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islamistes-vs-modernistes

Je ne me fais pas d’illusions et ne prétends pas pourvoir regagner par une simple argumentation les fanatiques religieux ancrés, mais peut-être plutôt les sympathisants séduits par de fausses promesses, qui en réalité ne sont qu’à la recherche de plus de justice sociale et croient la trouver réalisée par un parti qui prétend craindre Dieu. Eux peuvent être récupérés, à condition qu’aux paroles se succèdent des actes. Puis il y a les jeunes de la révolution, dont on aurait aimé voir les idées se traduire en un système d’Etat plus juste, et sauver leurs convictions d’une nouvelle philosophie de cohabitation sociale et de liberté, mais qui ont été repoussés et dégoûtés par la culture patriarcale des partis qui ont surgi du sol tunisien comme des champignons au lendemain de l’écroulement des premières briques de la dictature de Zaba le 14 janvier 2011. Pour eux, et pour les persuader de contribuer à la gérance de la Tunisie, je veux tenter de commencer, en guise d’animation du débat, un raisonnement sur les possibilités de réformer la démocratie, de l’adapter à une nouvelle génération lasse de se faire paternaliser par ceux qui se croient en possession de l’ultime vérité alors qu’ils s’accoquinent soit avec le néolibéralisme, qui montre de plus en plus sa figure grotesque et ne profite qu’à une petite oligarchie au détriment des autres, soit avec le communisme, qui a lui aussi fini par servir les intérêts d’une minorité, par animer un capitalisme d’Etat, par étaler un despotisme de conscience et par saper la pratique démocratique, soit avec l’islam politique, qui a attiré le terrorisme, semé la haine, détérioré l’économie et étouffé la soif de s’épanouir. Mais je vais tenter de le faire de sorte d’inclure le raisonnement des « islamistes », pour trouver des mots aptes à surmonter le silence assourdissant qui paraît séparer la Tunisie en deux camps.

Raisons de la déception des adeptes de l’islamisme contre les « modernistes », suivant l’exemple algérien de 1988-89 :

Une décade avant le nouveau millénaire, l’Algérie a connu un séisme politique et idéologique qui a mené le pays dans le gouffre d’une guerre civile qui a coûté la vie à entre 100 000 et 200 000 Algériens. Sans compter les blessés, les familles déchirées, les femmes violées, les traumatisés et les disparus. Leur société, avec sûrement bien plus de véhémence qu’en Tunisie, devait réaliser qu’elle était divisée par un profond fossé en soi-disant modernistes orientés vers l’Occident apparemment areligieux, et traditionalistes orientés vers l’Orient musulman. Pourtant, pour rester correct, c’est l’armée qui à causé le plus grand nombre de morts, et ce ne sont pas les Algériens non-islamistes qui ont eu recours aux armes.

La dictature militaire du Front de libération nationale (FLN) s’était engagée en un combat anticolonialiste et, bien au-delà de l’indépendance, n’a jamais cessé de nourrir la suspicion contre les Français, ses anciens colonisateurs. Par la même occasion, il n’était que trop facile d’entremêler le refus de l’impérialisme aux théories d’Etat émergées des temps des Lumières et des démocraties contemporaines, qui après tout ont connu un réaménagement à la suite de l’expérience du fascisme. Des idées qui auraient pu s’avérer être dangereuses en démasquant la nature autocrate du régime lui-même. Dans les coulisses, pourtant, l’élite politique était impliquée avec des entreprises françaises dans des affaires qui n’avaient pas toujours en vue le bien de la société algérienne. Souvent, il était plus lucratif d’encaisser un gros bakchich sur l’importation de produits européens que d’investir dans le développement d’une industrie génuine. Aussi cette élite aimait à s’adonner aux biens de consommations européens de luxe, voitures, parfums, habits de marque, et elle ne montrait pas la moindre vergogne à s’étaler devant la couche de la population la plus démunie, à se moquer de son sous-développement et à s’exhiber avec arrogance. Les valeurs que cette soi-disant élite algérienne représentait n’avaient vraiment rien à voir du tout avec les idées universelles des droits de l’Homme, qui ne se sont cristallisées dans cette clarté et dans cette globalité qu’à la suite des expériences faites avec les excès de la colonisation et les atrocités gigantesques dépliées au cours de la Deuxième Guerre mondiale.

