DSC00371
Sit-in du Bardo

Des centaines de morts et des milliers de blessés : la semaine qui s’achève a été sanglante en Égypte. Et la crise égyptienne s’invite une fois de plus dans le débat politique tunisien alors que le dialogue entre pouvoir et opposition semble dans l’impasse. Comment l’opposition tunisienne, qui avait en grande partie soutenu la destitution du président égyptien Mohamed Morsi, le 3 juillet, réagit-elle à cette nouvelle explosion de violence ?
Alors qu’il régnait, jeudi 15 août au soir, un certain malaise au Bardo, les différents adversaires politiques se sont livré bataille par communiqués interposés. Reportage et analyse.

C’est un soir comme les autres au Bardo. Les sit-inneurs de la première heure côtoient les participants « occasionnels ». Des familles et de simples curieux, plus ou moins sympathisants, flânent sur la place. Des adolescents trompent l’ennui en regardant passer les filles. À l’abri des tentes, les grévistes de la faim se reposent, allongés sur des matelas, pendant que des vendeurs ambulants habillés aux couleurs nationales proposent pop-corn, barbes à papa et drapeaux tunisiens à un dinar.

Ce jeudi 15 août a pourtant été décrété « journée de deuil » en hommage aux morts en Égypte par les députés retirés de l’Assemblée nationale constituante (ANC), à l’issue d’une réunion d’urgence organisée le jour-même. L’enjeu ? Répondre aux inévitables accusations des partisans de la « légitimité » gouvernementale, à qui la tournure des événements en Égypte donne une bonne occasion de réaffirmer leur refus de former un gouvernement de salut national et de dissoudre l’ANC.

Il faut dire que la journée du mercredi 14 août a été particulièrement sanglante en Égypte, où l’armée a évacué de force les sit-ins occupés depuis la destitution du président Mohamed Morsi par les partisans des Frères musulmans. Selon l’Agence France Presse (AFP), les violences, ce jour-là, ont fait près de 600 morts et plus de 3 000 blessés dans tout le pays.

Les partis de la Troïka rappellent leur attachement à la « légitimité »

Sans surprise, le parti Ennahdha, solidaire de ses « Frères » égyptiens et tourmenté à l’idée qu’un « scénario à l’égyptienne » ne lui fasse perdre le pouvoir en Tunisie, a immédiatement réagi par un communiqué dénonçant le « massacre commis par les autorités putschistes » [ar]. Le ministre de la Santé, Abdellatif Mekki, membre du bureau exécutif d’Ennahdha, a surenchéri dans la soirée, déclarant au micro de Shems FM que l’opposition tunisienne était « responsable moralement des événements survenus en Égypte ».

Au sein de la Troïka, le Congrès pour la République (CPR) en a lui aussi profité pour rappeler son attachement à la « légitimité » : «Nous […] demandons de faire pression sur le pouvoir usurpateur [en Égypte] afin de se retirer et laisser la place en vue de l’achèvement du processus démocratique. […] Ce qui se passe dans le pays frère, l’Égypte, démontre avec force la nécessité de tenir au processus démocratique en cours en Tunisie en tant qu’unique moyen de préserver la stabilité, la sécurité et l’unité nationale », peut-on lire dans un communiqué publié le 14 août.

« Journée de deuil » pour les députés sit-inneurs

Nous allons continuer notre sit-in malgré toutes les tentatives de nous décrédibiliser et de nous diviser.

Il est 20h30 ce jeudi 15 août au Bardo, et l’élu de Nidaa Tounès Khemaïs Ksila, mégaphone à la main, s’exprime au nom de tous les députés retirés de l’ANC. Réitérant sous les applaudissements les revendications du sit-in – démission du gouvernement et dissolution de la Constituante –, il poursuit : « Nous saluons le peuple égyptien, qui est sorti dans les rues par millions pour remettre la révolution sur le bon chemin. Et nous sommes tristes que les militaires aient dispersé les manifestations pacifiques. Nous bénissons les martyrs des deux côtés, civils et militaires. C’est une question de principe. Et nous sommes favorables à la relance du processus politique civil en Égypte. »

Une déclaration de principe réaffirmée le lendemain dans un communiqué par les députés : « Nous condamnons fermement la violence, quelle que soit sa provenance ».

La douzaine d’élus présents ce soir-là, arborant visages graves et brassards noirs en signe de deuil, entame alors la Fatiha (première sourate du Coran) en hommage à « tous les martyrs, sans discrimination ». Un acte symbolique, comme en écho à la « prière de l’absent » prononcée la veille à la mémoire des victimes par le député d’Ennahdha Habib Ellouze, lors d’un rassemblement de protestation devant l’ambassade d’Égypte à Tunis.

