Les articles publiés dans cette rubrique ne reflètent pas nécessairement les opinions de Nawaat.
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Photo crédit: AFP/GIANLUIGI GUERCIA

Ce vers de Racine résume la situation politique actuelle en Tunisie. C’est la même interrogation d’Athalie terrassée par un songe que se sont posée et se posent chez nous les politiques et les activistes de tous bords pour en évaluer les conséquences.

Et d’abord le gourou des Frères musulmans qui vient de démontrer, en bon réaliste, qu’il ne pouvait ignorer, non seulement le prix de la peur, mais aussi son salaire. Aussi, en stratège qu’il faut être, il est désormais prêt à payer le prix de la peur pour espérer recevoir en contrepartie son salaire.

Il authentifie ainsi ce qui ne faisait plus mystère depuis quelque temps au grand dam de ses plus fidèles appuis, notamment le CPR : la grande alliance avec son grand rival, Nidaa Tounes.

Le grand manitou de ce dernier en est ainsi quitte pour les frayeurs endurées d’une exclusion définitive de la scène politique dont il peut se considérer, à bon droit, être un des monstres sacrés. Certes, il a beau répéter qu’il ne doutait pas que la fameuse loi d’exclusion, à laquelle il savait bien ne tenir plus particulièrement que le président de la République et son parti, n’aura finalement pas l’aval de son rival islamiste. Car, en animal politique, il ne pouvait ignorer à quel point Nahdha a réussi à vassaliser le CPR qui, s’il reste extérieur à son giron tout en tournant parfaitement dans son orbite, c’est purement pour des raisons politiciennes de stratégie ou de tactique.

De fait, le parti Nahdha s’est appuyé sur la veine révolutionnaire en ce parti, jusqu’au-boutiste même chez certains, pour contrebalancer auprès de ses militants ses velléités réalistes. Ainsi, laissant au CPR le rôle de cultiver vainement une intransigeance officiellement appuyée, il avait tout loisir de s’adonner à son péché mignon d’avoir en catimini plusieurs fers au feu.

Peut-on lui reprocher cette pratique classique de la politique lorsque ses adversaires en face y ont aussi recours ? Puis, la volonté de garder le pouvoir, tout comme l’envie de le conquérir, résistent-elles aux valeurs que l’on affiche ? Ne sait-on pas qu’il existe, dans toute organisation, la loi parfaitement vérifiée que les valeurs d’origine ne comptent plus quand il s’agit de vivre ou de durer, sauf à y revenir pour espérer une résurrection au moment du trépas ?

S’il y a un tort que l’on peut adresser à la troïka gouvernante, c’est bien moins au parti dominant en son sein qu’à ses partenaires supposés être de gauche, surtout au CPR. Il était évident que le géant islamiste avait des pieds d’argile, car il ne pouvait gouverner sans l’apport et surtout la caution morale de ses deux partenaires. Or, ceux-ci n’ont jamais assez cru en leurs moyens, s’inclinant assez facilement au moindre froncement de sourcil du gourou qui était passé maître en ce jeu avant que la peur ne le gagne enfin. On a ainsi laissé passer une occasion en or pour infléchir la politique nahdhaouie vers moins d’arrogance idéologique, plus de respect des libertés et des valeurs universelles des droits de l’Homme.

Sur ce plan, c’est le parti du président de la République, militant avéré naguère de ces droits, qui assume assurément le plus de responsabilités, car il avait une carte en or qu’il pouvait et devait jouer, et qui était de nature à tirer le tapis sous les pieds de son grand partenaire. En effet, du fait de ses principes fondateurs, se présentant comme cette ambition de symbiose réussie entre l’islam politique et la démocratie, le CPR pouvait se positionner comme le véritable représentant et défenseur de l’islam authentique, loin de la caricature qu’en a donnée Nahdha. Il aurait ainsi permis d’épargner au pays les soubresauts et drames qui l’amènent enfin à la situation actuelle du nécessaire compromis.

