dieudonne

L’affaire Dieudonné pollue le débat public français depuis plusieurs jours en occupant le devant de la scène. Incontestablement, de manière volontaire ou non, l’envolée politico-médiatique qui la caractérise n’est qu’un écran de fumée captant l’attention du citoyen et l’empêchant de suivre en profondeur et avec sérieux ce qui le regarde le plus, principalement sur les plans de l’économie, du chômage ou du niveau de la dette.

Cependant, même s’il faut prendre de la distance face à une suite d’informations qui nous arrivent en continu et nous donnent l’impression que l’on a à faire à un vrai roman-feuilleton dont il est difficile d’en expliciter les multiples sens, cette affaire marquera indéniablement les esprits. C’est pourquoi les intellectuels, devant avant tout construire leur réflexion en fonction de l’effectivité produite par les sociétés sur lesquelles ils pensent, ont tout intérêt à développer une prise de position argumentée sur ladite affaire. Je propose ici une rapide mise en perspective comparative de l’affaire Dieudonné avec une autre beaucoup plus célèbre et dont l’importance fut telle qu’elle influença dans ses grandes lignes l’histoire politique de la France, l’Affaire Dreyfus. Cela, afin de permettre aux gens de développer leur esprit critique.

Pour ce faire, je commencerai par une rapide évocation de l’affaire Dreyfus, avant de mettre en évidence les quelques ressemblances et dissemblances entre les deux affaires. Cela nous permettra-t-il de dégager une définition de ce qu’est la France dans ces moments de polémiques ?

Petit rappel de l’affaire Dreyfus (1)

Agitant la France de la IIIème République, l’affaire Dreyfus divisa profondément la société en deux camps irréconciliables. Débutant en 1894 par la condamnation, par erreur, du Capitaine juif Alfred Dreyfus au bagne à perpétuité par le Conseil de guerre sous l’accusation d’intelligence avec une puissance étrangère (2), elle suscita pendant plusieurs années des polémiques à n’en plus finir, puisque l’armée, connaissant ensuite le vrai coupable, ne voulut plus, pendant plusieurs années, revenir sur son erreur judiciaire. Voyant s’affronter, pour schématiser, la France nationaliste, antisémite et cléricale qui soutenait la culpabilité de Dreyfus, et celle de la République, des droits de l’homme et de la justice qui défendait la thèse inverse, l’affaire vit l’éclosion et la théorisation du concept de l’intellectuel, celui qui, à partir de ses idées et en fonction de l’état de sa réflexion sur les choses du monde, prend position par des écrits, des discours, et des pétitions. C’est la première fois d’ailleurs que la presse démontra qu’elle pouvait détenir ce qui sera de plus en plus appelé le « quatrième pouvoir », tant ses slogans et ses tribunes en faveur de la République ou de l’antisémitisme, auront un impact sur l’Histoire même de la IIIème République.

Maints développements émaillèrent l’affaire, dont ceux qui virent d’une part le véritable coupable, malgré les preuves accablantes, être acquitté en 1898 grâce à la collaboration de l’Etat-major qui ne pouvait, pour des raisons de crédibilité et de prestige, casser la décision préalable du Conseil de guerre, et d’autre part Emile Zola prendre le parti de s’engager en réaction par son célèbre « J’accuse » la même année, tout en risquant délibérément des poursuites en diffamation pour que l’on n’oubliât pas le condamné. Mais ce dernier, après moult épreuves, finira par se faire accorder une grâce en 1899, avant de bénéficier d’une réhabilitation et donc d’une reconnaissance de son innocence en 1906.

Douze années se seront écoulées depuis sa condamnation et son cas aura creusé des lignes de faille profondes au sein de la société, mais aussi dans les familles françaises, comme en témoigne la célèbre caricature de Caran d’Ache, « Un dîner en famille », parue en 1898 dans Le Figaro.

Mais comme en écho à l’« insociable sociabilité » d’Emmanuel Kant dans son Idée d’une Histoire universelle (1784), qui veut que la nature se serve de l’antagonisme de l’homme d’avec ses semblables au sein de la Société, « pour autant que celui-ci est cependant en fin de compte la cause d’une ordonnance régulière de cette Société », la terrible division de la société française a été le catalyseur par lequel la IIIème République, pour ne pas risquer d’être renversée par une nouvelle révolution, a trouvé les forces politiques, sociales et intellectuelles nécessaires pour se consolider définitivement.

Aujourd’hui, à l’heure d’une mondialisation qui risque de saper les fondements mêmes du vivre-ensemble à la française pour peu que les crises économiques et sociales se développent dans un sens dramatique, quelle portée peut-on tirer de l’affaire Dieudonné ? Tentons, pour répondre, une comparaison avec l’affaire Dreyfus.

L’affaire Dieudonné, une nouvelle affaire Dreyfus ?

Le premier fait qui saute aux yeux de quiconque prendrait, même partiellement, connaissance de ces deux tourments qui segmentent la société française malgré le siècle qui les sépare, réside en la place importante de l’antisémitisme. Alors que lors de l’affaire Dreyfus, l’antisémitisme d’une partie de la population et des milieux dirigeants autorisait une injuste condamnation d’un homme au bagne à perpétuité, cette même opinion raciste, délictueuse et inadmissible, présumée effective en ce qui concerne Dieudonné, a donné naissance à un mouvement de fond (mais aussi de forme, puisque l’affaire actuelle n’a pas forcément été la réponse à une situation trouble qui aurait émané des communautés de France). Cela menant à un appel quasi généralisé des élites politiques et médiatiques à l’interdiction des spectacles de Dieudonné.