Un certain embarras

Mais l’initiative ne semble pas soulever l’enthousiasme de la petite foule – plusieurs dizaines de personnes – du Bardo. Quelques-uns seulement prient avec les députés ; les autres observent un silence respectueux. Nul brassard noir parmi les participants au sit-in. Et si certains font part de leur désolation devant la flambée de violences en Égypte, la plupart ne sont pas pressés de s’exprimer sur le sujet, se contentant de constater la nécessité en termes de communication politique de la déclaration des députés. L’Égypte ne sera de toute façon pas au cœur des discussions entre sit-inneurs durant le reste de la soirée.

« Vous avez bien remarqué qu’il y avait une certaine gêne aujourd’hui… », regrette Imen Bouallegui, une jeune mère de famille présente tous les soirs au Bardo depuis l’assassinat de Mohamed Brahmi, le 25 juillet. « C’est parce qu’Ennahdha instrumentalise les événements en Égypte contre nous », explique-t-elle en faisant référence aux accusations d’Abdellatif Mekki.

Ce qui s’est passé là-bas est horrible. Il faut absolument condamner le massacre. Je suis contre la violence, contre toute forme de violence. Et je suis contre les dictatures, qu’il s’agisse d’une dictature des Frères musulmans ou d’une dictature de l’armée.

Imen Bouallegui s’interrompt régulièrement : « Travail ! Liberté ! Dignité nationale ! ». Une bande de jeunes hommes reprend en chœur le slogan. Mais c’est elle qui crie le plus fort. Imen Gouallegui, son fils d’un an et demi dans les bras, semble infatigable. Elle n’est membre d’aucun parti politique ni d’aucune association, mais aide dès qu’elle le peut à préparer les repas pour les sit-inneurs.

« Il faut qu’on reste unis. Il y a ici quelques extrémistes qui approuvent l’intervention de l’armée contre les Frères musulmans. Mais en fait, on essaie de se modérer entre nous », conclut-elle en souriant.

Tamarrod et le Front populaire pointent la « responsabilité historique » des Frères musulmans

hamma-hammami
Hamma Hammami, Front populaire.

À quelques pas de là, au stand de Tamarrod, le discours est moins spontané. Le mouvement, ouvertement inspiré du « Tamarrod » égyptien, qui a largement contribué à la chute du président Morsi, est conscient d’être une cible facile pour les « pro-légitimité ».

Mais, interrogé sur la position de Tamarrod quant aux derniers événements en Égypte, Assim Ghabri, l’un des fondateurs du mouvement, préfère parler d’Ennahdha. Le jeune homme de 23 ans, originaire de Sidi Bouzid, est intarissable sur les torts du parti islamiste, qu’il accuse d’être responsable de la mort de Chokri Belaïd et de Mohamed Brahmi, d’être derrière les « terroristes » du mont Chaâmbi et de dissimuler des camps d’entraînement djihadistes en Tunisie. Une façon de sous-entendre que, si violence il y a, elle est d’abord du côté des Frères musulmans.

Et Assim Ghabri le déclare ouvertement quand il aborde enfin la question égyptienne :

Les Frères musulmans ont confisqué les révolutions. Cette organisation a montré par le passé qu’elle était sanguinaire. Tout le monde connaît l’histoire des Frères musulmans, qui est aussi celle d’Ennahdha.

« Dans ce contexte, nous disons que ce qui se passe en Égypte n’est pas un coup d’État, mais plutôt le résultat de la volonté du peuple et du travail du mouvement Tamarrod égyptien », poursuit le jeune homme, assumant le lien de filiation entre « révoltés » tunisiens et « révoltés » égyptiens. « Morsi a refusé de négocier, comme le lui avait conseillé l’armée. Il a voulu être le président des Frères musulmans, et non pas le président de tous les Égyptiens. C’est ce qui a fait chuter son gouvernement. »

Mais le co-fondateur de Tamarrod reste prudent : « Je ne veux pas projeter la situation tunisienne sur la situation égyptienne, et inversement », insiste-t-il.

« En tout cas, nous nous félicitons de la deuxième révolution égyptienne obtenue par la volonté du peuple égyptien, et nous demandons la bénédiction de Dieu pour tous les martyrs, des deux côtés. Car nous ne voulons pas de sang », déclare-t-il pour finir.

