Exercer la profession de médecin en Tunisie, sans jamais avoir mis les pieds dans une fac de médecine !

Exercer la profession de médecin en Tunisie, sans jamais avoir mis les pieds dans une fac de médecine !
Une orgie d’annonces publicitaires, capturées sur un seul média, en rapport avec l’exercice illégal de la médecine !
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Pour exercer la profession d’un « docteur en médecine », il suffit de s’installer en Tunisie et… peu importe les diplômes. Ceci en montant, comme s’il s’agissait d’une simple gargote, un « cabinet » donnant pignon sur rue à la vue de tous, surtout celles du Conseil de l’ordre des médecins et du ministère de la Santé. Point de diplômes requis, ni de code de déontologie à respecter, ni assurance, ni la moindre garantie en cas de catastrophe. Et des catastrophes, il y en a eu une, récemment dans la région de Bizerte, qui fut fatale à une personne décédée entre les mains d’un charlatan !

Pour rappel, l’article premier de la loi n°91-21 du 13 mars 1991 soumet l’exercice de la profession de médecin et de médecin dentiste à l’obligation d’ : « être titulaire d’un diplôme de docteur en médecine ou médecine dentaire ou d’un diplôme admis en équivalence » et d’ « être inscrit au tableau de l’ordre des médecins ou des médecins- dentistes ».

Sans ces conditions, l’on tombe dans ce que la même loi qualifie d’« ‘exercice illégal de la médecine ou de la médecine dentaire ». C’est-à-dire « toute personne qui, sans remplir toutes les conditions prévues [par la loi], procède habituellement et de quelque façon que ce soit, à l’établissement d’un diagnostic ou au traitement de maladies ou d’affections chirurgicales, congénitales ou acquises, réelles ou supposées, par actes personnels, consultations verbales ou écrites ou par tout autre procédé ».

Cet exercice illégal de la médecine est puni d’un « emprisonnement de 6 à 12 mois [et/ou] d’une amende de 2000 à 5000 dinars. La récidive est punie d’un emprisonnement de 12 à 18 mois et d’une amende de 5000 à 15000 dinars ». En outre, l’usurpation de la qualité de docteur en médecine est punie de deux ans d’emprisonnement et 240[!?] dinars d’amende conformément aux dispositions de l’article 159 du Code pénal.

De même, l’exercice de la pharmacie est strictement encadré en Tunisie par de très nombreux textes, notamment par la loi n° 73-55 du 3 août 1973, fixant les conditions relatives aux diplômes requis afin de pouvoir s’inscrire auprès du Conseil de l’ordre des pharmaciens.

La loi n°91-21 du 13 mars 1991, comme celle du 3 août 1973, font du Conseil de l’ordre des médecins ainsi que celui des pharmaciens les dépositaires de la confiance des citoyens en ces ordres afin de veiller avec rigueur sur les prétentions de quiconque à exercer lesdites professions.

Pour le Conseil de l’ordre des médecins, l’article 8 de loi du 13 mars 1991 lui donne, du reste, des moyens juridiques à la hauteur de cette confiance. Cet article dispose, en effet, que « pour les cas d’exercice illégal de la médecine ou de la médecine dentaire, le Conseil national de l’ordre concerné peut saisir les tribunaux par voie de citation directe, sans préjudice de la faculté de se porter, s’il y a lieu, partie civile dans toute poursuite intentée par le procureur de la République ».

Or, qu’observe-t-on ? Une passivité littéralement choquante de la part du Conseil de l’ordre en question face à cette prolifération, sans précédent en Tunisie, de personnes proclamant prodiguer des actes et des diagnostics qui relèvent de l’exercice illégal de la médecine.

Empêtrée dans ses querelles internes, l’institution ordinale semblerait plutôt tournée à rendre la vie difficile aux jeunes médecins désirant s’installer, comme ceux qui envisagent de créer des cliniques. La santé des Tunisiens, victimes de charlatans, semble lui importer pour si peu !

Avec cette prolifération des charlatans, des drames sanitaires doivent sûrement avoir lieu quotidiennement par manque de soins, diagnostics délirants, prescription de substances contre-indiquées, etc. Dans certains cas, comme celui récent dans la région de Bizerte, cela a même été fatal. Tout ceci, nous n’insisterons jamais assez, au vu et au su de tous !

Mais cette passivité coupable ne relève pas uniquement du Conseil de l’ordre, elle relève également des services du ministère de la Santé. L’article 7 de la loi mentionnée impose une « quasi-obligation » d’agir afin de mettre un terme aux infractions relatives à l’exercice illégal de la médecine. Celles-ci « sont recherchées et constatées –énonce l’article 7- par les officiers de police judiciaire ainsi que par les agents dûment assermentés des services d’inspection du ministère de la Santé publique, qui en dressent procès-verbaux […]. Les agents susvisés des services d’inspection du ministère de la Santé publique et les officiers de police judiciaire adressent sans délai –insiste le même article- leurs procès-verbaux au procureur de la République territorialement compétent […] ».

Or, malgré la réglementation en vigueur, l’ampleur orgiaque des annonces sur certains médias relative aux infractions d’exercice illégal de la médecine nous fait prenser qu’il suffit de commencer par « si Dieu le veut » ou « par la grâce de Dieu » pour que tout devienne permis, y compris la mise en danger de la santé et de la vie d’autrui. On n’exerce plus la profession de médecin suite aux qualifications universitaires et administratives requises, mais désormais on « guérit » les malades « par la grâce de Dieu », y compris et surtout, des maux les plus pernicieux !

