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existentialisme
Illustration : Dark-Existence, Deviantart.

L’existentialisme est sans conteste l’une des doctrines philosophiques occidentales qui a le plus suscité de commentaires, négatifs comme positifs. C’est d’ailleurs pourquoi son inventeur, Jean-Paul Sartre, voulant s’en justifier en répondant à ce qu’il considérait comme de mauvaises interprétations de sa propre pensée, accepta l’idée d’une conférence qu’il donna, au sortir de la Seconde guerre mondiale, en 1945 à Paris, devant le grand public. C’est à partir de la retranscription écrite de ladite conférence (L’existentialisme est un humanisme, 1946) que cet article tentera de répondre à la question suivante : peut-on intégrer l’existentialisme dans une pensée islamique authentique ? Dans quelle mesure cela serait-il un exemple porteur pour l’occidentalisme islamique(1,2), qui se veut prétention à accoucher d’une véritable philosophie du monde, c’est-à-dire ne s’occupant pas forcément que de la partie musulmane de l’humanité, mais de l’ensemble des habitants de la terre, grâce au fait qu’elle est le produit d’une pensée élaborée en Occident par des musulmans ? Conscients que cela peut nous aider à trouver une méthode d’acculturation des doctrines occidentales dans le moule islamique de notre pensée qui aspire à l’universalité (sans se dire pour autant universelle), nous garderons tout de même à l’esprit que la conférence en elle-même ne fut qu’une synthèse “vulgarisatrice” de l’ouvrage de référence de l’existentialisme chez Sartre (Etre et Néant, 1943), et qu’elle ne saurait donc être la présentation totale et exhaustive d’une idée philosophique fortement complexe, rejoignant ainsi Arlette Elkaïm-Sartre dans la mise en garde qu’elle rédige, en ce sens, dans la préface de l’ouvrage reparu chez Gallimard en 1996. D’autant plus que par souci de brièveté dans le cadre de cet article, nous nous sommes cantonnés à ne faire ce travail que sur les quelques énoncés de Sartre que nous avons sélectionnés parmi tous ceux présents dans cet ouvrage qui compte cent-neuf pages.

Pour clarifier le propos, il nous apparaît obligatoire, dans un premier temps, de tenter de cerner les contours à considérer et appliquer pour que l’occidentalisme islamique mérite réellement le qualificatif de pensée philosophique. Ce qui apparaîtra comme un détour passera par une définition de deux concepts clés : la raison pure, que nous engagerons comme vérité universelle, et l’a priori de pensée, qui reste, si l’on jette un “coup d’œil” rapide sur l’Histoire, une vérité parcellaire du point de vue de l’homme, même quand elle est fondée sur l’islam.

Dans un deuxième temps, nous tenterons de démontrer comment il est possible de distinguer le raisonnable de l’a priori. Nous nous servirons notamment du concept de liberté, un des éléments centraux de la conférence de Sartre.

Ceci nous amènera enfin à produire ce même exercice sur le concept clé de la philosophie existentialiste de Sartre, et qui se résume en ces mots : “l’existence précède l’essence”, avant de nous attaquer à d’autres éléments de sa doctrine telle que la responsabilité, l’angoisse et le délaissement.

Globalement, dans cet écrit, il a toujours été question de mettre en rapport les différents énoncés philosophiques avec notre a priori islamique. Nous avons donc souhaité étayer notre argumentation par la citation de quelques versets du Coran. Croyant, selon notre perspective islamique de la pensée, que celui-ci est la Parole de Dieu, nous n’avons pu trouver d’autres moyens plus efficaces que de rattacher notre réflexion à notre conception du monde. C’est pourquoi nous nous sommes permis de faire ce travail d’appui sur le Coran en mettant des versets en exergue sans forcément en avoir contextualisés la Révélation. Nous pensons en effet que ceux qui seront cités ici (et non le Coran en son entier) portent tous en eux une vérité islamique générale, et donc, qu’ils sont éternels dans leur signification du point de vue de Dieu, comme de ceux qui adhèrent à l’islam (mais non forcément du reste des hommes dont il est aussi objet dans ce texte). Nous restons tout de même alerté du fait que Fazlur Rahman, par exemple, s’est distingué, dans le cadre de sa pensée, par le fait qu’il était attaché à ce que le Coran soit compris dans sa totalité et dans sa contextualité(3), et non que ses versets, cités hors contexte, soient utilisés pour étayer une argumentation, comme nous le faisons dans le texte. C’est que nous pensons que dans le cadre d’un travail spéculatif tel que celui de cet article, il n’est pas mauvais, en soi, d’utiliser des versets qui gardent une portée générale, même s’ils ont été révélés selon des circonstances particulières, liées notamment à des questions que les compagnons se posaient sur tel ou tel aspect ou pour répondre à des invectives ou des provocations des incroyants de La Mecque. Car, pour philosopher, il faut éviter de se perdre dans les méandres d’explications de faits non pertinents pour la progression d’une idée. Cela aura été notre relation au Coran dans le cadre de cet article.

