Le samedi 24 août 2013, le Front du salut national* et les 60 députés en retrait ont commencé la campagne “Erahil” (Le départ) pour appeler à la démission du gouvernement Laaridh et à la dissolution de l’Assemblée nationale constituante. Pendant une semaine, ils sillonneront la Tunisie pour un soutien populaire. Le même jour, nous étions à Sidi Bouzid, berceau de la révolution tunisienne. Nous cherchions le bureau régional d’Ennahdha. Chassé d’un endroit à un autre, le parti islamiste ose de moins en moins afficher ses enseignes et pancartes.

Un propriétaire d’un immeuble : “Louer à Ennahdha peut m’apporter des problèmes”
Le 24 août 2013. Sidi Bouzid Crédit photo Lilia Weslaty

Il est midi et il fait fait 41°C à Sidi Bouzid. Nous cherchons le bureau régional du parti islamiste Ennahdha, parti au pouvoir qui détient la majorité des sièges à l’Assemblée nationale constituante suite aux élections du 23 octobre 2011 en Tunisie. “Ils ont changé de local, à 2 km plus loin du centre ville“, nous indiquent quelques habitants. Nous partons dans la direction qu’on nous a conseillée. Arrivés sur place, nous passons derrière le bureau de poste où se trouve un immeuble neuf. Ennahdha s’y serait installée.

Au rez-de-chaussée, dans une cafétéria, deux hommes nous accueillent. Le plus âgé, la zbiba (trace de prière) sur le front et une barbe bien entretenue, nous dit qu’il n’y a rien à voir ici : “Ennahdha est partie“. Nous demandons confirmation auprès de quelques rares passants dans cette zone en pleine construction. L’homme nous rejoint hors de la cafétéria. “Vous ne me croyez pas ? Je vous dis qu’ils sont partis. Ennahdha n’est plus là“, nous affirme-t-il. Nous saurons plus tard que cet homme est le propriétaire de tout l’immeuble.

Au mois de juillet dernier, Ennahdha est venue ici. J’ai eu quelques désaccords avec eux. Ils voulaient mettre leurs slogans et pancartes sur la devanture, chose que j’ai refusée. Il y a des bureaux d’avocats, de médecins, etc., dans mon immeuble, je ne veux pas qu’ils aient des problèmes à cause d’Ennahdha. De surcroît, le 25 juillet, il y a eu l’assassinat de Mohamed Brahmi. Je leur ai alors demandé de partir.

Mohamed Brahmi, l’un des leaders du Front populaire, est l’enfant de la région. Sa famille, notamment ses soeurs, a motivé la population à sortir manifester lors des premiers jours de la Révolution. D’après son épouse Mbarka Brahmi, “c’était un homme très pieux, qui a fait trois fois le pèlerinage à La Mecque, neuf fois la Omra (petit pèlerinage), mais qui n’aimait pas l’ostentation et le marchandage de la religion en politique comme le fait Ennahdha, le parti qui s’est accaparé l’islam pour faire passer sa politique de terreur“, nous avait-elle confié le 26 juillet, au lendemain de l’assassinat de son époux.

Sa sécurité menacée, Ennahdha installe une porte en fer pour se protéger

Nous retournons au centre-ville et demandons encore où se trouve le local du parti. Les habitants que nous avons questionné l’ignorent. Un mécanicien demande à son ouvrier : « Tu saurais où se trouve leur bureau, toi ? » Le jeune homme ne semble pas le savoir.

Ali Abidi, un jeune blogueur de 21 ans, nous interpelle dans la rue : « Moi je saurais vous le dire, je vais vous y conduire ! », nous propose-t-il avec le sourire. Nous le suivons et découvrons que le parti s’est réinstallé dans son ancien local, au centre ville, qu’il avait quitté il y a quelques mois. Devant l’immeuble, il n’ y a aucune pancarte ou écriteau qui indique la présence d’Ennahdha, alors qu’on en voyait de très grands dans tout le territoire avant et après les premiers mois des élections du 23 octobre. Seule l’enseigne du parti “Al Baath” est visible.

