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Jeudi dernier, lors de la première réunion de la Commission des finances après la reprise des travaux de l’ANC. Les membres de la commission des finances se sont réunis avec une délégation de la Banque mondiale : Shanta Devorajan, nouvel économiste en chef de la BM pour la zone MENA, Antonio Nucifera, économiste en chef de la BM chargé de la Tunisie, ainsi que Erik Churchill, chargé des relations externes de la BM en Tunisie.

Prévue pour 15h00, la réunion a commencé à 15h30 par une allocution de Ferjani Doghmane, président de la Commission des finances, de la planification et du développement. La quorum exigé par l’article 52 du règlement intérieur de l’ANC était atteint et les membres de la délégation de la BM étaient présents.

Ferjani Doghmane a passé ensuite la parole à Shanta Devorajan, en souhaitant que la discussion avec les députés « soit franche ». Ce dernier commença à parler des « distorsions » de l’économie tunisienne et des « problèmes structurels non résolus ».

Quelques minutes après avoir pris la parole, le nouvel économiste en chef de la BM pour la zone MENA a commencé à aborder la question des subventions: « Il est clair qu’il y a des subventions de carburant dans ce pays… A peu près 3% du PIB. » Il s’en est suivi un discours pendant lequel il a exposé une multitude d’arguments soutenant la thèse que les subventions sont nuisibles à l’économie tunisienne, comme le fait que les subventions de l’énergie encouragent les industries énergivores et l’utilisation des technologies intensives en énergie. Shanta Devarajan a même fait le lien entre le chômage et les subventions en déclarant que les subventions de l’énergie « amplifient les problèmes de l’emploi ». Il a rappelé encore une fois le fait que les subventions représentent 3% du PIB, en comparant cette fois-ci ce chiffre avec celui du déficit budgétaire en disant que celui ci atteint les 6%, ce qui signifie selon lui que les subventions de l’énergie « représentent la moitié du déficit budgétaire ».

« Quelle est donc la solution ? »

Shanta Devarajan entame la deuxième phase de son discours, pendant laquelle il demande officiellement aux membres de l’ANC, vu qu’ils « représentent la majorité des Tunisiens », de créer un consensus politique qui permette de remplacer la politique de subvention par un système de transfert direct. « Cette refonte va aider la majorité des Tunisiens. Je suis sûr que je peux vous montrer n’importe quelle analyse qui soutient cette proposition », dit-il, sans en présenter aucune.

La parole est ensuite passée aux membres de la commission. Fattouma Attia, député Ennahdha, a été la première à prendre la parole. Après une longue allocution sur sa vision des problèmes économiques de la Tunisie, elle s’est adressée à la délégation de la Banque mondiale : « Comment voyez-vous, en tant que responsable du FMI, les solutions au problème du déficit budgétaire ? ». Ce n’était nullement un lapsus. Elle croyait que ses interlocuteurs étaient du FMI. Cette confusion a été sans doute amplifiée par les nombreuses similarités entre le discours et les recommandations données par le FMI et la BM.

Plusieurs interventions se succédèrent après, pendant lesquels chaque député est revenu sur les problèmes de l’économie tunisienne. Mais tous ont exprimé leurs souhaits que la question de la réforme du système de subventions soit reportée après les élections, vu le fait que cela pourrait aggraver l’instabilité politique.

Au cours de ces interventions, les membres de la Commission des finances ont présenté plusieurs critiques sur les recommandations et sur l’approche même de la Banque mondiale. Ferjani Doghmane, président de la commission, posa par exemple une réflexion sur le rôle de la croissance : « Est-ce que la croissance a servi l’économie tunisienne ? Ou est-ce qu’elle a servi une frange de la population ou toute la population ? »… Quant au problème de fonctionnement de l’économie tunisienne, il en attribua les causes à des problèmes d’ordre politique et non pas économique.

Mounir Ben Hnia, quand à lui, commença son intervention en rappelant le rôle qu’avait joué la Banque mondiale vers la fin des années 1980 dans l’implémentation du plan d’ajustement structurel (PAS) de 1986 et dans la détermination des choix de politique économique. Il est ensuite revenu sur la comparaison faite par Shanta Devorajan entre le volume de la caisse de compensation et l’ampleur du déficit budgétaire : « Le déficit est de 6% du budget alors que le budget de la caisse de compensation est de 3% du PIB. » Le fait que ni l’économiste en chef de la BM, ni le membre de la commission des finances de l’ANC n’aient donné la valeur exacte de la part des subventions dans le budget de l’Etat n’est qu’une preuve d’une mal-compréhension du système causée par le manque de transparence. Ben Hnia a également parlé du problème de la difficulté de faire une détermination exacte des familles nécessiteuses.

Abderrazak Khallouli, arrivé en retard, posa à la délégation de la Banque mondiale une question simple, mais pertinente : « Est-ce qu’il y a un plan d’action […] pour la Tunisie ? » … Il a explicité ensuite sa volonté de savoir « quels sont les grandes lignes et les grands axes de l’action de la Banque mondiale au niveau de notre économie ».