Enfin, afin de conclure cette introduction de la manière la plus complète possible, je dois me présenter humblement à mon lectorat, puisque je suis méconnu. Non spécialiste de philosophie d’un premier abord car n’ayant jamais reçu une sanction universitaire dans ce domaine, je connais depuis un certain temps une sorte d’appel intérieur à réfléchir, à penser le monde et à me dire, sans prétention mais avec sincérité, penseur, voire même philosophe musulman. L’une des prémisses à cet appel fut, sans conteste, la question la plus brûlante qui soit, et qui a si longtemps tourmenté mon esprit, comme tant d’autres : quelle est l’explication à donner sur le fait que la position de l’Islam dans le monde est si mineure tandis que celle de l’Occident est grandement majeure ? Aujourd’hui, alors que cette interrogation ne possède plus la hantise qui fut la mienne il y a quelques années, j’ai la conviction que cet appel se situe dans le domaine de l’intuition, sans savoir, pour l’instant, si celui-ci provient de l’inconscient et surgit ensuite dans la conscience ou a pour cause une prédisposition particulière à exprimer ce qui pour d’autres ne consisterait qu’en de l’ineffable ou de l’impensable. Je suis tout de même convaincu que l’appel provient de Dieu. Et qu’il dirige mon être à philosopher. Car comme le penseur iranien Abdul Karim Soroush, depuis que je suis devenu, je le crois, intellectuellement mature, je me sens “buvant, mangeant, dormant et me promenant philosophie”(4). Et à l’instar de Mohamed Arkoun, ma pensée est le résultat de mon expérience personnelle et de l’impossibilité à trouver des réponses satisfaisantes à des questionnements qui travaillent mon esprit, d’où la tâche que je m’impose d’utiliser la raison dans le cadre de mes réflexions(5). Disposant d’un cursus universitaire en Histoire, je me sers de ma culture générale acquise dans ce domaine pour déployer mon énergie vers d’autres horizons, dont celui de cet article, importantissime, car engageant de mon point de vue la pensée islamique. Enfin, je me sens avoir le regard de l’observateur en Occident puisque provenant, de culture et de religion, d’une autre ère de civilisation. En tant qu’occidental et musulman à la fois, j’ai la volonté de participer de la création d’un pont entre les deux rives des civilisations occidentales et islamiques, si différentes, apparemment, l’une de l’autre.

Précautions d’usage ou élaboration d’une méthode d’acculturation : le Vrai préexistant à soi et l’a priori, deux facettes complémentaires d’une philosophie

a) La raison pure

L’un des buts de la philosophie est la recherche constante de ce que j’appelle le “vrai préexistant à soi”. Utilisant la raison de l’homme, cette science est une quête perpétuelle, sans a priori, de ce qui est vrai. Elle est donc la mise au jour de ce qui est du domaine de la vérité, par soi, alors même que celle-ci n’a pas encore été pensée. De ce fait, toute croyance (ou absence de croyance) n’est pas, en soi, une justification de la philosophie lorsqu’elle procède de la raison pure. Au contraire, si une foi (ou son absence) sera comme le vernis englobant la pensée de tout philosophe, elle est exclue de la raison universelle pure. Ou plutôt, parce qu’il est un fait indubitable que la croyance et la non croyance existent simultanément, en toute sincérité, sur Terre, le domaine de la foi ou de son absence ne saurait être ce qui validerait, par la raison pure, tout ce qui sera découvert grâce à la réflexion. Ainsi, ce n’est pas un mensonge que d’affirmer que tout énoncé philosophique est universellement vrai, en soi, si et seulement si, il ne découle pas d’un a priori.

b) L’a priori

C’est d’ailleurs ce qui peut être interprété par ce que Sartre dit avec force dans sa conférence. Il prend notamment l’exemple de l’interprétation des signes comme marque de la liberté humaine (p.35 et p.40). En effet, si je crois et que je suis convaincu de l’existence de Dieu, tout ce que je verrai sur terre sera finalement l’œuvre d’un signe de mon Créateur, sur lequel je n’aurai aucun doute, même si par ailleurs ma raison me permet d’expliquer ces phénomènes par la science. Mais si je ne crois pas, je n’y verrai que l’action de la nature, ou du lien de cause à effet, ou encore du hasard, même si ma raison, encore, a la faculté d’en expliquer les phénomènes par la science. Cette vérité universelle de l’homme (la différence d’interprétation d’un signe) est d’ailleurs pointée par Dieu, avec l’exemple du moustique présent dans le Coran : “Certes, Allah ne se gêne point de citer en exemple n´importe quoi : un moustique ou quoi que ce soit au-dessus; quant aux croyants, ils savent bien qu´il s´agit de la vérité venant de la part de leur Seigneur; quant aux infidèles, ils se demandent qu´a voulu dire Allah par un tel exemple.” (s. 2, v. 26).

L’une des césures principales de l’humanité en ce monde réside précisément dans la croyance ou l’absence de la croyance, alors que la raison est universelle pour penser le monde. La raison est donc un lien indéniable entre les hommes, grâce à laquelle peuvent circuler librement les idées et concepts qui ensuite s’accultureront à un a priori assumé. Le nôtre est islamique. Il est donc une foi que l’on adjoint à une raison pure, pour produire une pensée islamique sur le monde. Cette pensée islamique est légitime, comme toute autre, lorsqu’elle se dit philosophie.

c) L’occidentalisme islamique : une philosophie faite de raison pure et d’a priori

L’occidentalisme islamique, qui est une philosophie, doit donc considérer, par exemple, que ce qu’affirme Tariq Ramadan est un a priori islamique, et non une vérité universelle, lorsqu’il dit qu'”un humanisme qui affirmerait une autonomie totale de l’être humain par rapport au Transcendant ferait problème dans la tradition musulmane. Seule est concevable une autonomie prenant sa source dans cette aspiration originelle [la Fitra, ou l’appel originel à la croyance en Dieu] et en tirant son sens”(6). Non pas que nous ne tenons pas pour vrai, dans une perspective islamique de notre pensée, le fait que l’autonomie de notre personne ne découle pas de l’appel originel (la Fitra) à la croyance et à la recherche de se rapprocher de Dieu. Mais ceci n’est pas une vérité pure universelle. Il existe des hommes et des femmes dans le monde qui ne croient pas à cela, soit qu’ils soient d’une autre religion ou bien parce qu’ils se déclarent athées. L’homme est donc fondamentalement libre. Ceci est une vérité préexistante à soi. C’est l’apanage de notre philosophie que de la découvrir dans tous ses aspects, pour ensuite l’enrober de notre a priori, et devenir ainsi philosophie islamique.