Porte d’entrée du bureau régional d’Ennahdha à Sidi Bouzid centre. Crédit photo : Lilia Weslaty

Nous entrons dans l’immeuble et montons les escaliers. Toutes les portes sont en bois sauf une, en fer. Sur les six côtés nous remarquons le ciment fraîchement coulé. C’est une nouvelle porte, pour plus de sécurité de toute évidence.

Comme vous le voyez, la situation sécuritaire n’est pas stable dans le pays. Bien que nous soyons un parti au pouvoir, nous avons beaucoup de difficulté à pratiquer l’un des droits les plus élémentaires : la liberté. Vous voyez, vous avez eu, vous-même, du mal à trouver notre local … déplore Jamal Rahmani, membre du bureau régional d’Ennahdha à Sidi Bouzid

“Des leaders du Front populaire et de Nidaa Tounes sont responsables de notre exclusion”

Après la réunion populaire d’Ennahdha dans une salle louée, nous avons rencontré M. Rahmani. Il s’est plaint à plusieurs reprises des discours d’exclusion contre Ennahdha, accusant illico “les leaders du Front populaire“.

Ils disent que “chaque responsable Ennahdha dans l’administration doit sortir” ; ça veut dire quoi ça ? C’est un discours d’incitation à la sédition, à l’exclusion d’une grande partie des Tunisiens ! Il y a aussi Taher Ben Hassine (membre de Nidaa Tounes et propriétaire de la chaîne de télévision Al Hiwar), surtout depuis cette campagne de #Erahil

D’après M. Rahmani, chargé du développement au bureau régional d’Ennahdha à Sidi Bouzid, sa ville a régressé au 22e rang sur le plan du développement régional alors qu’elle était troisième avant. La sécurité n’est plus ce qu’elle était avant. Depuis des mois, plus d’une trentaine de locaux du parti Ennahdha ont été visés dans le berceau de la révolution tunisienne.

Sur onze locaux d’Ennahdha à Sidi Bouzid, trois ont été incendiés : ceux des délégations de Menzel Bouzayen, Meknessi et Mazouna. Nous subissons de multiples agressions. À Menzel Bouzayen, Nasser Zarii, membre du bureau régional, a été frappé. Le 29 juillet également, nous avons été agressés par des jets de pierres lors d’une marche pro-légitimité devant le gouvernorat. Alors que nous, nous n’utilisons jamais les jets de pierres. Il y a des gens pour la liberté et d’autres qui sont contre ! assure-t-il.

Quand nous avons voulu savoir ce que le partisan d’Ennahdha pensait du discours de Sahbi Atig, chef du bloc parlementaire, qui a appelé le 13 juillet à répandre le sang de ceux qui “pensent s’opposer à la légitimité”, M. Jamal Rahmani a rétorqué : “c’est un discours inacceptable“.

Considère-t-il ce discours qui a précédé l’assassinat et la marche d’Ennahdha comme de l’incitation à la violence et au meurtre ? M. Rahmani, gêné, esquivera la réponse en réitérant l’euphémisme d’ “inacceptable“.

Régueb : les salafistes intégristes, maîtres des lieux

local nahdha à rgueb
Bureau d’Ennhdha à Régueb, près de la mosquée salafiste Al Hidaya. Crédit photo : Lilia Weslaty

À trente-cinq kilomètres au sud de Sidi Bouzid, dans la délégation de Régueb, les membres du bureau régional d’Ennahdha ont dû déménager aussi : de l’entrée du village vers son centre, à quelques mètres de la mosquée salafiste intégriste. Au centre du gouvernorat, aucune pancarte ou enseigne n’indique la présence du parti islamiste. « Ici, ce sont les salafistes qui sont maîtres », témoigne le jeune Ali Abidi.

Ce dernier nous raconte ses déboires et les menaces de mort et d’agressions qu’il reçoit continuellement à cause de ce qu’il écrit sur quelques sites internet.

Ennahdha doit partir, je suis contre sa politique. Je ne vois pas du développement ici, ni les droits des martyrs. Nous ne savons encore rien des snipers qui les ont tués.” réclame-t-il

Sur l’un des murs des bâtiments de Regueb, il a furtivement écrit un tag ” Commerçants de la religion“. “Ce ne sont pas Ansar Chariaa ou les salafistes qui me menacent, ce sont les partisans d’Ennahdha, c’est mon oncle qui l’a dit“, assure-t-il. Pourtant, en passant devant la mosquée salafiste à Régueb, il se penche pour cacher sa tête. Il a peur d’être aperçu par les salafistes…

Il y a quelques mois, en février, Ali est allé à une autre mosquée salafiste dans le centre de la ville, communément appelée CNR, réputée pour son extrémisme à Sidi Bouzid également .

