« Libre de tout vivre », disait le slogan de l’ONTT. « Y compris le scénario égyptien », serait-on tenté d’ajouter. A Tunis cette semaine, l’accélération des événements et l’émulation avec Le Caire sont telles que de nombreux médias se sont emmêlés les pinceaux entre les places : la Kasbah est prise pour Rabia al Adawiyya et le Bardo est confondu avec la place Tahrir. Entre Nidaa Tounes, qui y voit une occasion en or d’en découdre, et Ennahdha qui joue son va-tout, une certaine jeunesse, idéaliste, tente de tirer son épingle du jeu politicien de la bipolarisation.

Mise à jour : Ce dimanche a été marqué dans les premières heures de la matinée par une fusillade meurtrière à al Ouardia entre la BAT et un groupe de terroristes présumés. La guerre contre le terrorisme prend des allures de guérilla urbaine.

L’impossible tentation anarchiste

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Telle une réponse on ne peut plus claire à la perverse récupération politique du mouvement initié au Bardo, le « A » encerclé, emblème de l’anarchisme, s’affiche de plus en plus fréquemment sur les murs qui longent l’esplanade.

Le désir de ne pas se mélanger avec d’autres composantes du sit-in est parfois formulé sans détour : « Nous préférons arriver tard dans la nuit, une fois que la bourgeoisie et les adeptes des photos mondaines sont partis », confie un des leaders anar’.

Comment exister en marge de la machine politico-financière des partis ? Une poignée de jeunes activistes osent le « ni Ennahdha, ni Nidaa » vendredi, en scandant : « Ennahdha et Nidaa sont les ennemis des martyrs ». Ils restent cependant très minoritaires sur cette ligne réellement subversive.

C’est une réaction à la nuit précédente, qui avait atteint des sommets en termes de mainmise Nidaa. Contrairement à la coloration plutôt à gauche de la nuit du 2 août, jeudi ce sont quelques thèmes favoris de la droite qui étaient au menu sur une scène assez BCBG : sécurité, vocabulaire militariste, et chants patriotiques que l’on n’avait plus entendus depuis l’ancien régime.

Mais l’idée anarchiste fait son chemin. Presque instinctivement, une partie de la génération révolutionnaire réalise que les représentants de la politique de métier ne défendent en rien ses intérêts. Lorsque l’opposition surfe sur « l’échec » du gouvernement, elle n’évoque d’ailleurs que rarement le volet social.

La devise radicale de cette jeunesse lui vaut même d’être agressée au Bardo. L’émoi provoqué par le drame des soldats égorgés de Chaambi lundi laisse peu de place à une troisième voie entre le sécuritarisme et l’intégrisme.

Si dans cette bataille des droites, les anarchistes, dépassés par l’ampleur des manifs, ne pourront empêcher le vol de « leur » bébé, le rejet de la classe politique dans son ensemble auprès de franges de plus en plus larges augure d’un avenir plus radieux pour les « ni dieu ni maître ».

Vers un Imbroglio institutionnel

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Hors anarchistes peu rompus au pragmatisme, l’une des forces d’Ennahdha réside probablement dans son aptitude à faire renoncer ses adversaires à leurs fondamentaux.

Samedi 3 août, pour l’anniversaire de Bourguiba, Nidaa Tounes s’offre l’extrême gauche. Prélude à cette alliance que l’on suppose de circonstance, Béji Caïd Essebsi reçoit Hamma hammami dès mardi.

Qui l’eût cru ? La presse reçoit deux jours plus tard une convocation commune du Front populaire et de Nidaa Tounes dans le luxueux siège de ce dernier aux Berges du Lac. Fini les « pour qui nous prenez-vous » de Hammami il y a quelques mois.

C’est Taieb Baccouche qui lit le communiqué final émanant de cette réunion de travail comptant une unique femme. Pas de concessions à l’hospitalité donc, même s’ils sont plusieurs chefs de la gauche à être présents, dont Mohamed Kilani, Zied Lakhdhar et Jilani Hammami.