Il ne s’agit pas ici de s’en prendre à la religion, ni à ceux qui y croient, ni à ceux qui consultent les vendeurs d’espoir dans la grâce divine. Le problème posé ne concerne nullement la religion. Il est d’ordre réglementaire.

Il est vrai, cependant, que l’un des domaines de prédilection des charlatans, des escrocs et des gourous de tout acabit, c’est celui qui leur permet ce positionnement sur le terrain de la foi afin d’agir en toute impunité, en narguant le bon sens, l’État et ses services sociaux.

Ces personnages arrivent à narguer le bon sens parce que la liberté de croyance étant une liberté fondamentale, il n’appartient ni à l’État ni à la loi d’en apprécier le contenu afin de la valider ou de l’invalider. Dans une démocratie, la liberté de croyance est totale aussi longtemps qu’elle ne porte pas atteinte aux droits d’autrui, aux lois et règlements en vigueur, aux droits de l’Homme et libertés fondamentales, à la notion « fourre-tout » d’ordre public et, d’une façon générale, à l’abus frauduleux d’un état d’ignorance ou de faiblesse des individus.

Ceci signifie également que toute personne peut prétendre aux pouvoirs surnaturels, à la « guérison » des âmes (mais non des corps, cela relève de la médecine), à l’intercession auprès des divinités, etc. De même, chacun est libre de croire ou de ne pas croire à de telles prétentions, aussi absurdes soient-elles aux yeux de quelques autres. Ce qui en apparence ressemble à une faille de la liberté de croyance, incarne en réalité le socle même de sa force, en ce qu’il est porteur de l’exclusion fort justement d’une quelconque autorité investie de la « validé contraignante » du contenu du message de la foi. Et c’est à cette limite déterminante que se heurtent toutes les législations démocratiques de lutte contre les sectes, y compris malfaisantes. Franchir cette limite, mettrait l’État dans la peau d’une super « secte officielle » ; en somme dans la peau d’une dictature religieuse, car littéralement dictant ce qui relève de la vérité religieuse ou non. C’est pourquoi les arsenaux juridiques dont se pourvoient les États démocratiques pour lutter contre les dérives des sectes et charlatans ne se basent pas sur le terrain de la confrontation avec le fait religieux, mais sur les infractions collatérales (mentionnées plus haut) qu’il engendre (1).

Et précisément, il a été décidé par le législateur Tunisien depuis fort longtemps que, dans ce pays, n’exercent la profession de médecin que ceux qui ont les qualifications requises par la loi. Tous ceux qui contreviennent à ces obligations légales commettent l’infraction d’exercice illégal de la médecine, voire de la pharmacie. Ils sont dès lors passibles de peine de prison et d’amende. On ne discute ni de la foi du « gourou », ni celles des crédules, ni celles des désespérés. Libre à chacun, encore une fois, de croire ce qu’il veut ; pour autant, les actes médicaux relèvent du seul monopole des professionnels de la santé dûment agréés, même lorsqu’il s’agit de charlatanerie médicale, à l’instar de l’homéopathie (hélas cautionnée par certaines académies de médecine).

Devant la situation qui prévaut actuellement, il existe une lourde responsabilité, tant morale que juridique, qui pèse sur les services de l’État et les conseils de l’ordre des professions de santé. Pour le conseil de l’ordre des médecins, garant du respect des 123 articles du code de déontologie médicale, il nous semble que cette déontologie commence également par le fait de faire respecter les conditions d’exercice de cette profession, en utilisant tous les moyens que la loi met à sa disposition pour préserver les personnes vulnérables des atteintes à leurs vies et à leurs santés. Or, en l’état actuel de la passivité du conseil en question, nous sommes davantage proches du fait de la « non-assistance à personne en danger » que d’une conception plus rigoureuse de la déontologie médicale. Sinon, nous ne voyons pas comment qualifier autrement le fait de laisser entre les mains des escrocs et des charlatans “des personnes en situation de faiblesse, entre autres, par leur état d’ignorance ou leur particulière vulnérabilité due à l’âge, à la maladie, à une infirmité, à une déficience physique ou psychique”.

 
Riadh Guerfali (@astrubaal)
http://nawaat.org/
Le samedi, 14 décembre 2013

 



(1).- C’est ce qui explique du reste, pour l’exemple français, l’intitulé même de la loi n° 2001-504 du 12 juin 2001, qualifiée de « loi tendant à renforcer la prévention et la répression des mouvements sectaires portant atteinte aux droits de l’homme et aux libertés fondamentales ». Ce que sanctionne le nouvel article 223-15-2 du code pénal introduit, c’est, entre autres, « l’abus frauduleux de l’état d’ignorance ou de la situation de faiblesse soit d’un mineur, soit d’une personne dont la particulière vulnérabilité, due à son âge, à une maladie, à une infirmité, à une déficience physique ou psychique ou à un état de grossesse, est apparente et connue de son auteur, soit d’une personne en état de sujétion psychologique ou physique résultant de l’exercice de pressions graves ou réitérées ou de techniques propres à altérer son jugement, pour conduire ce mineur ou cette personne à un acte ou à une abstention qui lui sont gravement préjudiciables ».

Dans le même sens, c’est par le biais des Infractions d’exercice illégal de la médecine ou de la pharmacie prévues par les articles L. 4161-5 et L. 4223-1 du code de la santé publique que charlatans et gourous se retrouvent derrière les barreaux. Leurs messages religieux ne relèvent pas de l’appréciation de la loi.