Les articles publiés dans cette rubrique ne reflètent pas nécessairement les opinions de Nawaat.

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En Egypte et en Tunisie, les événements politiques se succèdent avec une logique implacable : éviction des anciens despotes balayés par les révoltes populaires et pacifiques, ouverture d’un processus de démocratisation, victoires électorales assez logiques des islamistes (qui étaient alors les seuls à avoir une base sociale et donc électorale), contestation du scrutin et des institutions démocratiques nouvellement formées par une opposition qui se targue d’être démocrate (alors qu’elle a parfois boycotté le processus électoral en Egypte ou qu’elle a recueilli des scores confinant à l’infinitésimal en Tunisie), puis mise en place d’une politique du pire pour bloquer coûte que coûte le travail de l’exécutif.

Après les grèves tous azimuts, les manifestations trop bien organisées pour être spontanées, les appels à la reprise en main sécuritaire par plusieurs dirigeants de l’opposition, l’absence curieuse des services de sécurité dans les rues, laissant libre court à la criminalité, les pénuries soudaines d’essence, de sucre et de lait, les coupures d’eau et d’électricité, le peuple s’est retrouvé suffisamment remonté pour qu’il réclame, en toute logique, le retour de l’ordre, des denrées alimentaires, de la sécurité et de l’emploi.

Le cadre est placé pour faire bégayer l’histoire et préparer le retour de ces anciens régimes qui ne sont jamais partis des administrations, des ministères et de tous ces appareils de maillage du territoire : coup d’Etat en Egypte, assassinats de Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi en Tunisie qui ont fait chuter un gouvernement et sont prêts à en faire chuter un second, comme autant de tentatives de déstabilisations bien minutées.

Cette politique de l’opposition par la nuisance n’exempte aucunement la médiocrité de la gestion gouvernementale, aussi bien d’Ennahdha en Tunisie que des Frères Musulmans en Egypte, mais elle en nuance fortement le bilan négatif. Pour autant, l’analyse fine et rationnelle des évènements, mais surtout de leur enchaînement par trop logique et des bénéficiaires objectifs de chaque étape franchie, dresse clairement le tableau d’une orchestration de la situation avec un agenda précis : la restauration de l’ancien régime.

Deux éléments me paraissent ici particulièrement remarquables et signifiants au point qu’ils auront une incidence historique dans l’environnement politique du monde arabo-musulman :

1/ L’échec (provisoire ?) de la banalisation de l’islam politique dans la démocratie :

L’un des principaux défis des printemps arabes, à côté de la libéralisation du champ politique et de la démocratisation, est la banalisation définitive de l’islam politique dans le jeu démocratique. En effet, à côté d’un islam politique libéral qui a choisi la voie de la conquête par les urnes (en Egypte et en Tunisie mais aussi au Maroc, en Mauritanie, en Jordanie, en Turquie et ailleurs), il existe un islam politique radical qui n’hésite pas à recourir à la violence et qui refuse la démocratie en prétextant que le jeu est vicié à l’avance et que jamais un tel système n’acceptera un engagement politique fondé sur les valeurs de l’Islam.

Si ce schéma n’a rien de singulier (il correspond simplement au clivage entre radicaux et réformateurs observé dans toutes les idéologies politiques), sa configuration a un impact majeur dans les relations internationales, à une échelle régionale sinon au niveau mondial : la « guerre contre le terrorisme » a réduit la politique étrangère américaine, et par extension occidentale, à moduler ses relations avec l’aire arabo-islamique sur un concept simpliste et à géométrie variable, avec pour conséquence de provoquer plus d’un million de victimes en Irak, de bloquer la libération de la Palestine, noyée sous le flot de la colonisation de l’allié israélien, et de maintenir au pouvoir des despotes au seul prétexte que ceux-ci sont capables de se créditer comme rempart contre le terrorisme islamiste (entre autres, sursis à Ben Ali et retour de Khadhafi comme acteur respectable sur la scène internationale, mais assassinat de Saddam Hussein et Yasser Arafat).

De plus, ce schéma donne raison, a posteriori, à l’aile radicale de l’islam politique, dont l’endiguement est actuellement très fortement compromis. Les responsables des événements actuels ou les alliés objectifs qui les ont encouragés, en conscience ou comme idiots utiles, font gravement capoter le défi de la banalisation de l’islam politique comme parti conservateur, et par la même occasion la neutralisation de sa branche radicale, violente et nihiliste.

2/ L’alliance subjective entre les oppositions dites démocrates et les forces sécuritaires :

Ceux que les médias occidentaux appellent « laïcs » et « démocrates » (moins par caractère ontologique que par le simple prétexte que ceux-ci se constituent en opposition à des majorités essentiellement trustés par des partis islamistes) sont aussi ceux qui s’acharnent à vouloir briser tout processus électoral et démocratique. Pour dépassionner cette question, donnons-leur immédiatement raison sur un point en reconnaissant que les urnes donnent une légitimité légale mais que la rue peut faire planer une obligation morale. Le problème ne se situe pas à ce niveau mais plutôt dans le précédent qu’il créé comme politique de l’applaudimètre sur les places publiques : faire chuter un gouvernement qui échoue au mépris des échéances électorales fait aujourd’hui leur jeu mais pourrait, demain, causer leurs déboires avec tout le cortège d’instabilité que cela suppose et le recours incontournable à ce fameux homme fort qui réglerait tous nos problèmes. C’est le vrai péché de ce camp politique : celui de faire le jeu, à plus ou moins long terme, d’une gouvernance sécuritaire soit, pour nous tous, le retour des anciens régimes.