Le texte n’y va pas par quatre chemins : en plus de la démission du gouvernement, il exige la dissolution de l’Assemblée constituante, « prérequis au sauvetage de la Tunisie ». Or, problème, l’incontournable UGTT venait de renoncer à cette demande qui ne fait pas l’unanimité en son sein.

La centrale syndicale s’en explique en évoquant une question de crédibilité : « l’UGTT est une force qui fait ce qu’elle dit », souligne son trésorier, qui ajoute qu’ « une fois formulée, cette revendication de la dissolution de l’assemblée devra être exécutée par la force, ce qui ne nous semble pas opportun en l’occurrence ».

Sans le concours de l’UGTT et avec Ennahdha qui ne semble pas céder d’un iota sur sa dernière source de pouvoir dans l’exécutif qu’est le palais de la Kasbah, tous les ingrédients d’un blocage sont au rendez-vous.

Nous devrions y voir plus clair concernant les rapports de force mardi 6 août : dans sa fuite en avant, le bureau de l’ANC, amputé de la moitié de ses 10 membres partis rejoindre le sit-in, a convoqué samedi une assemblée générale, la première depuis le meurtre de Brahmi.

Indignation immédiate des élus grévistes qui dénoncent une décision illégale, le quorum faisant de surcroît virtuellement défaut. Ce sera une journée test tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’assemblée : via Mongi Rahoui, l’opposition promet un rassemblement monstre dès la matinée pour les six mois de deuil de Chokri Belaïd.

La course à l’attroupement

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Loin de relativiser le meurtre de Chokri, la poursuite des assassinats politiques s’avère être une machine à créer des mythes : la veuve de Mohamed Brahmi, nouvelle révélation, a galvanisé les « mayadin » à Sidi Bouzid et au Bardo tout au long de la semaine : « Balayez-les ! Balayez les milices des Frères musulmans ! », harangue-t-elle la foule, tout en inhibant sa douleur.

Moins authentique, la volonté d’un moins bon tribun, celle de Mohsen Marzouk, de doter les siens du monopole du drapeau national. Au Bardo c’est un autre populisme qui est à l’œuvre lorsque la politique est réduite à sa forme la plus simpliste : « Si vous aimez la Tunisie, c’est ici que ça se passe. Si vous n’aimez pas la Tunisie, vous pouvez rejoindre le sit-in de ceux qui lèvent d’autres drapeaux », explique pédagogiquement le dirigeant de Nidaa Tounes.

Le même soir, un imam avait conduit la prière de l’absent, côté opposition, histoire, dit-on, de ne laisser à personne le monopole de la religion.

A ce jeu du détournement des symboles, chacun tente de s’accaparer les rituels de l’autre. Samedi, le transfert vers la Kasbah du sit-in « pro légitimité », à grand renfort de logistique titanesque, est en lui-même une tentative de réactiver la symbolique des lieux : sorte de renaissance du match Qobba d’el Menzah VS la Kasbah du peuple.

Il n’y avait pas de rassemblements des pro Ennahdha samedi soir dans les régions. Et pour cause : par dizaines de milliers, ils sont transportés vers la capitale pour la « manif du million ». Il en va de la capacité d’Ennahdha a négocier, demain, fort d’un appui populaire massif.

Lorsque Rached Ghannouchi entre en scène en maître de cérémonie, sa première injonction surprend : « Ce sera là ma seule requête, je vous demande de ne brandir sur cette place que le drapeau national ». Le message est clair : nous sommes aussi capables de verser dans le registre du nationalisme, même si quelques bannières noires traînent encore çà et là.

Dans son élan triomphaliste, Ghannouchi renouera même avec le costume du « pape » : il compare la mobilisation record de la Kasbah à « la conquête de la Mecque par le Prophète ». « La révolution est pacifique, c’est aussi une révolution islamique », conclut-il.

Quoi qu’il en soit, preuve que la révolution reste inachevée, la Tunisie n’en a pas fini avec les manifs de plébiscite du pouvoir.