Mosquée cnr salaf
Mosquée Assad Ibn Fourad (appelée CNR) salafiste intégriste au centre du gouvernorat de Sidi Bouzid

J’y étais pour écouter cheikh Yaacoub Chihi, l’un des partisans du parti communiste dans les années 80, qui est devenu salafiste. J’ai fait ma prière pour saluer la mosquée et après je voulais enregistrer le prêche, vu que c’était important et insolite, un ex-communiste converti en salafiste. Certains qui lisent mes articles et savent que je suis contre la politique d’Ennandha m’ont vu. Ils ont été agressifs à mon égard, sauf quelques uns. Ils m’ont traité de mécréant. Ils m’ont pris mon téléphone et j’ai été retenu là-bas plus d’une heure…

Ali nous a fait écouter des menaces qu’il a enregistrées sur son téléphone: “Si tu viens à Régueb, nous te casserons la gueule !” disait la voix. Le jeune homme n’a pas porté plainte, car il n’a pas confiance en la justice. Depuis six mois, il n’est pas retourné chez lui. Coincé à Tunis, il évitait de rentrer à Régueb où des salafistes extrémistes le guettent.

Ils ont même hissé leur drapeau noir d’Al Qaida à Régueb. C’est absurde, c’est le drapeau national qui doit y être s’indigne-t-il.

Pour l’UGTT à Sidi Bouzid, le laxisme d’Ennahdha envers les hors-la-loi a menacé la paix sociale

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Nacer Dhahri, membre du bureau exécutif régional de l’UGTT à Sidi Bouzid  –  24 août 2013. Crédit Photo : Lilia Weslaty

Dans le local de la centrale syndicale à Sidi Bouzid, les portes étaient grandes ouvertes, contrairement à celles d’Ennahdha. Pour Nasser Dhahri, instituteur et membre du bureau exécutif : « L’UGTT a décidé la désobéissance civile, la dissolution du gouvernement et de l’Assemblée nationale constituante, et la non reconnaissance de toutes les institutions qui lui sont reliées. » 

Rappelons que, à l’opposé de ce qu’avance M. Dhahri, l’UGTT est officiellement contre la désobéissance civile et la dissolution de l’ANC. Mais le discours à Sidi Bouzid semble tout autre.

L’Assemblée doit être dissoute car c’est à Montplaisir, siège d’Ennahdha à la capitale Tunis, que le sort de tout le pays est décidé, et non pas à l’Assemblée constituante que nous avons élue. C’est pour cela qu’elle doit être dissoute. Son rôle, maintenant, est limité à réaliser un agenda politique, celui d’Ennahdha, qui se contredit avec la révolution. Cette assemblée a dévié de son rôle naturel.

Pour lui, ce gouvernement « crée une atmosphère qui exhorte au terrorisme, au meurtre et à la guerre civile, et menace la paix sociale, surtout depuis l’assassinat du leader du Front populaire Chokri Belaïd » , le 6 février 2013.

Cette Assemblée, au lieu de mettre un terme à ce laxisme du gouvernement, a prolongé encore plus la crise et encouragé l’impunité. C’est pour cela que l’ANC et le gouvernement doivent être dissous. nous explique M. Nacer Dhahri avec conviction.

Ali Labidi
Ali Abidi, posant près du mémorial de la charrette de Mohamed Bouazizi à Sidi Bouzid, le 24 août 2013. Crédit photo : Lilia Weslaty

Nous passons devant quelques tags encore présents depuis le soulèvement populaire du 17 décembre 2010. Car ici, personne ne parle du “14-Janvier” comme à Tunis, à 265 kilomètres au nord. À quelques pas du gouvernorat où s’est immolé Mohamed Bouazizi, le vendeur de légumes, un mémorial rappelle ce jour où cet incident est devenu le déclencheur du printemps arabe, aujourd’hui menacé par la montée de l’extrémisme religieux.