Loin de m’adonner à un discours communiste de lutte des classes, et sans vouloir reprocher à quiconque de se permettre un petit luxe, ni même qu’il soit de provenance européenne, ce petit luxe devrait pourtant être mérité par son propre travail et non par la corruption sur le dos du peuple, qu’on a abandonné à son propre destin, qu’on a privé d’une éducation scolaire à la hauteur du temps, qu’on a abandonné à vivre dans des bidonvilles, assez souvent sans eau potable, sans infrastructures, sans canalisations, sans dignité, sans perspectives, sans confiance en l’avenir, sans chaleur humaine. En se plaçant leur point de vue, il est tout à fait compréhensible qu’ils détestaient cette soi-disant modernité à l’européenne, qui ne paraissait avoir de but que de les abaisser et de les humilier.

Dans cette détresse inécoutée commençait à se former un mouvement qui se prétendait vouloir faire revivre les valeurs oubliées et négligées de l’islam. Non seulement il parlait de justice sociale, mais il la pratiquait aussi jour et nuit. Ses adhérents se présentaient en frères, en hommes et femmes qui craignent Dieu et tendent la main à leur prochain, qu’ils respectent en dépit de son statut social. Partout ou l’Etat avait échoué et s’était retiré, ils étaient présents et faisaient de leur mieux pour apporter le réconfort là où le désespoir régnait. A plusieurs reprises, l’Algérie connut des tremblements de terre dévastateurs ; et à chaque fois ils étaient les premiers à offrir assistance, alors que les services de secours publics mettaient au moins trois jours pour atteindre le lieu du drame. Pour les étudiants, ils organisaient des cours de rattrapage ; pour les jeunes démunis, ils finançaient un mariage, ou fournissaient au moins un petit travail ; personne n’avait à craindre de devoir dormir le ventre creux. Ce que les bénéficiaires ne remarquaient pas, c’est que l’argent ne provenait pas d’une conception économique couronnée de succès, mais de l’aumône généreuse des pays du Golfe. Une aumône avec laquelle ils cherchaient à réconforter leur conscience, apaiser leurs détracteurs et exporter leur idéologie religieuse qui justifiait l’absolutisme. Non, ils n’avaient vraiment pas pour but de transporter des valeurs éthiques, mais tout au contraire de soumettre les démunis à l’arbitraire des puissants. D’ailleurs, leurs richesses provenaient presque exclusivement de l’extraction du pétrole, qui finira un beau jour par s’épuiser.

En bref, toute idée n’est ni mauvaise parce qu’elle provient de l’Europe, ni bonne du fait qu’elle se prétend être islamique ou vice versa, selon l’angle de considération. L’Europe à enfanté un riche discours philosophique en sciences sociales et en théories d’Etat, qui ne peut pas être négligé si nous cherchons sérieusement à restreindre les abus de pouvoir, si nous voulons promouvoir la justice sociale pour tous sans exception, et si nous voulons progresser économiquement (soit un Etat de droit apte à fournir un climat de confiance encourageant l’investissement). Cela sous-entend bien entendu de tirer les leçons de l’échec du communisme à la Lénine, Staline et Mao Tsé-Tung, tout comme du déraillement du libre marché, ou alors de discerner entre la loi du plus fort propagée par Nietzsche et l’adhésion à de hautes valeurs morales et de justice sociale défendues par Kant. De l’autre côté, il est temps de revoir avec plus de sens de l’honneur, mais de façon critique, notre propre histoire et notre propre tradition, et de commencer enfin à en tirer les bonnes leçons, pour être en mesure de discerner entre populisme et réalité des faits. Notre patrimoine intellectuel et spirituel témoigne d’une grande sensibilité pour un sens évolué de la justice. Nous dédaignons la prétention, l’exploitation du faible, la diffusion de l’arbitraire, la blessure des sentiments d’autrui, les jugements injustes ; nous apprécions la noblesse d’âme, la grandeur d’esprit, la longanimité avec les malfaiteurs, la bienfaisance, la grâce avec les démunis et la patience avec les folies de la jeunesse ; pourtant nous n’avons pas réussi à traduire cet état d’âme en un système social et en une théorie d’Etat. Notre histoire, la lointaine comme la proche, si seulement nous avions le courage de l’affronter sans l’embellir, témoigne de beaucoup d’injustices sociales, de souverains despotiques, d’exploitation des faibles, d’abus sexuel envers les femmes, de corruption, et a trop souvent fait bénéficier les proches aux détriments des éloignés.

