legislatif-executif-tunisie

L’Assemblée Nationale Constituante est actuellement en train de voter les articles du projet de Constitution. Au début, le rythme marathonien afin de finir le 14 Janvier semblait indiquer, même si cet objectif symbolique était difficilement atteignable, que l’adoption du document devait se faire rapidement. Cependant, le retour en arrière sur l’article 6, alors qu’il avait été voté, pour y inclure l’interdiction de condamner quelqu’un d’apostasie a ouvert la porte au libre-arbitre du rapporteur général et la porte au marchandage selon l’article 93 du règlement intérieur de l’Assemblée. En effet, l’article 93 prévoit que l’Assemblée peut débattre d’un article approuvé, sur demande du rapporteur général de la Constitution, si des éléments nouveaux, quant au fond, apparaissent avant la clôture des débats. Ces « éléments nouveaux » peuvent être appréciés selon chacun. Même si la majorité semblait d’accord pour qualifier l’épisode Rahoui-Ellouze d’élément nouveau, le retour en arrière sur les articles déjà votés a malheureusement rendu les pressions extérieures plus importantes. Il en fut ainsi, par exemple, avec les pressions exercées par les compagnies pétrolières, ou encore la colère des bases des partis politiques qualifiées d’éléments de fond nouveaux. Ainsi on peut observer des choses bien étranges à l’instar du cas de l’article 62.

مقترحات القوانين ومقترحات التعديل المقدمة من قبل النواب لا تكون مقبولة إذا كان إقرارها يخل بالتوازنات المالية للدولة التي تم ضبطها في قوانين المالية.
الفصل 62

L’article 62 avait été retiré du projet de constitution suite au vote et suite aux explications du député Tarek Laabidi, avocat en droit fiscal. Malgré le fait d’avoir retirer l’article, il revient au vote le lundi 20 janvier comme par enchantement sans aucune explication, sans « élément nouveau », ni aucun changement de formulation. L’article 62 repassé au vote une deuxième fois est finalement retenu. Cet article est une véritable catastrophe. Malheureusement la plupart des députés ne semble pas avoir réalisé les répercussions négatives. En effet, l’article 62 dispose que les députés ne peuvent présenter des projets de loi en cours d’année (Y) affectant l’équilibre budgétaire voté en décembre (Y-1). Cela est dangereux et va affaiblir l’action du parlement.

Si des députés veulent déposer un projet de loi en cours d’année, voici les conditions à remplir selon l’article 62 de la nouvelle Constitution :

1- Il faut tout d’abord s’assurer que toute augmentation des dépenses de l’Etat soit compensée par une ressource, ou/et toute nouvelle ressource soit compensée par une augmentation équivalente des dépenses.

2- Ensuite, cela suppose une pré-validation du ministère des finances afin d’inclure l’impact financier de ce projet de loi déposé au courant de l’année Y, dans le cadre du budget de l’année Y+1 !

3- C’est seulement après le vote de la loi de finances et du budget de l’année Y+1 en décembre Y, que le projet de loi pourra être discuté et voté au parlement.

L’exécution d’un projet de loi déposé par les parlementaires ne pourra être faite que durant l’année fiscale suivante et sous condition que le gouvernement accepte au préalable l’impact budgétaire de ce nouveau projet ! Autant dire que qu’il y a clairement un déséquilibre entre le pouvoir législatif et l’exécutif. Le gouvernement ayant nettement un droit de véto sur les projets de loi déposés par les députés.

L’exemple le plus parlant est le cas du moratoire. Le moratoire, qui n’a pas été utilisé jusqu’à présent par les constituants, est un outil à la disposition du parlement pour exercer son pouvoir de contrôle de l’action gouvernementale et qui s’exerce sous forme de loi. A travers l’article 62 de la Constitution voté lundi, les moratoires seront strictement exclus.

Pour illustrer, donnons l’exemple d’un budget d’Etat voté en décembre qui prévoit des ressources de vente de gaz de schiste obtenu via la technique de perforation hydraulique. Des élus du parlement poussés par la société civile, considèrent que la fracturation hydraulique demande plus d’étude d’impact préalable et c’est ainsi qu’ils décident de déposer un projet de loi pour un moratoire sur les technique d’extraction utilisant la perforation hydraulique le temps d’avoir des études plus précises. Ce projet de loi serait anticonstitutionnel d’après l’article 62 de la nouvelle constitution car le moratoire supposerait une baisse des ressources de l’Etat. Les députés ne peuvent plus demander des moratoires sur des projets gouvernementaux s’ils le jugent nécessaire, projets qui auraient été votés dans le cadre de la loi de finances de l’année en cours !

L’article 62 n’est qu’un copier-coller bâclé d’une traduction de l’article 49 de la constitution française qui stipule que « les propositions et amendements formulés par les membres du Parlement ne sont pas recevables lorsque leur adoption aurait pour conséquence soit une diminution des ressources publiques, soit la création ou l’aggravation d’une charge publique. » Cette règle n’est pas transposable au contexte tunisien dans lequel l’action de contrôle par le parlement de l’activité gouvernementale n’est qu’à ses débuts. On peut également se demander pourquoi cherche-t-on à constitutionaliser cette règle alors qu’il y a une loi organique du budget et qu’il suffit d’amender l’art 30 de la loi organique pour clarifier au mieux la règle ? Et enfin, à quoi sert de donner la présidence de la commission des finances à l’opposition d’après l’article 59 de la nouvelle constitution alors que l’article 62, lui restreint toute action de contrôle et la prive de ses moyens de contrôle ?

Lorsque l’on parle de souveraineté ce n’est ni un slogan, ni un sujet lié exclusivement au ressources naturelles, la souveraineté c’est avant tout une indépendance d’esprit et une volonté de comprendre notre pays, son contexte et ses spécificités et d’en trouver les solutions propres dans notre intérêt commun. Je souhaitais commencer notre Constitution avec un préambule sous forme poètique rappelant les symboles tunisiens (Ibin Khaldūn, Abou Al Qâcim Chebbi, Kairouan etc.) et affirmant notre culture, et notre originalité ; cela n’a pas été accepté et c’est bien dommage. Cependant ce que je n’accepterai jamais c’est un vulgaire copier-coller d’un article d’une Constitution étrangère, en l’occurrence la constitution française, qui est survenu dans un contexte spécifique lié aux exigences de l’Union Européenne (« règle d’or »). L’article 62 ampute gravement l’action du parlement et remet en cause le fait qu’il est le détenteur du pouvoir législatif, le pouvoir d’écrire les lois. Cet article n’a donc pas sa place dans la constitution.