Nous devons penser que tout produit de la raison pure, c’est-à-dire objective et rationnelle, n’est que la découverte d’une vérité déjà existante mais non encore pensée. Par exemple, si l’on dit que tout corps en mouvement se rapproche plus rapidement des points les plus proches que des points les plus éloignés, et si personne ne l’avait exprimé avant, une vérité qui était déjà vraie en soi mais qui n’avait été élaborée par aucun être humain aurait été révélée. C’est là le rôle de la philosophie, historiquement, que d’avoir permis cela lorsqu’elle utilisait la raison pure. La révolution copernicienne du savoir, en Occident, fut de ce point de vue un tournant majeur quand la philosophie a joué le rôle de mise au jour d’une théorie de la connaissance. Elle est donc épistémologie des sciences, puisqu’elle leur donne un cadre vrai dans lequel elles se déploient.

Cependant, aujourd’hui, à l’heure de la mondialisation qui est un phénomène réellement révolutionnaire par ses effets considérables sur les changements qu’elle implique dans les relations humaines, la philosophie a sans doute un rôle d’éclaireur à tenir sur tout un tas de sujets. Comme toute autre philosophie, l’occidentalisme islamique peut le tenir, précisément parce qu’il est obligatoirement porté par des fidèles musulmans qui vivent en Occident, dont ils cherchent, par la raison pure et en y adjoignant leurs préjugés découlant de la foi, à connaître l’essence philosophique sous-jacente pour ensuite produire une pensée autonome grâce à la science spéculative.

Chaque croyance ou chaque non croyance est légitime, en soi, car l’homme est fondamentalement libre, depuis qu’il existe. Ceci est une vérité (sans doute exprimée) déjà existante. La philosophie est donc empirique, en ce sens. Elle ambitionne de dire la vérité en fonction d’une réflexion raisonnée, laquelle se base sur l’expérience du sujet qui pense et qui lit l’Histoire. Elle met dans le langage le fruit de sa réflexion raisonnée, qu’elle enrobe de son a priori qui est à la base de toute réflexion raisonnée (et que l’on peut nommer intuition). C’est ceci qui légitime l’occidentalisme islamique. Mais elle n’en demeure pas moins libre d’interpréter à sa manière tout produit de la raison pure. Cela est une autre vérité préexistante.

Car, en vérité, tout le monde a la faculté potentielle de raisonner. Cela commence par exemple à se comprendre quand on dit que 1+1=2. Le produit de la raison, lorsqu’il est potentiellement vecteur de dialogue entre des peuples aux croyances diverses, est donc vrai en soi. Il l’était avant qu’on ne l’exprime (comme le 1+1=2). En cela, il était préexistant à soi. Mais chacun peut ensuite acculturer, à sa manière, et librement, cette vérité préexistante. Par exemple, une égalité mathématique universelle telle que celle précitée ne suscite aucune pensée profonde au sein de celui qui la reçoit. Ou bien, un autre se demandera mais pourquoi donc 1+1=2. Un troisième répondra alors parce que cela est la réunion de deux éléments identiques que l’on dénombre. Un quatrième cherchera par la réflexion la raison du fait que 2 vienne après 1. Et ainsi de suite. Une vérité préexistante à soi vient d’être découverte : la raison, si elle est universelle, n’est pas utilisée de la même façon par les individus qui la possèdent tout de même, cela en fonction de paramètres liés à la personnalité et au caractère de celui qui reçoit l’information produit de la raison, mais aussi à cause de facteurs externes et de leurs influences dans les directions prises par la pensée tels que la langue, le métier, les études, la position sociale, la religion, la nation…Et l’on pourrait continuer longtemps comme cela pour découvrir des vérités empiriques vraies en elles-mêmes.

Après ce détour utile, il convient de se recentrer sur Sartre et sa doctrine existentialiste, afin de nous donner une méthode d’acculturation de la pensée occidentale à l’occidentalisme islamique. Nous devrons d’abord expliciter ce qu’est l’a priori islamique avant de nous servir de l’exemple de la liberté sartrienne, afin de comprendre comment cette dernière peut s’intégrer raisonnablement dans une perspective islamique de la pensée.

2. Distinguer le raisonnable de l’a priori

a) Un a priori islamique

Si tout énoncé philosophique est vrai en soi tant qu’il découle de la raison pure, c’est que nous devons dans un premier temps écarter tout autre assertion qui proviendrait de la foi (ou de son absence), et l’analyser précisément dans le moule islamique de notre pensée, avant de nous rendre compte qu’elle est intégrable ou non à notre propre réflexion.

Car, étant donné que nous considérons le Coran comme étant la Parole de Dieu, et si, simultanément, nous avons l’intuition que tout ce qui procède de la raison pure est la découverte de ce qui est le “vrai préexistant à soi”, nous devons donc être convaincus que nous sommes légitimes en tant que philosophes, lorsque nous accolons le vernis de notre religion à notre propre pensée pure. Vernis que nous souhaitons expliciter par une démonstration intelligible, à l’adresse des croyants, comme des non-croyants. Vernis que nous considérons valable dans un énoncé philosophique, tout simplement parce qu’il est notre a priori guidant notre propre pensée spéculative, auquel nous tenons, sans qu’il n’y ait forcément de preuve indubitable de sa vérité, en tant que telle, pour ceux qui engageraient leurs réflexions raisonnées à partir d’autres a priori de pensée non rationnalisables en soi, mais dans lesquels ils trouvent leurs justifications et qui sont soit un athéisme ou bien une autre religion que l’islam.

