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Par Cyril Grislain Karray,
Stratège, conseiller, homme d’affaires,

Ainsi donc, après que le peuple (soi-disant légitimement représenté à la Kasbah) a « voulu une Assemblée Constituante », le peuple (maintenant soi-disant légitimement représenté au Bardo) « voudrait un gouvernement d’union nationale » ?

Allons, soyons honnêtes messieurs de la politique, le peuple ne formule jamais ce type de demandes éminemment politiciennes. Si nous écoutons vraiment le fonds du cœur du peuple, il gronde : « le peuple veut que les prix baissent ! », « le peuple veut que les clients reviennent !», « le peuple veut que justice soit faite !», « le peuple veut vivre en paix !», « le peuple veut se sentir en sécurité !», « Le peuple en a marre de toutes vos palabres qui lui coûtent si cher !».
Le peuple veut juste vivre. Bien si possible. Décemment pour le moins.

En effet, de quoi a toujours vécu la Tunisie ? Et de quoi devra, que cela plaise ou non à certains, continuer de vivre la Tunisie ? Ce n’est ni d’aucune exceptionnalité intrinsèque, ni d’une compétitivité remarquable, ni d’une importance majeure dans le monde. La Tunisie n’a rien d’incontournable. Mais elle “valait le coup”. Principalement grâce à son image, d’être, jusqu’à la chute du mur de Berlin, parmi les pays “pas loin, pas cher, pas mal”. Une destination, un fournisseur et un partenaire rassurants. Autant pour de très bonnes que de très mauvaises raisons d’ailleurs. Mais rassurant tout de même.

Et c’est ce “rassurant” qui fait vivre notre tourisme, les deux tiers de nos emplois industriels, la majorité écrasante de nos investissements privés, une grande part de notre agriculture et de notre commerce, nos compagnies aériennes, nos banques, notre monnaie, nos équilibres financiers, … notre Tunisie. Notre Tunisie qui est entrée depuis quelques semaines dans la catégorie des pays qui font peur.

C’est dans ce contexte d’urgences fondamentales que notre opposition qui n’a su ni gagner les élections, ni s’unir après le 23 octobre, qui est même incapable de composer le tiers bloquant de l’Assemblée alors qu’Ennahdha a entre temps gagné quatre élus, reprend sa quête incessante d’une “autre” légitimité pour enfin participer au pouvoir. Et sa partie la plus à gauche, syndicat y compris, ressurgit une fois de plus avec sa demande d’un gouvernement d’union nationale, sous les mêmes slogans de « le peuple veut » qu’elle avait utilisés pour demander la Constituante.

Naïve de toutes les heures, l’opposition se laisse en fait entraîner par la maline Ennahdha dans un gouvernement qui aura peut-être un semblant de soutien national pendant quelques jours. Mais très vite, et alors que pour la perception populaire le bilan de la Troïka est déjà très lourd, ce gouvernement d’union nationale fera face à son inaptitude à relever des défis immenses pour quelque gouvernement que ce soit dans un temps si court.

Au final, en entrant en campagne, tous les partis seront placés au même niveau qu’Ennahdha sur le critère de la compétence gouvernementale, mais lui seront bien inférieurs en matière de machine électorale. En témoigne le raisonnement exactement semblable du CPR et d’Ettakatol dont les autres partis se sont tant moqués. Mais ces deux partis qui ont non seulement fait de bien meilleures preuves électorales, qui ont pu engranger quelques victoires utiles en deux ans que les entrants d’aujourd’hui n’auront pas le temps d’obtenir en quelques mois, n’en ont pas moins perdu la moitié de leurs députés et ne sont plus que l’ombre d’eux-mêmes.

Ce qui semble à l’opposition être une façon séduisante de faire ses preuves devant l’électorat ne sera en fait que l’instrument de son affaiblissement final et de sa dilution dans l’échiquier politique. En réalité, Ennahdha n’a que faire des dizaines de milliers du Bardo et ne fait que leur répondre : chiche ?

Si ces mots d’union, de salut, sont louables, flattent, veulent rassurer, posons-nous les questions suivantes :

Alors qu’enfin, et espérons le pas trop tardivement, un gouvernement post-révolution lance la guerre contre le terrorisme (qu’il a certes largement contribué à laisser croître), alors qu’une équipe entière de nos soldats se fait égorger chez elle, allons-nous donc changer l’exécutif et suspendre le législatif dans les tous premiers mètres de l’assaut ? Du jamais vu, une hérésie dans l’historique des conflits armés, puisque c’est de cela dont il s’agit. Plus encore en cas de guérilla intérieure. Tout terroriste, aussi amateur soit-il, se délecte de ces indicateurs de la fragilité, du doute et de l’attentisme de son ennemi numéro 1 : l’Etat organisé. Et pourtant nous sommes en train de leur servir leur plat favori.