Démunis d’ancrage populaire et de base sociale, il semble que ce camp politique sans dénominateur commun (sinon l’opposition primaire à l’islam politique) se soit résolu à une alliance avec les militaires et les forces de l’ancien régime. On pourra se tourner vers le démarchage du Front populaire en Tunisie, par la personne de Hamma Hammami, pour faire signer un appel appelant à liquider la seule assemblée élue démocratiquement dans l’histoire du pays (en direction d’un vivier aussi varié que l’homologue du MEDEF, la vitrine légale de l’ancien régime, et le premier syndicat du pays, l’UGTT).

Vers un bouleversement durable des valeurs ?

Ces deux caractéristiques fortes des événements actuels (échec de la banalisation de l’islam politique en faveur de sa branche radicale, et alliance entre l’opposition aux régimes islamistes avec les forces armées) vont bouleverser durablement les valeurs politiques de toute une génération :

– ceux qui critiquaient les mouvements islamistes pour leur défaut d’engagement envers les droits de l’homme et la démocratie sont les mêmes que ceux qui se sont faits les alliés du recours sécuritaire et des anciens régimes ;

– ceux qui s’étaient engagés pour tracer une voie apaisée entre islam politique et démocratie sont « challengés » a posteriori par les courants radicaux.

Dans l’espace de perception des valeurs, c’est un grave recul de la démocratie et des droits de l’homme, usés par tant de trahisons morales de la part de celles et ceux qui prétendaient les défendre, et qui provoquent l’incrédulité de ceux qui ont subi la répression des régimes sécuritaires.
Et pourtant, il n’y pas d’autre voie possible. Soit on se contente de ce triste tableau et à l’impasse à laquelle il mène (le retour à une confrontation dure entre l’islam radical et la « gauche » sécuritaire), soit l’on prend chacune et chacun nos responsabilités pour y remédier et surmonter cette situation, en reprenant en main ces deux défis majeurs : démocratisation et banalisation.

Il reste peu de temps, mais le fenêtre de tir existe encore, du moins en Tunisie : respect des institutions légitimement élues, délais fixes pour les prochaines élections, mise en marche de l’ISIE, dont les membres ont déjà été nommés avec une feuille de route balisée et signée par tous les partis représentés au parlement, transparence du ministère de l’Intérieur (y compris en révélant les noms des dirigeants impliqués aux côtés de Ben Ali au-delà de ce que leur obligation de service leur demande et en donnant des décisions claires à leur égard), etc. Bref, les idées pour conserver les institutions ne manquent pas, sont identifiées de longue date et relèvent plus de la volonté collective que de l’innovation politique.

Quant à l’idée de dissoudre l’assemblée nationale constituante tunisienne, elle est tout simplement sans objet, dans la mesure où cette assemblée a un pouvoir législatif (par ailleurs restreint puisque elle a pour seul mandat la rédaction de la constitution), et ne peut donc pas être tenue responsable de ce qui est de l’ordre du pouvoir exécutif.

La bonne question est donc à poser au niveau du gouvernement et de sa formation. Un bon compromis, considérant que la rédaction de la constitution est quasiment aboutie, serait de procéder à un remaniement complet du gouvernement tout en maintenant l’ANC, avec un délai pour faire voter le texte définitif de la constitution. Dès lors qu’un tel texte est soumis à vote et débat, donc qu’il est finalisé, l’assemblée n’a plus lieu d’être et cela justifie donc la fin du gouvernement. Nous aurions donc un gouvernement d’union nationale ou de technocrates (avec toute la méfiance qui vaut pour ce terme en Tunisie tant elle se trouve trop souvent le faux-nez du RCD) en charge d’organiser les élections.

A cela, il serait intéressant d’ajouter une charte de valeurs minimales sur lesquels s’engagent les partis qui ont l’ambition d’être représentés au gouvernement ou au parlement, dans la majorité ou dans l’opposition, avec un principe : dans le jeu politique, toutes les parties sont possibles sous réserve de respecter les droits de l’homme, la démocratie (celle des urnes, celle de l’alternance, celle du pluripartisme, celle de la variété des médias), les institutions, les valeurs historiques du peuple tunisien et l’engagement de ne jamais faire appel aux forces sécuritaires pour régler des controverses politiques. Elle pourrait être marquée symboliquement par la prononciation d’un serment dès l’élection.

C’est en tout cas une des voies possibles pour réconcilier les vrais démocrates, qu’ils viennent de l’islam politique ou de la gauche laïque.
Bien entendu, à l’inverse, renverser l’assemblée nationale constituante ne serait qu’une manière de donner raison aux semeurs de haine et de  valider leur agenda : celui de diriger la Tunisie vers le chaos.