C’est pourquoi il est impératif de dire que l’occidentalisme islamique, s’il veut rester fidèle à son a priori, tout en se donnant le droit de philosopher sur soi, autrui et le monde, ne peut nier les trois éléments suivants :

• L’adhésion à la foi musulmane qui est de croire en Dieu, en Ses anges, en Ses livres, en Ses messagers, au Jour du Jugement dernier, en le destin, qu’il soit bon ou mauvais ;

• L’acceptation du caractère obligatoire d’une pratique religieuse (les cinq piliers) ;

• La volonté de se rapprocher de Dieu tout en œuvrant pour le bien commun de la oumma, comme de tous les hommes et les femmes de ce monde, quelle que soit leur religion.

b) L’exemple de la liberté sartrienne

Sartre lui-même, alors qu’il le dénonce lorsqu’il s’agit de faire procéder sa pensée d’une croyance religieuse ou d’une morale, utilise son propre a priori (athée) pour en déduire un certain nombre d’énoncés qu’il présente comme vrais. Ainsi, dit-il, “si (…) Dieu n’existe pas, nous ne trouvons pas en face de nous des valeurs ou des ordres qui légitimeront notre conduite. (…) Nous sommes seuls, sans excuses. (…) L’homme est condamné à être libre. Condamné, parce qu’il ne s’est pas créé lui-même, et par ailleurs cependant libre, parce qu’une fois jeté dans le monde, il est responsable de tout ce qu’il fait” (p. 39-40). Cet énoncé se divise en deux plans : l’un est incontestablement un a priori (Dieu n’existe pas), duquel découle le second qui est une vérité philosophique pure résumée en le fait que “l’homme est condamné à être libre”, car s’il ne s’est pas créé lui-même (ce qui est vrai), il n’en demeure pas moins responsable de ce qu’il fait (ce qui est encore vrai).

Après avoir rejeté le préjugé sartrien de la non croyance qui ne peut évidemment pas s’accommoder avec notre foi en l’existence de Dieu, nous pouvons nous attaquer à la deuxième partie de la démonstration, qui est la plus importante. Elle n’est pas à rejeter en soi car elle est le produit de la raison, celle de Sartre, et que celle-ci, lorsqu’elle est pure, ne cherche qu’à établir le “vrai préexistant à soi”. Que dire donc du fait que l’homme est condamné à être libre ? Il l’est bien, en ce sens où, à la différence de tous les autres êtres vivants peuplant cette terre, il est le seul à jouir de la liberté de choix et d’action, à en être conscient, sans jamais avoir, justement, choisi de l’exercer puisque sa propre volonté n’est pas à la base de sa propre existence. Ainsi, avec Sartre, l’existence semble réellement précéder l’essence (voir ci-dessous pour une conceptualisation de l’essence selon notre pensée islamique), puisque l’être humain, qui était néant avant qu’il ne soit dans ce monde, connait ensuite une trajectoire libre de mouvements au sein des catégories de pensées et d’actions (les possibles sartriens, p.48) qu’il rencontrera le long de sa vie.

Condamné à être libre, l’homme fera donc le choix qui lui conviendra. Et pour nous, musulmans, ce choix peut être celui d’un “présent-être” continuel et spirituel, c’est-à-dire d’un état de croyance perpétuel en l’Unique, pour atteindre l’essence que l’on vise, par un mouvement d’âme qui, face à son destin, parvient à un état d’esprit conscientisant la présence de Dieu (assimilable à la taqwa de Fazlur Rahman, la conscience de Dieu, un des concepts clés de ce penseur pakistanais), Auquel on s’abandonne librement en vue de la vie après la mort. Notre existence sert donc à atteindre l’essence islamique, inexistante en début de vie, mais potentiellement palpable à l’heure de vérité, lorsque l’on basculera de ce monde-ci vers l’autre monde. Sartre a donc raison, selon notre propre conception islamique du monde, quand il dit que l’existence précède l’essence. Et ceci est, d’ailleurs, confirmé par la citation suivante tirée du Coran : “Ils diront: “Notre Seigneur, Tu nous as fais mourir deux fois et redonné la vie deux fois : nous reconnaissons donc nos péchés. Y a-t-il un moyen d’en sortir?” (Coran, s. 40, v.11). La première mort est celle d’avant notre création, lorsque nous n’étions rien. Tandis que la seconde est celle dont on a conscience, celle qui imprime en l’homme le savoir de sa finitude terrestre, indépassable.

3. L’existence précède-t-elle réellement l’essence ?

a) Une apparente aporie

Le principe le plus important de l’existentialisme, déjà abordé ci-dessus, procède de l’idée que “l’existence précède l’essence” (première occurrence à la p. 26). Or, encore une fois, Sartre fait découler cet énoncé de la non-existence de Dieu. Puisque Dieu n’existe pas, il n’y a pas de concept définissant l’homme lors de son apparition dans le monde. Il n’acquerra l’essence qu’ensuite, en fonction de ses choix le long de sa vie. Peut-on dire, si nous croyons en Dieu, que l’existence précède l’essence ? Si c’est pour en déduire que Dieu n’existe pas, nous devons impérativement repousser cette idée. Même si, ce qui n’est que notre conjecture, il est possible que l’intuition sartrienne du préalable de l’existence soit née dans l’esprit de son inventeur indépendamment de son athéisme, dont il se serait ensuite servi, peut-être inconsciemment, en tant que justification ?

Avant de poursuivre, définissons d’abord ce qu’est l’essence. Il s’agit de ce qui définit l’homme en tant que tel, indépendamment du mouvement qui s’impulse en lui par son existence. L’essence est ce qui est universellement en l’homme. La finitude de l’être humain est, par exemple, une essence partagée par tous, comprise immédiatement sans nul besoin de se répéter que nous sommes tous mortels. La propension à s’interroger sur l’existence de Dieu ou d’une puissance “surnaturelle” à la base de la création de l’univers est du même ordre. En cela, à rebours de Sartre, l’essence précède l’existence. Elle est la condition pure, sine qua non, des modes d’existence. Sans elle, il n’y aurait rien de ce que l’on connait constituant l’humain. Et c’est en fonction de cela que nous pouvons dire que Dieu nous crée avec une essence universellement partagée, même entre ceux qui vont devenir croyants et ceux qui ne le seront pas (nous rappelons que la philosophie, même islamique, considère tous les hommes, pas simplement les croyants).