En quoi est-ce que très concrètement l’opposition est mieux qualifiée que la Troïka, et qu’Ennahdha en particulier, pour mener la guerre au terrorisme ?

Tous les gouvernements post-révolution ont tout autant laissé les frontières poreuses aux armes et aux djihadistes. Pire, ils n’en ont que très superficiellement profité pour renforcer notre armée nationale, alors que les menaces par les frontières et l’instabilité régionale grandissaient. Il me semble au contraire que, à la condition majeure que le bureau exécutif d’Ennahdha et en particulier Ali Laarayedh soient sincèrement résolus à cette guerre impérative, ils sont probablement les mieux équipés pour la conduire. Si Ennahdha est de fait un piètre gouvernant, elle n’en est pas moins parmi les moins naïfs de nos politiciens. Elle prend chaque jour un peu plus la mesure du danger que constituent ces attentats pour son futur résultat électoral. Ennahdha n’a pas le choix, elle doit se débarrasser des jihadistes, au risque que ses « enfants » ne deviennent trop embarrassants aux prochaines élections.

Quelles seraient donc ces fameuses “compétences nationales” en sécurité et qui ne sont pas dans l’appareil ? Nida Tounes est probablement le seul des opposants qui aurait dans sa sphère des personnalités aguerries aux enjeux sécuritaires. Mais son leader voudra-t-il réellement se mêler à ce gouvernement d’union nationale mal formé avec le peu de ce qui reste des “autres” de l’opposition ? En fin limier, Beji Caïd Sebsi doit savoir que ceux qui y entreront finiront d’y brûler ce qui leur reste d’ailes, lui laissant le champ encore plus libre.

Quel est donc ce plan d’action de l’opposition, que l’on ne trouve nulle part, pour combattre les terroristes ? Comment pourrait-il être plus précis et plus convaincant que celui du gouvernement qui est aux commandes et dirige les renseignements ?

Comment un gouvernement composé d’anciens trotskystes, d’anciens pan-arabistes, de centristes allergiques aux questions sécuritaires, de libéraux, d’islamistes plus ou moins durs, de laïques et d’autres colorations marquées et antagonistes saura-t-il prendre des décisions rapides et cohérentes ? Comment pourront-ils lutter efficacement contre l’insécurité quand une prise de décision fragmentée laissera toujours une longueur d’avance aux terroristes ? Comment s’assurer du maintien du secret des opérations et de la solidarité autour des graves choix à faire au sein d’un gouvernement en compétition politique ouverte et médiatisée et dont aucun ne semble savoir se retenir ?

Dans le quotidien des salles de la Kasbah, la fameuse union nationale sera surtout une belle confusion gouvernementale. L’histoire politique montre que, comme en chromatique, le mélange de toutes les couleurs ne donne pas du blanc, mais du noir.

Un gouvernement d’union nationale, doux leurre sous forme d’une équipe forcément incohérente et dysfonctionnelle, sans force de frappe, maintenant ? Ce serait une grave erreur. Pire, il augmenterait les brèches dans lesquelles les terroristes aiment s’engouffrer. Or, quand un pays est aussi brutalement et soudainement confronté à la violence, la réponse doit être à la mesure de cette violence, et donc dans les mains d’un exécutif fort.

Messieurs de l’opposition, plutôt que de satisfaire vos frustrations politiques, quelque soit leur justesse, en substituant à un gouvernement certes très peu convaincant, un autre dont il est difficile de se convaincre de sa plus grande efficacité, resserrez vos rangs, prenez des mesures douloureuses en votre sein et concentrez-vous pour devenir capables de gagner des élections !