Ainsi, nous touchons là le deuxième point commun. L’appareil étatique, les leaders politiques et les grands titres de presse participent de la bataille. Mais à la grande différence de l’Affaire Dreyfus, la mobilisation contre Dieudonné ne rencontre aucunement des adversaires qui disposeraient des mêmes moyens traditionnels de diffusion (télévision, presse écrite). Seul l’espace de l’Internet permet aux pro-Dieudonné de s’activer pour défendre soit sa qualité de non-antisémite, ou bien celle de défenseur de la liberté d’expression.

Mais en réalité, une analyse de fond devrait nous enseigner que l’affaire Dieudonné ne peut être mise sur le même pied d’égalité que cette devancière qui nous sert ici à développer notre réflexion. Car en effet, au-delà du fait que son intensité au sein des esprits qui en furent les contemporains était beaucoup plus importante, c’est parce que l’affaire Dreyfus a existé que s’est installé, sauf en de rares exceptions, cette unicité durable (mise à part pendant la France de Vichy) du point de vue des élites traditionnelles concernant l’« infréquentabilité » de tout antisémitisme présumé, dont Dieudonné. Autrement dit, sur le plan de l’antisémitisme, la société a progressé dans la lutte qu’il faut développer contre lui, et cela est un bien que l’on doit absolument défendre.

Toutefois, une telle affaire doit aussi être l’occasion de signaler que, même si nous ne voulons pas que des propos racistes s’installent dans les médias traditionnels, ces derniers se rendent suspects lorsqu’ils ne permettent pas un véritable débat entre pro et anti Dieudonné. Surtout, le débat principal, celui qui doit absolument avoir lieu dans cette France qui se cherche un vivre-ensemble par une conciliation de tous autour d’une adhésion saine à la nation, concerne en réalité la liberté d’expression et les ravages que son exercice sans mesure peut apporter au sein des esprits de centaines de milliers de citoyens.

Car si, avec Françoise Vergès, « la démocratie, c’est accepter l’idée d’un dissensus » (3), cela veut dire que les médias devraient être le réceptacle de l’effectivité de la société. Nous devrions donc voir ses responsables organiser des débats sérieux et objectifs mettant aux prises des représentants des différents courants de la société. Des intellectuels qui diraient par exemple qu’il existe un « deux poids, deux mesures» dans l’unanimité de la défense par les élites du droit pris par Charlie Hebdo de publier des caricatures objectivement offensantes sur l’islam et ses adeptes, et dans la même unanimité quant à l’interdiction de rire sur la Shoah. D’autres présenteraient alors les raisons pour lesquelles cela ne serait pas une différence de traitement car on ne peut comparer l’incomparable. Et d’autres encore pourraient s’enorgueillir de croire en la supériorité de la valeur du respect de l’Autre face à toute autre considération…Rares sont les médias qui permettent ce genre de débat.

Conclusion : la nation française cherche la concorde par des suites de discorde

Ces six derniers mois, sans qu’il soit utile de se poser la question de l’instrumentalisation par le pouvoir de ces questions, car si tel est le cas cette dernière ne peut rencontrer de succès que parce que l’état de la société le permet, ont vu une série de polémiques se succéder en ayant pour point commun de montrer les discordes existantes au sein de la société française.

L’affaire de Baby-Loup, des mamans voilés, des rapports sur l’intégration, de la quenelle de Dieudonné qui a abouti à l’interdiction de son spectacle par le Conseil d’Etat montrent qu’il existe un malaise au sein de la société. Mais la confiance en l’avenir, c’est-à-dire en la nature de l’homme, ou encore en une existence réelle d’une fin de l’Histoire vers plus d’harmonie, doit nous aider à voir dans les discordes apparentes une recherche des Français pour un nouveau mode d’adhésion unanime à la nation. Ceci s’est déjà produit par le passé, notamment lors de l’affaire Dreyfus. Il n’est pas logique de penser le contraire quant à notre futur. Ou comment une République dont personne ne conteste le fondement devra chercher les voies permettant de se diriger vers plus de démocratie…

Référence : 

1) Pour une connaissance complète de l’affaire Dreyfus, voir l’article wikipedia qui lui est dédié et qui donne à connaître les acteurs en présence ainsi que toutes les implications qu’elle a induites. Site Internet : l’affaire Dreyfus.

2) En l’espèce, l’empire allemand qui vainquit la France de Napoléon III deux décennies plus tôt et annexa en conséquence l’Alsace-Lorraine.

3) Sous la direction d’Alain Finkielkraut, Qu’est-ce que la France, 2006. Il s’agit d’une recension de quelques uns des débats qui ont marqué l’émission « Répliques » qu’Alain Finkielkraut anime sur France Culture. La citation provient d’un débat sur la question noire en France qui virent Françoise Vergès et Stephen Smith réunis autour d’Alain Finkielkraut