Cependant, il est clair que la doctrine islamique de l’homme prévient chacun y adhérant que l’être cherche à atteindre une plénitude ici-bas, pour “gagner” son paradis. C’est pourquoi nous pouvons très bien affirmer, à ce stade et dans cette perspective, et à rebours, pourtant, de ce qui vient d’être démontré, que l’existence précède l’essence. L’essence n’est pas la substance, c’est-à-dire qu’elle ne rend pas efficacement compte de la nature invariante de l’homme, malgré les accidents de la vie (qui sont des changements de son apparence physique et de sa moralité, envers lui et envers les autres). Or, l’homme vit et meurt, et pendant ce processus d’existence, atteint ou n’atteint pas une essence spirituelle qui n’existe pas au préalable. Et comme nous sommes convaincus du fait que l’homme est ici pour adorer son Seigneur, et que par cet acte-là, il gagnera un état lui permettant d’entrer au paradis, nous pouvons être d’accord avec l’énoncé sartrien disant que l’existence précède l’essence. C’est parce que j’existe, sans l’avoir voulu, au fond, que je suis à même d’acquérir une essence que je me choisirai. Tous les jours, même si je n’y pense pas profondément, je me sais mortel, à l’égal de tous les autres. Je m’interroge donc forcément à un moment de ma vie, sur le caractère véridique de la vie après la mort et donc sur l’existence de Dieu, ou de dieux. La finitude comme l’inclinaison à la pensée métaphysique du sens de l’existence, sont immanentes à ma propre personne, car si je me dis croyant en une force “surnaturelle”, ce qui engagera mon existence entière jusqu’à l’acquisition de mon essence, c’est que je me suis interrogé comme tout homme sur l’existence ou non de ce surnaturel. De même si j’avais été athée. En tant que musulman, cette essence, à cause de l’évolution inéluctable de la vie qui dirige tout être vers la mort, je la trouve dans une foi que je vivifie continuellement, dans mes actes envers moi-même comme dans ceux envers le monde. Mon existence, si elle précède l’essence, c’est parce que je suis libre de choisir ce que je serai. Et si je choisis la voie islamique, je donnerai raison à Sartre en disant que l’existence précède l’essence, seulement en ce sens que c’est à l’heure de ma mort que se décidera mon sort dans l’au-delà. Et puisque je ne connais pas l’heure de ma mort, je dois privilégier, comme dit plus haut, un “présent-être” continuel et spirituel, cherchant, par là, à acquérir une essence islamique de mon existence.

Comment donc dépasser cette apparente aporie entre existence préalable de l’essence et existence préalable de l’existence ? Pour réellement dire que l’essence survient suite à l’existence et l’intégrer dans une perspective islamique de notre pensée, il convient de déconstruire le concept même d’essence. Si, avec Edgar Morin, nous pouvons être convaincus que deux vérités apparemment indissociables mais vraies en elles-mêmes sont complémentaires plutôt que définitivement antagoniques (même si l’émanation antagonique du concept reste pensable et le sera toujours)(7), il convient d’éclater ce que recouvre traditionnellement le concept d’essence humaine et de se lancer vers la mise au jour d’une pensée complexe sur le sujet, seule à même de nous permettre d’approcher de la vérité.

b) L’essence-potentialité

Dieu a crée l’homme et, donc, selon notre a priori, lui a déterminé une nature indépassable, que nous pouvons appeler nature humaine. Seulement, en choisissant pour lui la liberté de croire ou de pas croire, Il a privilégié en l’homme, au moment de son apparition sur terre, ce que l’on pourrait appeler une “essence potentialité”, celle qui explique la raison de la création de l’homme sur terre selon Dieu : “Je n’ai créé les Djinns et les hommes que pour qu’ils M’adorent” (Coran : s. 51 v. 56). Du point de vue de Dieu, donc, nous croyons, en tant que musulman, que cette affirmation est vraie. L’homme, contre Sartre, a donc une essence qui précède l’existence et nous l’appelons essence-potentialité. C’est notre a priori islamique qui nous le commande. C’est notre foi qui le confirme, lorsqu’on la ressent. Et nous pouvons nous servir de ce que Tariq Ramadan tient de Mircea Eliade, considéré comme un des fondateurs de l’Histoire moderne des religions, et qui réside en cette idée qu’est universel le fait que “l’élan vers le spirituel, vers le transcendant, vers quelque chose qui dépasse l’humain, est constitutif de la conscience humaine”(8).

Ma foi, dans ma philosophie, est « englobante », dans le sens où elle fournit un cadre “éthique” à ma réflexion. Elle est mon a priori qui lui donne un sens. Elle me permet de dire que cette existence préalable de l’essence (l’essence-potentialité) peut se déduire du concept de la Fitra dans la tradition musulmane, qui affirme que tout homme a une inclinaison, en lui-même, à croire en Dieu et à chercher à s’en rapprocher. Elle prend pour base le verset suivant : “Et quand ton Seigneur tira une descendance des reins des fils d´Adam et les fit témoigner sur eux-mêmes : Ne suis-Je pas votre Seigneur ? Ils répondirent : – Mais si, nous en témoignons – Afin que vous ne disiez point, au Jour de la Résurrection : vraiment, nous n´y avons pas fait attention” (Coran : s. 7, v. 172). En effet, tout homme a une propension à s’interroger sur l’existence ou non d’un (ou de) créateur(s) de l’univers, laquelle de propension naît, selon notre conception islamique, des conséquences de ce Pacte originel. L’essence-potentialité, si je crois en son existence, c’est de par ma foi, mon a priori islamique, que je le devine. La rendre intelligible par la philosophie permet de légitimer l’a priori en tant que tel, d’où découle une pensée, comme cela est vrai aussi, en soi, pour toute autre réflexion provenant d’autres croyances ou d’une absence de croyance.

c) L’essence-effectivité

Cependant, du point de vue de l’homme (dans sa totalité subjective, donc en prenant en compte tous les hommes apparus sur terre depuis le Commencement), le fait qu’il ait été créé pour adorer Dieu n’est pas une vérité pure, parce que Dieu a choisi que l’être humain serait libre de croire ou ne pas croire. Aussi, puisque ce fait est indéniable, d’autres préjugés (au sens neutre du terme), tout aussi englobant, existent dans le monde, comme l’athéisme de Sartre par exemple, pour faire écho à cet article. Et donc, il est logique de dire que seule la raison pure est le langage universel parfait. Quelle en est la raison ? Eh bien, comme dit plus haut, parce qu’elle seule est potentiellement compréhensible par tous les hommes, lorsqu’ils choisissent de l’utiliser. Mais elle ne saurait prouver la foi ou l’absence de foi, qui sont comme des marqueurs de l’identité philosophique égrainée par le philosophe.