Dans notre contexte, la feuille de route devrait plutôt être, en restant objectif sur l‘état des forces en présence :

  • Maintenir le gouvernement actuel jusqu’à de prochaines élections législatives, présidentielles et municipales, dont la tenue devrait être annoncée pour juin 2014 au plus tard. Après tout, la Troïka a gagné, qu’elle gouverne et assume donc ses résultats jusqu’au bout. Les 7 millions d’électeurs, souverains, trancheront mieux que quelques dizaines de milliers au Bardo ou à la Kasbah. Un gouvernement qui devrait toutefois être compacté au niveau des deux urgences vitales : la sécurité et l’économie.
  • Que Rached Ghannouchi et Ali Laarayedh s’engagent sans ambiguïté à mener une guerre à outrance contre le terrorisme intérieur, à éradiquer les stocks d’armes ainsi qu’à dissoudre réellement et à juger les LPR. Cet engagement implique l’annonce du plan d’action, de la force des mesures mises en œuvres et de l’engagement à fournir des résultats mensuels conséquents devant l’Assemblée nationale et le peuple.
  • Débloquer un budget spécial et d’urgence visant au renfort des forces armées et de la Brigade anti terroriste.
  • Officialiser le cumul de fait par le Premier ministre Ali Laarayedh de la fonction de ministre de l’Intérieur, pour aussi raccourcir la chaîne de commandement et pour porter devant le peuple et ses futurs électeurs l’intégrale responsabilité tant de la méthode que des résultats sécuritaires.
  • Former un Conseil de sécurité recevant “carte blanche contre le terrorisme” de la part de l’Assemblée nationale. Ce Conseil de sécurité serait présidé par le chef des armées, le président de la République, et inclurait le Premier ministre (cumulant le ministère de l’Intérieur), le chef d’état-major, le chef de la Brigade anti terroriste, le chef des Renseignements, ainsi qu’un juge au dessus de tous soupçons pouvant garantir la légalité et la justesse des actions, ainsi qu’émettre dans la plus grande aisance les mandats nécessaires (ce que le ministre de la Justice ne peut pas faire).
  • Nommer une compétence nationale consensuelle et de grand calibre à la tête d’un grand ministère du Développement économique national, regroupant : Finances, Industrie, Energie, Telecoms, Commerce, Développement et Coopération internationale, Transport et équipement ainsi que Tourisme. En lui accordant les coudées franches pour engager les réformes structurelles de fond, exécuter les arbitrages les plus urgents entre portefeuilles et budgets et redorer le blason de notre discours et de nos actions économiques du point de vue de nos “clients”.
  • En ce qui concerne l’Assemblée constituante, maintenant qu’elle est là et qu’elle n’a certes que trop duré, les souhaits de la voir dissoute viennent objectivement un peu tard et le rapport des forces politiques en présence les rendent tout simplement peu crédibles. Plus encore après la tentative avortée des députés sit-inneurs. En revanche Ennahdha doit faire de sérieuses concessions, à commencer par faire annoncer par Mustapha Ben Jaafar la date de fin de la Constituante pour mars 2014 au plus tard.

    Ensuite, la Constituante doit s’engager à produire dans ces délais une constitution aux standards internationaux, comme la Tunisie le mérite, et qui rassurerait nos partenaires et nos marchés. Les travaux doivent revenir à la Commission du consensus, en y incluant le groupe d’experts et leur projet, ainsi qu’en tenant compte des observations de la Commission de Venise, et de la déclaration commune d’Al Bawsala, d’Amnesty International, de Human Rights Watch et du Carter Center.

    Le reste des attributions de l’Assemblée devrait être réduit à livrer la loi électorale et la création de la nouvelle ISIE. L’Assemblée ne devrait plus avoir à traiter d’aucune autre loi, la législation par décret pouvant s’y substituer jusqu’à la prochaine assemblée élue.

  • Un engagement public des partenaires sociaux pertinents à maintenir le calme social jusqu’à la prochaine campagne électorale.
  • Enfin, la partie forte de l’opposition, à savoir Nida Tounes appuyée par l’Utica, exigera, et Ennahdha l’accordera probablement, un assouplissement de la loi d’immunisation de la révolution. N’en déplaise à nombre d’entre nous, les négociations actuelles portent beaucoup plus sur l’avenir de cette loi que sur qui devrait occuper le ministère de l’Education.

L’intérêt national est dans l’éradication, maintenant et sans dispersion partisane, du terrorisme et de l’insécurité lancinante. Il est aussi dans un ferme redressement économique et dans la finalisation du “transitoire” pour entrer dans la stabilité que les urnes offriront.

Si la Tunisie en arrive à ne plus “valoir le coup”, alors elle deviendra “contournable”. La Tunisie ne peut pas se le permettre. La Tunisie ne le mérite pas.


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