Quelles attentes avons-nous envers un Etat :

Ceci dit, nous pouvons fondamentalement être sûrs que les démocrates sincères comme la plupart des simples adhérents du fondamentalisme islamique attendent d’un Etat qu’il leur fournisse la justice, qu’il garantisse la sécurité et un ordre qui garantisse l’interaction harmonieuse entre les membres d’une société — bien que pour les premiers la notion d’ordre se veut minimale, alors que pour les seconds elle se veut plutôt maximale —, et qu’il anime l’économie en fournissant une base constructive sur laquelle elle peut évoluer sainement (pourtant, sur ce point, il faut faire la différence entre le néolibéralisme, qui exprime un capitalisme non jugulé, et un libre marché social, qui se rapproche même de la tradition théorique de l’économie islamique). La différence, finalement, consiste surtout dans le fait que l’interprétation qu’ont les démocrates de la liberté est en générale nettement plus large que celle des fondamentalistes, qui se sentent plus à l’aise en s’orientant vers de soi-disant vérités religieuses, qui sont dans la majorité des cas le résultat d’interprétations humaines et de traditions caduques. Reste à mentionner que les leaders des uns comme des autres poursuivent en premier lieu leurs propres intérêts, qui divergent la plupart du temps des aspirations plus honnêtes, plus intéressées à l’enjeu, de leurs adeptes.

Mais une autre différence est élémentaire, moins dans le but poursuivi que dans la méthode pour vouloir réaliser cette utopie sociale. Le défenseur de l’idée du retour de l’islam dans le politique succombe à l’estimation qu’il suffit qu’un fonctionnaire ou un homme d’Etat soit pieux et craigne Dieu pour qu’il s’abstienne d’abuser du pouvoir, de détourner le bien public, de succomber à l’arbitraire, de s’impliquer dans des affaires de corruption, etc. Mais ce qu’il ne prend pas en considération, c’est qu’une personne peut prétendre craindre Dieu mais poursuivre des fins illégitimes. En fait, son désir de civiliser l’État est sur ce point exactement le même que celui du démocrate ; sauf que ce dernier à trouvé une solution plus réaliste pour obliger, en tout cas bien plus que sous une dictature, le serviteur du peuple à se tenir à la tâche pour laquelle il a été transféré dans sa fonction. La démocratie, dans ce sens, fournit tout un amas d’outils pour le conduire à agir pour le bien de la communauté.

Pour autant, il ne serait pas le moins du monde approprié d’estimer que les démocraties telles qu’on les retrouve en Occident sont parvenues à réaliser la perfection. Loin de là, et loin de le prétendre ; la démocratie n’est pas un monolithe, et devrait théoriquement être sans cesse exposée au renouvellement et à l’adaptation, conformément aux leçons tirées des nouvelles expériences qu’une société est parvenue à faire. Et, en effet, un nombre non négligeable de facettes qui sont dénoncées par les adeptes du fondamentalisme religieux ont leur justification, et se trouvent assez souvent exposées à la même critique par des démocrates purs et durs, et sont aussi bien contestées par les jeunes révolutionnaires. Ce sont plutôt les remèdes proposés par les premiers qui sont problématiques.

« Les partis détruisent l’unité de la nation » :

Un aspect souvent exposé à la critique est l’importance disproportionnée accordée aux travail politique. Les « islamistes » reprochent au multipartisme de détériorer l’unité de la communauté, affirment que les politiciens ne sont qu’en quête de voix, que la qualité est sacrifiée au profit de la quantité, que les sujets d’importance ne sont pas abordés par peur de perdre les prochaines élections, et que de bonnes idées sont rejetées seulement parce que l’opposition les a proposées. Et bien cette critique est absolument légitime et correcte, et elle le devient de plus en plus à mesure que les énormes discrépances d’inégalités intellectuelles et matérielles s’aplanissent dans une société moderne. Il y a environ cent ans en arrière, lorsque les visions sociales divergeaient entre communisme, libéralisme économique et conservatisme, la confrontation parlementaire représentait une évolution par rapport à la confrontation sur le champ de bataille. De plus, on se promettait dans la concurrence entre forces opposées d’établir un contrepoids important au parti au pouvoir ; car la soif chez les concurrents de vouloir se surpasser émane certes d’un motif bas, mais présente une bonne force motrice pour contraindre le pouvoir à se contenir et à ne pas dépasser les limites qui lui ont été accordées. Assez souvent, le rassemblement dans un parti unique a été présenté comme le remède ultime aux déchirements et à l’affairisme politique ; malheureusement, bien que cela paraisse être idéal, partout où des partis uniques ont été proclamés, la dictature s’en est vite emparée, ce qui a compliqué le besoin de se passer de cette institution. Mais est-ce pour autant une raison de croiser les bras ?