C’est donc bien de composition et d’accommodement que la Tunisie a besoin et qu’elle semble finir par y arriver. Pourtant, à cause de l’intransigeance idéologique des uns et de l’aveuglement politique des autres, de l’ambition démesurée comme de l’avidité de certains aussi, on a heurté et violenté une des caractéristiques majeures en ce pays, qui est la modération faite d’un sens véritable du compromis.

S’il a fallu autant de temps pour revenir aux fondamentaux de la Tunisie, c’est que la peur a pris le dessus chez nos élites. Toutefois, ce n’était pas encore cette peur salutaire à laquelle nous assistons aujourd’hui, mais la peur arrogante qui fait de l’autre un ennemi implacable dont l’exclusion est synonyme de survie.

Car la peur est nécessaire pour l’homme, elle lui permet de vivre et de survivre, et ce à la condition d’être assumée, et donc mesurée. Nier ses frayeurs, c’est être incapable de les maîtriser pour se lancer dans la fuite en avant du rejet de sa cause profonde amenant au rejet d’autrui. Par contre, assumer ses peurs, c’est en chercher les origines, y compris en adoptant un regard moins belliqueux sur ses ennemis, pour réussir finalement à y voir l’humanité qui se cache derrière le masque de l’adversité. Or, ce dernier, lorsqu’il est monstrueux, ne l’est qu’à la mesure de la monstruosité même de la peur qui en est la cause.

Que l’on cultive donc un peu mieux en nous l’aménité plutôt que la haine d’autrui ! Que l’on y voie cette autre face de soi-même, puisqu’on n’existe que dans et par le regard de notre prochain ! Alors, on réussira bien mieux à se libérer de nos frayeurs enfantines.

La politique en Tunisie semble enfin distinguer ses adultes prêts à dépasser leurs antagonismes et à se supporter mutuellement faute de cohabiter et coexister dans un vivre-ensemble paisible qui est la marque suprême de la démocratie. Que ceux qui refusent cette issue sachent qu’ils ne réagissent que tels des enfants ; et ils doivent savoir qu’en politique il n’est nulle place longtemps pour les gamineries.

Aujourd’hui, il est question, en Tunisie, d’âge adulte de la démocratie, appelé à rompre avec les enfantillages des extrémistes de tous bords, auteurs réels ou putatifs des drames et des tragédies.

Notons d’ailleurs que dans le passage d’Athalie dont on a pris le vers pour titre, la reine usurpatrice du trône de Jérusalem raconte le songe qu’elle a eu : la vision d’horreur d’un enfant lui plongeant un poignard dans le coeur. Ainsi était-il déjà question d’enfance, il y a plus de trois siècles, dans l’interrogation posée sur le théâtre qui se présente toujours comme une leçon d’actualité.

En Égypte, bien plus proche que nous des lieux du drame de Racine, les islamistes n’ont pas tenu compte de pareille leçon et ont joué volontiers aux fanfarons, allant jusqu’à faire de leurs peurs des motifs légitimes pour pratiquer une politique partiale d’exclusion ; et ils ont fatalement échoué.

En Tunisie, aujourd’hui, leurs frères réalisent qu’ils ont intérêt à être plus humbles et surtout à ne pas négliger ce qui fait la spécificité de l’homme, en même temps que son honneur : sa faiblesse foncière. Ils ont compris que c’est là une sûre façon de se préserver, éviter l’anéantissement. Fort logiquement, ils ont réussi au final à se faire violence, tenir compte de leur humaine peur afin d’accepter de communier avec leurs adversaires pris, depuis longtemps déjà, dans une peur équivalente d’anéantissement.

Certes, les partenaires et/ou adversaires des uns et des autres enragent d’une pareille évolution faisant fi des voeux et marques de fidélité d’antan, leur faisant découvrir leur intransigeance affichée comme n’étant que de l’enfantillage. À eux, alors, de savoir dominer leurs propres peurs et d’inventer une formule d’entente, cultivant leurs meilleurs sentiments entre ennemis encore déclarés, pour se comporter enfin en adultes eux aussi et finir en amis. Car ne l’oublions pas, l’époque est bien celle des communions émotionnelles.