Shanta Devarajan repris la parole et a commencé par répondre à la question du rôle de la Banque mondiale dans l’élaboration et l’implémentation de l’ajustement structurel. Il a d’abord admis que ces ajustements n’avaient pas marché. Mais, selon lui, ce n’était pas la faute ni du FMI, ni de la Banque mondiale. Il expliqua la défaillance des PAS par le fait que « les pays qui ont échoué dans leurs ajustements structurels n’ont pas mis en oeuvre les ajustements structurels » recommandés par les institutions financières internationales, vu le manque de consensus autour de ces réformes. « Même si un pays essaye de les faire, le pouvoir est renversée l’année suivante », dit-il. Devarajan admit également que, parmi les importantes causes de l’échec des PAS, il y avait le fait que ces politiques là venaient de Washington et étaient imposées sans qu’il y ait une appropriation par les citoyens des pays concernés.

De retour sur la question de la caisse de compensation, Devarajan a essayé de résumer la prise de position des membres de la Commission des finances en concluant qu’ils « sont d’accord sur l’analyse, mais la situation politique est trop fragile », ce qui appelle à repousser la réforme jusqu’à ce qu’il y ait plus de stabilité politique. Pourtant, et contrairement à ce que Devarajan avait promis, aucune analyse n’a été présentée à ce jour aux députés, ni aucun document n’a été distribué durant l’entrevue !

En essayant de convaincre les députés du fait que cette réforme n’est pas aussi nuisible à la majorité de la population tunisiennes que cela le paraît, Devarajan rappela que la réforme ne consistait pas à supprimer simplement les subventions, mais plutôt à les replacer par un transfert direct d’argent à la classe pauvre. En ce qui concerne la classe moyenne, qui selon les chiffres de l’INS bénéficie de 60% du budget de la caisse de compensation, Devarajan n’a pas proposé de solution. Il a simplement déclaré que pour la classe moyenne, la Banque mondiale pourra discuter avec les députés quelle sera la proportion de la classe moyenne qui pourrait être protégée. « Il est possible de protéger une partie de la classe moyenne », dit-il, « mais on ne doit pas protéger tout le monde car ça ne permettra pas d’épargner de l’argent. »

En réponse à la question concernant un plan de la Banque mondiale pour la Tunisie, Shanta Devarjan nia l’existence d’un tel plan. « Notre plan d’action est de faire de l’analyse sur l’économie tunisienne et de montrer l’évidence pour que les décideurs comme vous [les députés] puisse faire un plan d’action. »

Ce fut ensuite le tour de Tarek Laabidi, député Ettakatol, de ré-insister sur le fait que les députés ne désiraient pas discuter du sujet de la suppression des subventions, vu l’instabilité politique actuelle, tout en dénonçant l’acharnement de la Banque mondiale sur ce sujet.

La parole a été ensuite donnée a Mabrouka Mbarek du CPR. Elle a commencé par dénoncer les pressions exercées par les institutions financières internationales et les lobbies. Elle rappela que la raison pour laquelle l’ANC avait été élue n’était pas de faire passer des réformes structurelles. « Vous êtes ici parce que vous êtes frustrés du fait que les réformes sont bloquées », a-t-elle dit en donnant l’exemple de la loi sur les Partenariats public-privé (PPP), qui est bloquée à l’ANC depuis des mois. « Les PPP, ça vient de Tunis ? Non ! Ça vient de Deauville … Les codes d’investissement, ça vient de Tunis ? Non ! Ça vient de Deauville ! La suppression des subventions, ça vient de Tunis ? Non ! Ça vient de Deauville …» C’est ainsi qu’elle a rappelé que les réformes qu’on essayait d’imposer à l’ANC n’étaient pas le fruit du travail des gouvernements tunisiens, comme on voulait le faire croire à l’opinion publique. « Il n’y avait ni Ennahdha, ni Ettakatol, ni le CPR à Deauville », déclara-telle. « Il n’y avait que Beji Caïd Essebsi », ajouta-t-elle. Elle a également rapporté que dans son livre, “La route du Jasmin”, Jaloul Ayed, ancien ministre des Finances, avait raconté que même le nom “Plan Jasmin” par référence au plan économique qu’on cherchait à tout prix à imposer à la Tunisie venait du président de la Banque mondiale lui-même.

En réponse à Mabrouka Mbarek, Antonio Nucifera nia le fait que ce soit la Banque mondiale qui soit derrière les PPP. Il attribua cela à l’Union européenne. Shanta Devarajan quant à lui, nia le fait que les réformes venaient de Deauville. « Oubliez Deauville ! », dit-il.

De retour sur la question de la caisse de compensation, Lobna Jeribi a déclaré qu’il était impossible de réaliser des réformes sans consensus et sans union nationale. Quant aux PPP, elle a admis que les PPP, tels qu’ils étaient conclus, pourraient avoir un impact négatif sur l’économie tunisienne, vu l’excès de corruption et le manque de transparence. Elle finit donc par suggérer de développer un PPP qui prenne en considération les caractéristiques de l’économie tunisienne.