La Suisse donne un bon exemple de démocratie directe, où le rôle des partis est marginal par rapport au rôle qu’ils occupent dans les autre pays de l’Ouest. Les représentants de l’Etat ne sont pas des personnalités charismatiques, mais se comprennent comme des fonctionnaires au service du peuple, qui sont échangés à la suite d’une très courte période. Et les questions d’intérêt général sont décidées par référendum. Loin d’être un expert en ce système, j’ai l’impression qu’il serait intéressant de lui accorder un peu d’intérêt et de s’en inspirer dans le cadre des spécificités tunisiennes.

En tout cas, au niveau des partis et en principe au niveau de toute institution et organisation, et même au niveau de la gérance religieuse du pays, une vraie initiative de démocratisation interne doit faire son entrée et régler le processus de prise de décision, pour en finir une fois pour toute avec un système autoritaire et patriarcal.

Le système électoral devrait être conçu de manière à ne pas favoriser les partis politiques et à éviter que les voix accordées aux indépendants soient, dans le cas où ceux-ci n’obtiennent pas la quantité de voix nécessaires pour entrer au parlement, transférées aux profit d’un parti majoritaire.

Évidemment, pour amortir des prises de décision qui ont pour base le populisme, l’ingratitude précipitée, de mauvaises traditions, des préjudices envers les minorités, la désinformation ou l’intérêt personnel, il est indispensable de prendre des précautions, dont l’une est de rédiger une constitution qui assume la fonction de contrat social ayant non seulement pour but d’établir un modus vivendi entre les différents courants du pays, mais aussi de fixer les limites de la législation pour éviter une dictature de la majorité ; car l’injustice ne devient pas plus juste du fait qu’une majorité l’aie prononcée et qu’elle soit élevée au rang de loi. Comme Montesquieu l’avait prévenu, il n’y a pas de pire tyrannie que celle qui est établie à l’ombre des lois et au nom d’une soi-disant justice.

« La qualité est sacrifiée en faveur de la quantité »

Il est juste également que la quantité ne doit pas l’emporter sur la qualité. Ce ne sont pas du tout uniquement les islamistes qui émettent ce reproche, bien que ceux-ci avancent plutôt l’aspect moral. À mon avis, n’importe quelle décision, qu’elle soit de petite ou a fortiori de grande portée, ne devrait pas être abandonnée à des états d’esprits arbitraires ou nourrie idéologiquement, mais prise en incluant l’expertise scientifique et le témoignage des différents concernés dans le processus de décision. Si le problème à résoudre ou le projet à adopter comporte une dimension éthique, il est absolument légitime de s’informer de la position des différents philosophes et des différents hommes de religion. Reste à s’assurer que ce processus soit transparent, et que les experts invités à étaler leurs vues ne soient pas choisis selon leurs positions ou payés pour tordre le résultat. Comme d’habitude dans le processus de gain de connaissances, tous les points de vue doivent être rassemblés et exposés publiquement à la considération pour pouvoir peser le pour et le contre, et finalement aboutir à une décision par référendum. Une procédure, bien entendu, qui doit déjà commencer au niveau communal si les concernés se réduisent par exemple à une commune, ou si la commune est une parmi plusieurs concernées.

Si vraiment on veut avoir recours au terme de “choura”, il trouverait ici sa meilleure correspondance. Les islamistes ont pris l’habitude d’appeler le parlement “majlis ach-choura”, ce qui n’est pas adéquat, car les députés ne sont pas que des conseillers, mais ils sont munis du pouvoir de ratifier ou de repousser des propositions de lois, alors que le principe de la choura consistait à conseiller le calife, qui ne se sentait pas du tout engagé à suivre ce conseil. En quelque sorte, le parlement (pouvoir législatif) et le gouvernement qui en émane (pouvoir exécutif), avec le pouvoir judiciaire, représentent ensemble l’extension du calife, car un plus grand nombre de personnes et d’institutions est estimé commettre moins de fautes qu’une seule dans le processus de prise de décision, surtout parce qu’il inclut une plus grande gamme de positions opposées.

A suivre