C’est pourquoi, vu que les réponses qu’on apporte à notre propension à nous interroger de l’existence de Dieu ne sont jamais définitives et restent forcément évolutives jusqu’à la mort, cette inclinaison spirituelle originelle ne peut se positionner comme représentant une essence au sens sartrien du terme, qui est l’état auquel l’on aboutit à l’heure de vérité, ce qui se déduit par toute une série d’affirmations prononcées lors de la conférence : “Qu’est-ce que signifie ici que l’existence précède l’essence ? Cela signifie que l’homme existe, se rencontre, surgit dans le monde, et qu’il se définit après” (p. 29) ; “L’homme n’est rien d’autre que son projet, il n’existe que dans la mesure où il se réalise, il n’est donc rien d’autre que l’ensemble de ses actes, rien d’autre que sa vie” (p. 51). C’est en tout ceci que l’existence précède l’essence, d’après Sartre. Et si, en tant que musulman, nous sommes d’accord sur le fait de dire que “l’homme n’est rien d’autre que son projet (…) rien d’autre que sa vie”, la conclusion en est donc que ce n’est simplement que par notre existence que nous acquérons l’essence que nous avons choisie d’acquérir. Ainsi, si “l’homme n’est rien d’autre qu’une série d’entreprises, qu’il est la somme, l’organisation, l’ensemble qui constituent ces entreprises” (p. 53), il est logique de penser que cela veut dire que cette série, cette somme, cette organisation, cet ensemble ne sont définitifs qu’à la mort du sujet. C’est donc à ce moment-là, et non à un autre, que l’essence est définitivement acquise. Selon cette philosophie sartrienne, “l’homme sera ce qu’il aura projeté d’être. Il n’y a aucune différence entre être libre, être comme projet, comme existence qui choisit son essence, et être absolu” (p. 62). L’homo islamicus peut donc vraiment se choisir son essence, en toute liberté, qu’il veut absolue, et qui réside dans sa foi dont la vivification est son projet. Et comme il se sait attendu après la mort pour un Jugement dernier, il cherche à disposer de son essence jusqu’à la fin de sa vie (d’où la notion du “présent-être” abordée plusieurs fois ci-dessus). Et son essence, tout son passé aura contribué à la façonner, par l’évolution de sa foi, ses pratiques cultuelles, ses œuvres et ses engagements, ses actions dans le monde. Cela est valable pour tout homme. L’existence a donc précédé l’essence.

Sauf que cette foi, une fois acquise, il n’est pas sûr, pour chaque homme, qu’elle restera vivace jusqu’au terme de la vie. C’est pourquoi l’essence n’est définitive qu’à la mort. Nous l’appellerons donc “essence-effectivité” en opposition à l’essence-potentialité, puisque c’est elle seule, lorsqu’elle se figera définitivement à la mort, qui nous permet à la fois de dire que l’existence précède l’essence et d’affirmer qu’elle engagera le sens que prendra le Jugement dernier pour chacun, lorsque Dieu, en pleine souveraineté, décidera qui méritera d’aller en enfer, et qui ira au paradis.

Pour compléter le propos, il est intéressant de connaître ce que dit Mustafâ Mahmud sur le sujet. Il explique à son ami athée fictif (p. 53) que l’homme qui va en enfer est puni parce son âme possède un trait permanent qui ferait que si ceux de son espèce (les damnés de l’enfer) étaient ramenés sur terre, comme ils le demanderont, “ils reviendraient à ce qui leur était interdit”, d’après le Coran (s. 6, v. 28). Cette permanence de l’âme décrite par le Coran est l’essence (effective) acquise sur terre. “Lorsque le temps a arrêté son cours, l’âme porte en elle son mal éternel” nous dit Mustafâ Mahmud. “Ils ne pourront pas sortir du Feu” (Coran s. 58, v.15).(9)

En déconstruisant le concept d’essence, il est donc possible d’aboutir au fait qu’il existe deux essences, non incompatibles. L’essence-potentialité qui revient à dire que tout homme a en lui un principe immanent le conduisant à s’interroger sur l’existence ou non d’un (ou de) Créateur(s), à quoi il peut répondre, librement, par l’affirmative ou la négative, tout en la caractérisant par un monothéisme, le choix d’une religion, un polythéisme ou un athéisme. Essence-potentialité qui est confirmée par le Coran, et qui est donc vraie « islamiquement » parlant. La deuxième essence, qui vaut pour cette vie-ci et qui s’atteint à l’heure de vérité, est l’essence-effectivité. Selon notre pensée islamique, c’est elle qui fera valoir son droit lors du Jugement dernier, avant que l’essence ne prenne définitivement et éternellement le pas sur l’existence.

Ainsi, l’essence précède l’existence tout comme elle en fait suite. Cette pensée complexe ne doit pas nous faire peur. Elle seule peut nous permettre d’acquérir la vérité, qui n’est pas valable simplement pour les musulmans. Car la philosophie islamique s’adresse au monde entier et lui dit que chacun est libre de s’acquérir l’essence qu’il souhaite, pourvu que cela reste dans le respect de celui qui veut acquérir une essence concurrente. Chacun est libre de se guider ou de s’égarer, comme le dit à plusieurs reprises Dieu dans le Coran.

