, à la destruction des capacités relationnelles et institutionnelles de la société civile. En effet, en devenant des auxiliaires de l’appareil de l’État, les institutions de la société civile perdent toute dynamique propre et cessent par conséquent d’être des lieux où se crée le consentement et s’organise la participation.

C’est au cours d’un tel processus que l’État “tend à mettre en pièces le tissu social, à faire éclater la société civile en individus sérialisés, défaits de la trame sociale”[17].

Cette sur-étatisation débouche sur:

L’atomisation de la société civile et l’isolement des individus les uns des autres, ce qui paralyse l’initiative des forces sociales, et réduit leur capacité d’intervention politique.

Aussi, c’est par excès de politisation de la vie sociale que la politique se trouve tuée à la base.

La destruction des identités collectives qui accompagne l’atomisation de la société civile engendre à la fois la déculturation des groupes et le déracinement des individus.

L’acharnement de l’État à s’imposer comme unique cadre d’identification (la nation, c’est l’État) à toute la société civile, conduit celui-ci à la perte de toute identité.

Conclusion

L’inachèvement de l’émergence de l’individu et des classes sociales a engendré une excroissance de l’État et un effacement de la société civile. Ce processus de structuration estropiée de champ social est à l’origine de la survivance et de la recrudescence des formes infra-nationales (le tribalisme, le régionalisme, le confrérisme) et supranationales (arabisme et islamisme) d’identification et d’appartenance.

Cette structuration estropiée du champ social qui façonne les représentations sociales et politiques et commande les stratégies particulières auxquelles recourent les groupes sociaux dans leur action collective[18], rend le morcellement du champ politique inexorable.

En examinant de près, la composition des directions nationales de la majorité des partis politiques, on bien frappé par la forte empreinte de leur caractère souvent régionaliste voire tribale. La fragmentation du champ sociale se prolonge et se perpétue dans le champ politique.

La prolifération des partis politiques qui exprime une crise de représentation, apparaît comme une forme de prise de conscience de la dépossession du peuple par quelques élites spécialisées. Dans ce sens l’absentéisme lors du scrutin et le désintérêt des affaires publiques révèlent d’une certaine manière une révolte sourde contre une coterie et d’« oligarchie » usurpatrice de l’action politique.

La Démocratie Représentative a partout montré ses limites. Il faudrait savoir la dépasser pour construire une démocratie participative, qui devra redonner au peuple, si ce n’est la parole, tout au moins la confiance en ses représentants. C’est pourquoi la crise de la représentation appelle l’invention démocratique.


Notes

[1]- GRAMSCI dans le texte. (1916-1935), Recueil réalisé sous la direction de François Ricci en collaboration avec Jean Bramant. Paris : Éditions sociales, 1975, 798 pages. Cf. La formation des intellectuels, pp127-134 et L’organisation de la culture : L’organisation de l’école et de la culture, pp135-140. Voir aussi : PIOTTE (J-M). La pensée politique de Gramsci. Montréal : Éditions Parti-pris, 1970, 302 pages. Collection “Sociologie de la connaissance” dirigée par Lucien Goldmann. Cf. l’intellectuel organique, pp15-28.

[2] – DEBRAY (R) – Le Scribe : genèse du politique, Grasset, 5ème ed. 1983- p.289, et POLLAK(M). Une sociologie en acte des intellectuels [Les combats de Karl Kraus]. In: Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 36-37, février/mars 1981. La représentation politique-1. pp. 87-103.

[3] – BOURDIEU (P)- Les Intellectuels sont-il hors jeu ? in Questions de Sociologie- Editions de Minuit 1981.p.62.

[4] – LUKACS (G) – Cf. Histoire et Conscience de Classe. Editions de Minuit.1960 où l’auteur développe systématiquement la notion de double existence sociales des classes : classe en soi et classe pour soi et jette en même temps les fondements théoriques d’une sociologie de la connaissance en essayant de répondre à la question cruciale suivante “comment parvenir à une connaissance vraie du réel historique” et en tentant de déceler, les obstacles qui entravent l’accès à une telle connaissance.

[5] – BURAWOY(M) & HOLDT(K.V): La domination culturelle : quand Gramsci rencontre Bourdieu. La revue web Contretemps.

[6]- COHENDET (M-A) : Une crise de la représentation ? P.U.F. | Cités.2004/2 – n° 18.pages 41 à 6. Voir aussi: DENQUIN (J-M) Pour en finir avec la crise de la Représentation.

[7] – le Roux(M), « Tunisians gear up for historic vote », Agence France-Presse, 22 octobre 2011

[8] – Abdel-MALEK(A). La Pensée Arabe contemporaine. Seuil.1975. p384. Cf. Introduction à la pensée arabe contemporaine. pp5-42.

[9] – BOURDIEU (P). La représentation politique [Éléments pour une théorie du champ politique]. In: Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 36-37, février/mars 1981. La représentation politique-1. pp. 3-24.

[10] – BURAWOY (M) & HOLDT (K. V): Conversations with Bourdieu: The Johannesburg Moment. Cf. I- Théory and Praticice : Marx meets Bourdieu.

[11] – BOURDIEU (P). Le capital social. In: Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 31, janvier 1980. Le capital social. pp. 2-3.

[12] – BOURDIEU (P). La délégation et le fétichisme politique. In: Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 52-53, juin 1984. Le travail politique. pp. 49-55.

[13] – BOURDIEU (P)., La distinction, critique sociale du jugement, Paris, Éd. de Minuit, 1979, pp. 463-541.

[14] – BOURDIEU (P) et PASSERON(J.C), Les héritiers : les étudiants et la culture, Paris, Les Éditions de Minuit, coll. « Grands documents » (no 18),‎ 1964, 183 p

[15] – CHEGROUCHE.(T), Dialectique social et processus d’étatisation : Le cas tunisien durant les années soixante. Outrouhat n° jan-fvr1985.

[16] – VERGOPOULOS. (K) – l’État dans le Capitalisme Périphérique in Revue du Tiers Monde Tome . XXIII n° 93 Janvier – Mars 1983. p.38

[17] – CAROUX (J) – Des Nouveaux Mouvements Sociaux à la Dérobade du Social. Cahiers internationaux de Sociologie – Vol LXXII N) 72-.1982 p.147.

[18] – BIRBAUM (P)– État, Idéologie et Action Collective en Europe occidentale in R.I.S.S. Vol. XXXII N°4.1980.pp.720-736.

Ce texte a été présenté au Colloque organisé par l’Association Kolna Tounes sur “Résonance entre projets politiques et réalités sociologiques” qui s’est tenu à la Bibliothèque Nationale de Tunis le 30/11/ 2013. Que les animateurs de cette Association trouvent ici l’expression de mes sincères gratitudes en particulier la présidente Mme Emna MENIF.