Même discours du côté du Parti des travailleurs (PT), affilié au Front populaire. Najeh Zidi, professeur de mathématiques, arpente la place du Bardo et tente de vendre pour le compte du parti des exemplaires de l’hebdomadaire « Sawt el-Chaâb » (La voix du peuple). Tout comme Assim Gharbi de Tamarrod, il préfère ne pas s’attarder sur les commentaires de la situation en Égypte, pour se concentrer sur la critique du parti au pouvoir Ennahdha. Mais il estime tout de même que « les Frères musulmans ont une responsabilité historique ».

La bataille des mots

Si ce militant s’exprime « à titre personnel », son opinion est semblable à la ligne officielle du parti, ainsi qu’à celle du Front populaire. Le Parti des travailleurs, dans un communiqué daté du 14 août, fait en effet porter la responsabilité originelle de l’explosion de violences survenue en Égypte aux islamistes. Il condamne toutefois « avec force le massacre des manifestants et le viol de la liberté d’expression et de manifestation », ajoutant que « la poursuite des sit-ins des pro Morsi au Caire […] ne pourrait en aucun cas justifier cette barbarie ».

L’utilisation du mot « massacre » par le parti de Hamma Hammami n’est pas un hasard. C’est en effet un terme fort, qui rappelle le vocabulaire présent dans les communiqués des partis de la Troïka : « massacre » pour Ennahdha, « terrible massacre » pour le CPR. Quant au parti du président de l’ANC, Mustapha Ben Jaâfer, Ettakatol, il parle dans un avis urgent publié le 14 août [ar] d’« événements sanglants » et condamne « l’usage des balles par le pouvoir égyptien contre les manifestations pacifiques »

De son côté, l’opposition tunisienne veut donc éviter à tout prix d’avoir l’air de cautionner la violence et le sort réservé par l’armée égyptienne aux Frères musulmans. Car la bataille politique se joue aussi sur les terrain des mots et des symboles.

Ainsi, le 15 août, Nidaa Tounès « condamne fermement le recours à la violence » [ar], tandis que le parti Al Massar (la Voie démocratique et sociale), membre avec le parti de Béji Caïd Essebsi de l’Union pour la Tunisie, « condamne vivement l’escalade vers la violence » en Égypte dans un communiqué publié dans la soirée du 14 août [ar].

Quant au réseau Doustourna, qui soutient le sit-in du Bardo, il « condamne tous les actes de violence et les crimes contre les manifestants pacifiques qui étaient en sit-in et dénonce toutes les atteintes manifestes aux droits de l’Homme quels qu’en soient les auteurs » (communiqué du 14 août [ar]).

Enfin, la puissante Union générale des travailleurs tunisiens (UGTT), s’est elle fendue d’un communiqué le 15 août après réunion de son bureau exécutif élargi [ar], dans lequel elle « exprime son sentiment de tristesse à l’égard de ceux qui sont tombés le 14 août sur les places des sit-in en Égypte et dénonce la violence d’où qu’elle vienne », rejetant « la violence politique comme moyen de règlement des conflits ».

Tirer la « leçon » des violences en Égypte

199010248
Photo rian.ru

Refus de la violence et faiblesse de l’armée tunisienne en comparaison avec l’armée égyptienne : l’éventualité d’un « scénario à l’égyptienne » ne semble pas encore menacer la Tunisie. Le secrétaire général de l’UGTT Houcine Abassi a d’ailleurs affirmé dans une interview à l’agence de presse Reuters : « Je ne suis pas le Sissi tunisien ». Et l’on a entendu à plusieurs reprises les responsables politiques et syndicaux de tous bords rappeler les différences fondamentales qui existent entre les situations tunisienne et égyptienne.

Mais cela n’empêche pas les adversaires politiques de tirer des « leçons » de la situation égyptienne pour faire valoir leurs revendications.

« Pour éviter le scénario égyptien, les antagonistes politiques en Tunisie sont appelés à renforcer le dialogue, rejeter le discours belliqueux et s’attacher à la légitimité et à la démocratie », a ainsi déclaré le président de la République Moncef Marzouki dès le mercredi 14 août, dans une intervention à l’occasion de l’ouverture de la Conférence annuelle des chefs de missions diplomatiques et consulaires.

Rached Ghannouchi, le chef du parti Ennahdha, est allé encore plus loin le lendemain matin, en déclarant lors d’une conférence de presse :

Les événements d’Égypte serviront de leçon à ceux qui rêvent de voir un Sissi en Tunisie.

À l’inverse, le Front populaire, dans un communiqué du 15 août [ar], appelle quant à lui Ennahdha « à retenir la leçon égyptienne et à accepter la dissolution de l’ANC et la démission du gouvernement », condamnant « les tentatives d’Ennahdha d’instrumentaliser les événements en Égypte pour terroriser le peuple tunisien ».