Peut-être, pour clarifier le propos qui risquerait de conduire à un paradoxe s’il est mal perçu ou exprimé, devrait-on parler d’immanence pour l’essence-potentialité, commune à tous les hommes, puisqu’elle caractérise le principe humain en lui-même, dès l’apparition de chaque individu sur terre, qui évolue en fonction d’elle à chaque instant. On garderait ainsi le terme essence pour ce qui vaut réellement dans cette vie, qui réside en l’état spirituel de chacun au moment de la mort, instant de fin inéluctable du cheminement terrestre de tous. La vision sartrienne de l’existence et de l’essence, lorsque l’on écarte d’elle tout a priori athée, peut être intégrée, ainsi, à la vision islamique du monde.

Qu’en est-il d’autres concepts de l’existentialisme de Sartre tels que la responsabilité, l’angoisse et le délaissement ?

4. L’existentialisme est un humanisme islamique

a) La responsabilité

L’un des principes découlant de l’existentialisme affirme que l’homme est “responsable de tous les hommes”. Puisque l’homme ne peut absolument pas dépasser la subjectivité humaine, lorsqu’il se choisit une existence en toute liberté, il la choisit obligatoirement pour tous les hommes. En effet, et par notre seule raison pure, indépendamment de notre foi, nous pouvons rejoindre Sartre, quand il dit que l’homme est en une sorte de représentation de lui-même. Ce qu’il choisit d’être, il pense que cela est le bien pour tous. “Il n’est pas un de nos actes, en créant l’homme que nous voulons être, qui ne crée en même temps une image de l’homme tel que nous estimons qu’il doit être” (p.31-32). C’est pourquoi nous devons affirmer, en tant que musulman, que ce que nous choisissons pour nous-mêmes découle d’un acte de foi. C’est bien le sens de ce qu’en dit Tariq Ramadan, en parlant de la responsabilité de l’être musulman : “Il semblerait que l’on soit proche ici des positions de J.-P. Sartre, exprimées par lui dans L’Etre et le Néant et résumées – peut-être mal résumées – dans sa conférence de 1946 L’existentialisme est un humanisme. Nous sommes condamnés à être libres, dit J.P. Sartre, et cette dimension de liberté absolue nous donne une responsabilité qui est première”(10). Tariq Ramadan rajoute d’emblée qu’à la différence de Sartre, nous tenons cette vérité pure du fait de notre croyance, donc de notre a priori, alors que le philosophe français la tient de son athéisme. La foi ou l’absence de foi sont donc des a priori qui englobent le même énoncé, vrai en soi. La liberté absolue de l’homme (ou le sentiment d’une telle liberté) tout comme la responsabilité sont d’abord des vérités pures en elles-mêmes, que l’on ne peut nier, quelles que soit les croyances de ceux qui pensent cette vérité par ailleurs. C’est ensuite qu’on lui accole notre a priori. Ce que l’on peut faire, par exemple, en suivant Fazlur Rahman(11), qui considère que c’est par l’acquisition de l’iman (la foi) et de la taqwa (la conscience de Dieu), que chaque homme soumis librement à Dieu dans l’islam peut conscientiser l’enroulement dans son a priori islamique de tout produit de l’éducation (que nous aimerions appeler raison pure), de façon à le responsabiliser dans son action dans le monde.

Notre a priori islamique, est, pour nous, le bien en soi. Et nous souhaitons le partager à l’univers tout entier, sans que cela soit de l’ordre du dogmatisme ou de l’imposition puisque l’homme est libre de se choisir et donc de dire ce qui est bien pour les autres, qu’il soit musulman ou pas. Notre subjectivité musulmane doit se penser au service du monde, et non supérieure au monde. Cela est notre responsabilité que de l’asséner à l’adresse du monde musulman en son ensemble afin qu’il ne se croit pas au-dessus de l’autre, tout comme au reste du monde, non-musulman, pour qu’il ne se croit pas non plus au-dessus de l’autre. Car chacun est légitime dans sa liberté absolue qui est en même temps “responsabilisante”, tant que celle-ci, et cela est à prendre au sérieux vu la multiplicité d’actes du mal causés par l’homme sur l’homme durant l’Histoire, ne porte atteinte ni à la dignité, ni à la sécurité, ni enfin à la liberté de l’homme.

b) L’angoisse et le délaissement

Cette responsabilité est angoissante, selon Sartre (p.37). Elle l’est effectivement, quand on sait l’impact involontaire que toutes nos actions provoquent. Mais nous n’avons pas le choix. Nous sommes tous des êtres sociaux, amenés à prendre une série de décisions qui engage, en plus de notre individualité, l’humanité tout entière. Aussi, si je crois en Dieu, j’agis en me remettant à Lui. Mais j’agis tout de même. Je prends une responsabilité. Et par là, j’impulse un mouvement à l’Histoire. Ma conscience est libre. Et elle est conséquente puisque d’elle découle une évolution terrestre. Mais grâce à ma confiance en Dieu, je ne dois pas en être angoissé outre-mesure. Ma foi, qui n’est pas mauvaise selon ce que j’en pense, me fera alors dire ce que le Grand Senoussi disait à la suite de sa décision, désastreuse pour les siens, d’avoir engagé la lutte au nom du calife de l’Islam contre les Britanniques en 1915 alors que ses partisans se battaient déjà sur deux fronts tenus par les Italiens et les Français : “Mais qui, Dieu excepté, peut dire si un homme a raison ou tort lorsqu’il obéit à sa conscience ?”(12).

Le délaissement, un autre des grands principes façonnés par l’existentialisme, est déduit du fait qu’aucune valeur, en soi, n’indique à l’homme ce qu’il doit choisir, puisque l’existence précède l’essence (p.41). L’une des justifications en est l’inexistence de Dieu, et avec, de la nature humaine au commencement d’une existence. Comme toujours, si nous voulons connaître la pertinence de ce concept, nous devons mettre de côté la justification athéiste pour ne juger, en raison, que le principe philosophique.

Qu’est ce que le délaissement ? C’est l’état de l’homme qui est absolument libre, en soi. Ayant le choix entre de multiples possibilités, celles-ci se valent toutes, pourvu qu’elles soient choisies par l’homme, même si elles sont jugées mauvaises par d’autres. La liberté étant la condition préalable au principe de délaissement, ce dernier n’est pas incompatible avec notre propre conception islamique du monde. En effet, puisque c’est à moi que revient, en conscience, la liberté de choisir ce que sera ma vie, je peux très bien, parmi toutes les options qui s’offrent à moi, la projeter dans l’islam, ou bien dans une toute autre direction. Et seule ma conscience sera, in fine, le guide de mon choix, si elle se veut sincère. Or, comme c’est en sincérité que nous devons croire selon l’islam, je peux dire que Dieu a laissé à l’homme la liberté…dans le délaissement. Il l’a responsabilisé pour qu’il devienne ce qu’il veut devenir, toujours en toute sincérité, même quand un de ses choix découlent d’une non-sincérité apparente. Car l’homme est toujours sincère, même lorsqu’il se donne une raison de ne pas être sincère.

Dieu lui a donné la faculté de choisir entre le bien et le mal, entre la croyance et la non croyance. Il lui a donné le “vicariat libre” sur la terre(13). Et quand on dit qu’Il lui a confié le vicariat libre, cela veut dire à l’humanité toute entière, musulmane comme non musulmane. Il a donc donné à l’homme la responsabilité totale de l’homme, comme de la nature. Ces mots “vicariat libre” et “responsabilité” peuvent très bien remplacer le terme délaissement, qui renferme une connotation négative. Mais il s’agit tout de même, dans notre perspective islamique de l’existence, comme dans celle sartrienne, de la même chose, du même concept fondamental qualifiant l’homme au plus haut point.

Ainsi, si nous sommes délaissés sur terre, c’est pour que nos actes confirment nos sentiments, dont la logique ne peut ni se trouver en soi dans sa conscience, ni même se définir de manière absolue dans une morale prédéfinie (p.45), mais simplement lorsque les actes les vérifiant ont été consommés. Et le sentiment le plus haut qui soit pour un musulman, c’est l’adoration de Son Créateur, Allah. Il doit donc sans cesse privilégier un “présent-être” spirituel, qui se construit pas des pratiques cultuelles (les actes) et par des réflexions sur la grandeur du monde et, comparativement, sur sa propre petitesse. S’il est (dé)laissé dans sa conscience, c’est pour qu’il se rende compte de la miséricorde de Dieu dans le fait même qu’il vive et qu’il existe, alors qu’il ne l’a pas décidé pour lui-même. Je suis en quête de l’adoration d’Allah, et pour confirmer ce sentiment, je dois agir de moi-même, en toute liberté, en me tenant debout dans le monde et en faisant face à l’avenir sans que je puisse le connaître, mais qui, indéniablement, me tendra un certain nombre de choix décisifs que j’aurai à faire, qui seront ce qu’on appelle dans la terminologie islamique de l’existence, des épreuves…

Conclusion

Ainsi donc, en reprenant succinctement quelques-uns des principes de l’existentialisme de Jean-Paul Sartre, nous pouvons dire qu’ils sont acculturables à notre propre vision islamique du monde. Cet exercice d’occidentalisme islamique, même s’il n’a pas été exhaustif, doit servir au moins à une chose : fixer notre relation à la pensée occidentale, afin de comprendre l’essence même des sociétés qui en ont découlé. Car si l’existence des sociétés occidentales a précédé leur essence, cette dernière se capte et se saisit dans l’effectivité desdites sociétés. Et puisque nous sommes aujourd’hui des musulmans occidentaux, l’Histoire et la pensée occidentales, ainsi que la situation des sociétés qui en ont découlé, peuvent nous aider à nous diriger vers l’essence que nous visons dans ce monde-ci, et qui est proprement islamique. L’occidentalisme islamique, qui est une philosophie légitime, ouvre des voies pour réaliser ce but, voies qu’il convient d’emprunter sans délai, afin de faire honneur au verset suivant : “Nous vous avons répartis en peuples et en tribus, pour que vous fassiez connaissance entre vous” (s. 49, v. 13).

 

Références :

1. Adel Taamalli, L’occidentalisme islamique, saphirnews.com, le 18 septembre 2013.

2. Adel Taamalli, Les principes de l’occidentalisme islamique, saphirnews.com, le 27 septembre 2013.

3. Fazlur Rahman, Islam and Modernity, 1984, d’après Rachid Benzine, Les nouveaux penseurs de l’islam, 2004, p. 131-135.

4. Abdul Karim Soroush, Reason, Freedom and Democracy in Islam, 2000, d’après Rachid Benzine, Les nouveaux penseurs de l’islam, 2004, p. 61.

5. D’après Rachid Benzine, Les nouveaux penseurs de l’islam, 2004, p. 90.

6. Tariq Ramadan, Quel humanisme pour l’islam ?, 2006, partie 13.

7. Edgar Morin, Introduction à la pensée complexe, 1990.

8. Tariq Ramadan, Quel humanisme pour l’islam ?, 2006, partie 2.

9. Mustafâ Mahmud, Dialogue avec un ami athée, 2004.

10. Tariq Ramadan, Quel humanisme pour l’islam ?, 2006, partie 2.

11. Fazlur Rahman, Law and ethics in Islam, 2003, D’après Rachid Benzine, les nouveaux penseurs de l’islam, 2004, p.141, 142.

12. Muhammad Assad, Le chemin de La Mecque, 1976, p. 314).

13. Le terme vicaire, qui est tiré du Coran et qui qualifie la “Mission terrestre” donnée à l’homme par Dieu sur terre est présent à plusieurs reprises dans le Coran. Ainsi du verset suivant : “Je vais établir sur la terre un vicaire” (s. 2, v. 30).